Le marché du bien-être contre la santé

On prend soin de l’humain au travail quand on soigne le travail. Et cela ne peut se réaliser sans le désir des salariés. Toute autre proposition est une imposture. La psychologie de la papouille culpabilise et avilit en ne reconnaissant rien de l’intelligence pourtant mobilisable des travailleurs.

Lionel Leroi-Cagniart, psychologue du travail

S’occuper de la santé des hommes et des femmes au travail avant de leur demander leur avis sur ce qui les fait souffrir, c’est rater un levier de choix qui nous sortirait pourtant de l’ornière dans laquelle on maintient la souffrance. Pourquoi cette évidence n’est-elle pas entendue, comprise, adoptée ? Parce que soigner le travail ne peut passer que par une reprise en main par les salariés eux-mêmes de l’organisation du travail. Il ne peut en être autrement. Problème : la clé de voûte du contrat de travail est le lien de subordination lié au pouvoir de sanction. Par ailleurs, il n’est pas explicitement dit dans le contrat de travail que l’organisation du travail appartient au patron. Raison pour laquelle les patrons et les cadres (qui sont aussi souvent des salariés) ne veulent rien lâcher de ce pouvoir. Ils seraient démunis s’ils ne détenaient pas le rapport de force à leur avantage. Ils ne connaissent rien du réel du travail effectué par leurs subordonnés. Leur champ d’action se rétrécirait et le réel de leur utilité et de leur importance en prendrait un coup. Impensable. Intenable. Insupportable. Pour faire croire à leur grande bonté, ils communiquent sur ce qu’ils proposent aux travailleurs pour aller mieux. Ils ripolinent l’image de la boîte en organisant toutes sortes d’inutilités. Une multinationale de la cosmétique, par exemple, aménage le rooftop (à ce niveau-là, on ne dit pas toit) de son siège social avec un coûteux jardin planté d’essences rares, quelques ruches pour faire écolo au nom du bien-être de quelques cadres salariés et discourir auprès des médias. Moins pires et néanmoins ineptes, les offres de détente, les moments de yoga, les massages de la nuque, les conciergeries et autres sujets qui n’ont rien à voir avec la réalisation du travail, son organisation et ses conditions. Pour mémoire, il me semble que ce sont les premières start-ups qui ont lancé la mode du funky business (qui bouscule l’ordre établi en proposant du rêve et de l’émotion) avec des propositions pour adulescents dans des locaux aux couleurs flashy avec baby-foot, salles de sport et poufs pour somnoler et surtout pas d’horaires ou de pointeuses pour mieux travailler même la nuit. Comme ça devenait ridicule et que les effets pathogènes émergeaient des analyses, les entreprises du vieux monde se sont démarquées en conservant l’idée que le bien-être pourrait être un moyen d’adoucir les mœurs et faire plaisir en étouffant les contestations de mal-être au travail. Caresses, papouilles et compassion enferment le travailleur dans une posture de culpabilité. Pourquoi refuser les petits plaisirs patronaux consentis sur le mode des dames patronnesses, puisqu’on n’obtient rien d’autre ? Nous voilà piégés pour longtemps. On s’enfonce donc dans un système quasi indépassable, des rapports sociaux de classes sclérosés, une impossibilité de penser les situations pour en sortir.

Le marché du bien-être au travail est en pleine expansion. Les propositions aux entreprises affluent. La gestion du stress, l’accompagnement au changement, la motivation, la qualité de vie et plus largement la santé au travail sont les mots clés d’un marché florissant. Les offres sont nombreuses et complexes. Dans ce contexte, les psychologues du travail sont parfois contraints de cohabiter avec divers acteurs et prestataires au service du bien-être et de la qualité de vie au travail – consultants, anciens cadres d’entreprise reconvertis en conseillers, chief happiness officers (responsable du bonheur au travail), pratiquants de fitness, de yoga ou de méditation, formateurs en tous genres, conseillers en nutrition… – qui interviennent à partir de référentiels théoriques et pratiques hétérogènes.
Parmi ces prestataires, les coachs du bien-être investissent massivement le monde du travail pour répondre à des problématiques prétendument individuelles. Décrit comme une forme d’hybridation entre la psychosociologie du travail et la psychothérapie du développement personnel, le coaching interroge, interpelle et ne laisse personne indifférent. L’offre est généralement bien présentée, gage d’étoiles plein les mirettes.
Aussi, pour dépasser le flou qui entoure les objectifs de ce mode d’intervention, des séminaires promotionnels apportent un éclairage sur la définition même du coaching, son ou ses ancrages théoriques, ses méthodes et ses effets visés.

