Petite digression parabolique

Il en est des savoirs comme de la cuisine gastronomique. Il y a les ingrédients qui font évidence, ceux que l’on peut deviner pour peu que l’on ait quelque expérience et tous ceux qui, au gré de la fantaisie de la cuisinière, font que le plat est ce qu’il est et qui seraient irremplaçables, épices ou aromates, qui feront surtout la différence entre ceux, aussi fidèles à la recette soient-ils, qui le confectionneront.
La cuisine n’est jamais la même selon qui la fait, selon également le désir de partager, selon l’indifférence ou l’amour qui préside aux délicieux mélanges, selon la curiosité, l’audace, la créativité et l’imagination qui permettent l¹improvisation sans oublier pour autant les savoirs de base incontournables. Souvenons-nous des délicieux plats de nos grands-mères que l’on n’arrive jamais vraiment à reproduire... L’alchimie gustative ne souffre guère les excès, trop salé ou trop épicé et le plat est gâché, erreur de mélange et l’on passe du délice au supplice, d’autant qu’il n’est pas recommandé de dire son dégoût à son hôte...
Ainsi, il y a le texte et l’intelligence du texte, l’intertexte, le paratexte, l’hypertexte et je ne parle pas du prétexte... l’entre les lignes, le non dit et l’insu qui tous participent du et au savoir sans forcément qu’on en fasse état.
Aussi :
Il y a ce qu’on sait sans le savoir
et dont pourtant on se sert
il y a ce qu’on croit savoir
sans l’avoir encore éprouvé
il y a ce qu’on sait qu’on ignore
ce qu’on ne veut pas savoir
il y a tout ce qu’on devine
mais qu’on n’ose s’avouer,
ce qu’on croit que les autres savent
et qu’ils croient que nous savons
il y a ce qu’on pourrait savoir
à condition de le vouloir
ce qu’on préfère taire
bien que le sachant...
Il y a aussi ce qu’on appelle
le savoir-faire
à ne pas confondre avec
le faire savoir
Ni le savoir être avec le faire
ou encore
le savoir-faire avec le savoir.
Un savoir peut en cacher un autre, en gâcher d’autres également, en venant inscrire son évidence dans les creux du doute. Il y a tant et tant de formes possibles d’expression du savoir que la tête me tourne à tenter de les énoncer. Il reste cependant à comprendre comment elles se conjuguent avec le faire valoir qui mène si facilement au pouvoir. On a parfois bien du mal à imaginer comment se distribue le pouvoir qui régimente ces savoirs, qui les plie les contreplie afin de les classer, de les organiser de les condamner à la réclusion dans des disciplines où ils s’ennuient parfois à mourir ! La rétention du savoir par quelqu’un ou un groupe est la manière la plus sûre de maintenir les autres dans l’ignorance et par conséquent de s’assurer une supériorité sur eux. De nombreuses stratégies permettent cette rétention, qu’il s’agisse des jargons dont abusent les sciences en général et la médecine en particulier, ou des manipulations dont usent les petits chefs dont chacun a pu subir les abus de pouvoir.
La hiérarchisation des savoirs est une façon d’organiser le pouvoir entre les disciplines et ceux qui s’en réclament, privilégiant ce qui se voit, se compte et se prouve et reléguant du même coup dans l’ombre ce qui se sent, ce qui s’invente, ce qui fait lien. On pourrait dire que la légitimité qu’on accorde au savoir est proportionnelle à la proximité dans laquelle il se trouve avec la raison dominante. Entre subjectivité refoulée et objectivité rêvée, une grande partie de ces petits riens qui participent pourtant au savoir passent à la trappe. Entre croyances, savoir-faire avec (et sans) ce que l’on sait ou ce que l’on sent et légitimité, on imagine aisément combien de bébés furent, et sont encore, jetés avec l¹’au du bain. La science a ainsi appuyé sa hiérarchie contre l’obscurantisme (ou traité comme tel) et sur la preuve et a ainsi hiérarchisé les connaissances avec une frilosité et une constance qui confinent à l’enfermement. Ce qu’Isabelle Stengers appelle « les boites noires » vient confirmer le manque d’ouverture d’une science à l’autre, le peu de reconnaissance des « chapelles » entre elles, la difficulté de faire entrer d’autres raisonnements, d’autres logiques dans le saint des saints du savoir : l’université. Savoir vient du latin sapere, saveur, avoir du goût, du discernement, être intelligent. La saveur implique un jugement du sujet qui goûte. Comment alors expliquer cette descente du savoir dans les caves de la désincarnation scientifique, cette ascèse forcée qui semble tétaniser les candidats au savoir ?
A trop vouloir tutoyer l’universel, lisser les résultats, on a feint d’ignorer tout ce qui pouvait faire sens dans le particulier, le singulier, qui donne à son tour sens aux constructions humaines collectives. N’oublions surtout pas l’universel, le meilleur, le plus grand, l’inqualifiable et cependant partagé par le plus grand nombre, celui qui fait encore rêver le curieux... le non savoir. C’est lui qui préside et succède à la connaissance, qui lui fait la nique, la nargue, la terrasse, tellement habile à rebondir, à resurgir du su, celui qui permet que se creusent et se dessinent les chemins escarpés de la connaissance, frère aîné du doute, le premier et le dernier en toute épreuve, jamais bien loin des illusions de ceux qui croient savoir. C’est lui le dynamiteur, le grand organiste de nos apprentissages, lui encore qui nous condamne à remplir à jamais le tonneau des danaïdes. Il est l’ombre de la lumière, l’envers de l’endroit, aussi prompt à s’installer au bord de nos certitudes que celles-ci auront été imprudemment énoncées. Cet empêcheur de conclure aura toujours le dernier mot. Si on ne peut obliger quiconque à savoir, il n’est pas interdit de lui faire savoir que c’est possible...

par Anne Perraut Soliveres, Pratiques N°18, juillet 2002

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