Manifeste pour une santé commune

À l’heure où le tissu du monde se délite et où chaque jour la biosphère s’effrite, à l’heure où la vie est « en état de siège » [1] et la violence se propage dans chaque interstice de nos sociétés, devrions-nous, soignants, ne pas nous sentir concernés ?

Amélie Cadier-Loriaud, médecin radiologue à Bordeaux, membre de l’Alliance Santé Planétaire

Cette profession, nous ne l’avons pas choisie par hasard. La plupart du temps, c’est le « souci de l’autre » qui a guidé ce choix, souci qui nous invite quotidiennement à prendre soin de la santé de nos semblables. Cet « autre » ne revêt alors qu’une forme humaine, fait d’un corps et d’un esprit semblables aux nôtres. On nous a ainsi formé à prendre soin des humains comme on apprend aux vétérinaires à prendre soin des animaux, aux écologues à prendre soin de la Terre et aux élus à façonner nos sociétés, chacun faisant son œuvre sans se préoccuper de la tâche des autres. Et si nous prenions conscience que la santé de ce « semblable humain » est indissociable de la santé de nos sociétés, de celle de notre planète et du vivant en général ? Et qu’il serait donc inconséquent de penser pouvoir s’y soustraire ? À l’heure où cet écosystème commun est en péril, nous ne pouvons plus soigner des corps sans nous soucier du milieu dans lequel ils évoluent.
Cette crise écologique s’accompagne d’une crise sociale, et le secteur de la santé n’est pas épargné : perte de sens au travail, burn-out, effondrement de l’hôpital public, crise des urgences, pénurie infirmière, sont autant de symptômes de la crise des métiers du soin. Nous, soignants fatigués, soignants malmenés, perclus de doutes, dans des institutions à la déroute, quelles leçons tirer de cette crise systémique ? Et si elle était une formidable opportunité de remettre du sens dans nos métiers ? Et si nous devions aujourd’hui réparer la santé en œuvrant ensemble à la réparation du monde ? Et si nous pouvions retrouver de la joie, de la motivation et de l’autonomie en nous emparant du sujet de la santé planétaire, de la santé commune ?

Notre réflexion sera ici au-moins double.

Dans un premier temps, il nous faudra déployer les outils offerts par la santé environnementale pour étudier les liens entre santé du milieu et santé de ses habitants. Mais plus encore, il s’agira d’utiliser notre expertise pour faire de la santé un levier d’action pour la préservation de notre environnement (écologique et social). Le défi ici est immense, tant les décisions politiques qui le façonnent sont influencées par des enjeux financiers et des luttes de pouvoir. Il est donc impératif que les soignants œuvrent en chœur avec d’autres acteurs (économistes, élus locaux, sociologues, urbanistes, agriculteurs, philosophes) et multiplient les travaux et actions interdisciplinaires, afin de faire entendre leur voix.
Dans un second temps, il s’agira de réfléchir ensemble à la manière de réduire le coût environnemental de la santé. Notre secteur est pourvoyeur de 8 % des émissions de gaz à effet de serre [2] et de pollution. Nous pouvons d’ores et déjà diminuer l’utilisation de plastique, jouer sur la déprescription médicamenteuse et la pertinence des soins, accentuer nos efforts concernant la promotion et la prévention de la santé, mais cela ne suffira probablement pas au vu de la quantité de soins que nous consommons. Il y a ici un chantier éthique à défricher, une question presque ontologique, pour redéfinir notre place au sein du vivant et notre manière d’habiter le monde.

Les défis qui s’annoncent à l’horizon sont colossaux et nous avons certainement une place à prendre pour tenter de les relever. Il y a des cartes à rebattre, des horizons à élargir, des gestes à réinventer, mais, sur le chemin, n’y a-t-il pas la promesse de retrouver du sens dans nos métiers ? Le philosophe Georges Canguilhem disait que « la médecine est un art au carrefour de plusieurs sciences », et cette posture si particulière nous offre certainement la possibilité d’initier et de promouvoir le travail interdisciplinaire dont nous avons cruellement besoin pour prendre soin du monde. De la santé de notre environnement, et de celle de nos sociétés, dépendra celle de nos patients, de nos enfants et des générations futures. À nous, soignants, de prendre la mesure de notre responsabilité à l’égard des changements à venir, de créer des ponts, d’alerter, de transmettre, de fédérer, et d’agir ensemble pour la santé commune.

par Amélie Cadier-Loriaud, Pratiques N°105, juillet 2024


[1W.J. Ripple, C. Wolf, et al., The 2023 State of the climate report : entering uncharted territory, Bioscience, vol.73, Issue 12, December 2023 p 841-850.

[2Rapport « Décarboner la santé pour soigner durablement », The Shift Project, 2023.

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