Quand la maltraitance se fait institutionnelle

Qui serait assez grand, assez sage, assez patient et assez talentueux pour rester attentif, à l’écoute, prévenant... après avoir « changé » quarante personnes âgées ? C’est pourtant le défi quotidien auquel sont confrontés les soignants oeuvrant dans des centres de long séjour où, la nuit, une infirmière et une aide soignante assument la responsabilité de quatre-vingt personnes pour la totalité de leurs besoins. La plupart de ces personnes sont totalement dépendantes, c’est-à-dire qu’il faut les faire manger, les laver entièrement ainsi que changer régulièrement leurs couches car elles ont souvent perdu la maîtrise de leurs sphincters, comme des bébés, avec cette distinction incommensurable qu’elles ont vécu autonomes, qu’elles peuvent avoir eu du pouvoir et qu’elles savent encore ce qu’elles préfèrent si elles ne se sont pas réfugiées dans la démence... autant dire tout ce qui qualifie une vie d’adulte responsable. Comment pourrait-on aider les personnes âgées à surmonter l’écueil monumental du deuil de leur autonomie sans leur donner un minimum d’attention, c’est à dire passer du temps avec eux ? Autant dire que les soignants n’y parviennent que rarement et supportent la médiocrité de cette situation au prix de quelques aveuglements sur le ressenti des personnes dont ils ont la charge ainsi que sur leur propre conscience. Il ne s’agit pas là de tenter l’exhaustivité ni de jeter l’opprobre sur des soignants qui sont déjà soumis à rude épreuve, d’autant que de grandes différences se font jour en faveur des bons vieux et bonnes vieilles dont le caractère s’est fait à la situation et qui savent encore donner une bonne parole, un sourire. De plus, il existe de grandes disparités régionales, mais il apparaît hélas peu probable que la sollicitude du soignant puisse « tenir » au-delà des trente premiers du « tour » de changes, sans compter que ces ultimes conditions de « vie » ne portent pas les personnes dépendantes à garder leur humour, leur patience ni leur conscience très aiguë... Il ne s’agit pourtant là ni de ce que l’on appelle des mauvais traitements ni des brutalités (« la maltraitance ») qui ne sont pas exclus pour autant, mais bien d’une banale et rationnelle déshumanisation par la fréquence et donc le rythme trop rapide des interventions qui ne permettent pas de faire attention au désir de celui qu’on remet au « propre ». C’est alors bien de maltraitance dont il est question, dans le sens de ne pas bien traiter, subtile distinction avec le verbe maltraiter dont la connotation sadique est plus directe et surtout plus voyante. Lorsque changer les couches d’une personne se substitue à lui « dire bonsoir », tient lieu pour l’essentiel de la relation, nous pouvons difficilement prétendre la soigner, au sens de prendre soin d’elle. Nous nous contentons par conséquent de la nourrir, la loger, la blanchir, sans trop l’abreuver car, ainsi que le conseillent certains représentants du « juteux » marché de la couche aux soignants, il vaut mieux éviter de lui donner à boire le soir (pas de tisane... de toutes façons on n’a pas le temps) afin de ne pas déborder la couche dite « de nuit » qui prétend contenir douze heures d’incontinence « raisonnable », ce qui justifie son prix plus élevé. Ajoutons à cela que les très vieux deviennent moins rapides, un peu durs de la feuille et qu’il leur faut davantage de temps pour comprendre et se faire comprendre... Comment ne perdraient-ils pas le sens commun, désorientés par une politique sécuritaire qui les préfère encagés dans les barrières de lit, voire attachés, que chutant au travers des objets non familiers de leur chambre avec tous les inconvénients dus à leur grande fragilité. Si je me réfère à ma propre expérience, il y a trente ans, dans les mouroirs de l’Assistance publique, l’avènement des couches a évidemment singulièrement allégé le travail ingrat des soignants et probablement le confort des patients devenus incontinents. Pourtant, en permettant une plus grande rapidité dans les interventions ce progrès n’a en rien contribué à humaniser leur vie quotidienne ni, a fortiori celle de ceux qui leur viennent en aide. Cette situation n’a pour autant rien d’accidentel ni ne doit rien à l’ignorance puisque, depuis plusieurs années, de nombreuses formations sont venues aider les soignants à reconsidérer leur conception du soin aux personnes très dépendantes dans les services de gériatrie. Il s’agit bien, par conséquent, d’un choix de société, même si ladite société fait l’autruche, puisque la mise en oeuvre des restrictions budgétaires a abouti au « redéploiement » vers les services aigus du personnel soignant de nombreuses institutions de long séjour afin d’en diminuer les coûts. En allégeant considérablement les effectifs, parfois, comme dans un hôpital du sud de la France, sitôt la formation terminée... on a poussé la frustration des intervenants au paroxysme. Leur tentative de solliciter l’aide de l’entourage des patients afin de dénoncer les conditions de soin et de travail s’est échouée sur la « menace » par la direction d’augmenter la part à payer revenant aux familles... Je laisse deviner qui paie une fois de plus « la facture » face à l’indigence des technocrates ayant pensé les réformes destinées à réduire le coût de ces populations devenues improductives. Là encore la discrimination est considérable entre ceux qui ont la chance d’être encore entourés, ayant des revenus suffisants et les autres... La pénurie actuelle de soignants gagnerait à être analysée d’urgence car elle ne fait que confirmer le mauvais état d’une institution de soin qui s’est considérablement dégradée. Les difficultés de recrutement actuelles de soignants et de médecins associées à la désaffection de tout temps pour ces postes difficiles et totalement dévalorisés, ne laissent rien augurer de bon, confortées par un système médical qui n’a jamais été aussi caricaturalement braqué vers la médecine de prestige qui se voit, se compte et... rapporte. Autant dire que l’embellie n’est pas pour demain malgré les quelques bonnes volontés qui tentent de colmater avec des bouts de ficelle une érosion du système de santé dont trop peu de nos concitoyens semblent se soucier. Serait-ce la culpabilité qui les en empêche ? Ou peut-on penser qu’il est difficile de rester attentifs à nos vieux quand les institutions se déshumanisent, quand le travail a perdu sa valeur symbolique, quand la personne perd sa place au profit du système marchand ? Quel humain pourrait trouver son compte dans ce monde impitoyable pour les faibles, les petits, qu’ils le soient momentanément comme les malades ou définitivement comme les personnes âgées ? A part ceux qui en tirent profit, je ne vois pas.

par Anne Perraut Soliveres, Pratiques N°19, octobre 2002

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