Claire Gekiere
Psychiatre de secteur
Le Syndicat de la Psychiatrie, puis l’Union Syndicale de la Psychiatrie, a toujours milité contre les lois d’exception en psychiatrie, et pour une psychiatrie désaliéniste et communautaire, ne réduisant pas la folie à une maladie du cerveau.
À la mémoire de Claude Louzoun
Dans ma vie professionnelle, trente ans de psychiatrie publique, j’ai interné plusieurs centaines de personnes, les privant de leur liberté d’aller et venir au nom de leur « trouble mental » ou du maintien de « l’ordre public ».
Et ce sous l’empire de trois lois successives (1838, 1990, et 2011 modifiée 2013), passant des hospitalisations sous contrainte aux soins sans consentement.
Les internements restent le noyau dur de la pratique en psychiatrie publique adulte, même si les hospitalisations libres sont devenues largement majoritaires, dans un contexte qui a beaucoup changé en quarante ans :
– Suppression de 30 000 lits en psychiatrie, réduisant la masse asilaire, et améliorant notablement les conditions matérielles d’hospitalisation.
– Développement, et maintenant déclin, des structures dites extra-hospitalières : centres médico-psychologiques, hôpitaux de jour, centres d’accueil thérapeutique à temps partiel, centres de crise, appartements thérapeutiques...
– Idéologiquement, passage de la psychiatrie à la santé mentale, ce qui a produit un public élargi et des prises en charge diversifiées : invention de l’addictologie (née d’une fusion-acquisition sur les toxicomanies et l’alcoolisme, dont les parts de marché continuent à croître, avec le concept vague mais porteur des « addictions sans objet ») ; extension du psychotraumatisme ; succès des troubles bipolaires après celui de l’anxio-dépression, avec percée chez les enfants ; avènement des spectres, dans l’autisme et la schizophrénie.
– Politiquement, réintégration de la formation des psychiatres (1982, suppression de l’internat des hôpitaux psychiatriques), puis de celle des infirmiers de secteur psychiatrique une décennie plus tard, dans les mêmes filières que les spécialités médicales, ce qui a accéléré la remédicalisation de la discipline.
Pour le noyau dur des internements, qui continue à produire plusieurs milliers de mesures par an, des choses ont changé et d’autres non.
Ce qui n’a pas changé :
– On interne toujours dans le service public, même s’il est devenu légalement possible d’interner dans le privé lucratif, depuis la dernière loi hospitalière, mais cela n’a pas fait recette.
– On interne toujours beaucoup, de façon disparate, avec des taux variables d’un département à l’autre, en rapport avec les pratiques et l’organisation des soins et pas avec la morbidité psychiatrique, pour des comportements dérangeants, et en utilisant la forme légale la plus expéditive. Ainsi, l’actuelle mesure de soins sans consentement dite « en péril imminent », qui ne nécessite qu’un certificat médical et qui devait rester exceptionnelle, peut représenter jusqu’à 40 % des internements.
– Les certificats initiaux restent laconiques, souvent réduits à quelques mots, même si la loi impose qu’ils soient « circonstanciés ».
– On utilise toujours massivement des traitements psychotropes sédatifs pour calmer l’agitation.
Ce qui a changé :
– Une augmentation des procédures et des droits affichés des patients. Mais la complication des procédures écrites et du formalisme bureaucratique ne garantit pas mieux la protection des patients
– Le retour des unités d’hospitalisation fermées, entravant le droit de circuler, et le recours massif aux chambres d’isolement (dont la construction est encouragée), que n’endigue pas, voire que cautionne, une attention accrue mais très formelle au « droit à la dignité » des patients et à la « bientraitance ».
La judiciarisation des internements en 2011 a introduit un contrôle a posteriori par les juges de la liberté et de la détention, et les avocats, maintenant obligatoires, de la privation de liberté.
La montée en puissance des associations d’usagers a un peu réduit l’asymétrie très forte des relations soignants-soignés en psychiatrie.
Mais force est de constater que pour le moment, cela n’a pas modifié substantiellement la pratique des internements en psychiatrie : la matière première en reste un malade insensé dont il s’agit de faire le bien malgré lui, continuant à transmuer notre obligation de prendre soin en obligation de se soigner pour plusieurs milliers de personnes par an.