Le psychologue offre une occasion de penser sans entrave quand le coach guide dans une direction utile au marché

Comment caractériser la pratique et la posture de ces professionnels, tant vis-à-vis des commanditaires institutionnels, que des bénéficiaires de leurs services ? Car la commande des directions ne coïncide pas toujours avec la demande des salariés. Si les préoccupations des hiérarchies rencontraient – ou se complétaient avec – celles des subordonnés, ça se saurait.
Pourquoi le sujet du bien-être au travail nous embrouille et nous illusionne-t-il ? Parce que le bien-être est d’abord un rapport individuel à soi-même. Or, le travail n’est pas une affaire individuelle. Le travail relève du collectif, du social et du politique (C. Dejours). C’est bien pour cela que les tenants du capitalisme et du néolibéralisme tentent à toute force de nous le faire oublier et organisent les solitudes. En considérant que ces solitudes sont le lot commun de chacun, en validant l’idée que le travail de chacun ne relève pas du social et du politique, on abandonne chacun à lui-même et on valide l’idée que les souffrances relèvent des faiblesses individuelles, avec son lot de culpabilité qui enferre toujours plus dans la souffrance insurmontable. Une fois ce tour de magie validé, le marché du bien-être peut investir le champ du travail comme autant de pesticides sur une culture du vivant qu’on assèche et ruine.

Le marché du bien-être à la maison

Il ne relève pas des mêmes ressorts qu’au travail. Les propositions formulées ressemblent fort à celles qu’on retrouve dans les entreprises, mais elles ont moins souvent la prétention de « soigner une souffrance ». Elles ne répondent pas à la même demande. Chez soi, se faire papouiller les chakras, pourquoi pas. On peut sereinement bénéficier des atouts de la caresse qui va dans le sens d’un plaisir recherché.
Tandis qu’au travail, si vous n’avez pas l’esprit un peu critique, si vous ne percevez pas les enjeux, si vous ne sentez pas que telle situation mériterait d’être analysée, le risque est grand de se bercer d’illusions et de ne pas bénéficier d’une aide à la hauteur de l’enjeu. Attendre qu’on vous berce, qu’on vous prenne en charge, qu’on vous cajole, qu’on vous reconnaisse comme victime vous place en position de faiblesse et c’est un peu humiliant.
Ne vaut-il pas mieux s’extraire de cette condition d’humilié permanent qui vous fait considérer comme un gamin ignare et perdu ? Vous souhaitez grandir ? Agir autrement qu’en enfant ? Vous désirez recouvrer une autonomie qui vous honore ? Vous aimeriez retrouver votre capacité de penser qui fait de vous l’humain au-dessus de l’animal blessé et geignard ? Vous avez raison, car c’est autrement plus exaltant et glorieux. Mais ne comptez pas sur l’entreprise pour ça.
En acceptant de vous faire dorloter par quelques spécialistes de la nouvelle vague du bien-être, vous aurez l’impression d’une facilité sans vous rendre compte de la dimension soporifique.
Avec un psychologue du travail, vous aurez à penser pour reprendre la main sur la souffrance et revitaliser un pouvoir perdu : celui de comprendre pour ne plus subir et retomber où l’entreprise vous avait fait trébucher.

Le marché du bien-être au travail est devenu un véritable détournement d’attention, un hold-up du pouvoir d’agir dont les travailleurs pourraient s’emparer si on leur donnait les moyens de penser ensemble leur situation et de visualiser ce jeu de dupes, dans lequel les directions les enferment. Il faudrait des temps de co-analyse, des moments d’échanges et de débats sur les contenus réels du travail entre pairs pour sortir de l’impasse. Tant que les entreprises financent les services du soi-disant bien-être et qu’elles font croire aux salariés qu’ils ont des faiblesses à combler, l’organisation du travail conçue par ceux qui ne le font pas peut se poursuivre. Comme si le fait de détenir les moyens de production autorisait l’asservissement, la soumission et parfois un mode relationnel relevant de l’esclavagisme. Ce qui pourrait se traduire par : occupez-vous de la santé de mes gens et surtout pas de mon pouvoir… Ne leur dites pas qu’ils pourraient prendre la main sur l’organisation de leur travail (c’est d’ailleurs ça mon problème : c’est leur travail et pour dire vrai, je n’y entrave que pouic). Leurs chaînes en seraient brisées et ma supériorité, mon pouvoir seraient laminés. De quoi aurais-je l’air avec mon capital sans possibilité de contraindre et de décider ?
Comme les riches avec les domestiques dont parle Alizée Delpierre dans son livre Servir les riches, 2022. Ils se disent : je leur laisse croire qu’ils sont merveilleux. Je ne leur reconnais que la compétence d’obéir. Pour obtenir cette soumission et continuer de les voir me sourire, je paie des spécialistes du bien-être pour que mes chers travailleurs s’imaginent que je m’occupe d’eux. Je sais bien que les solutions que leur proposent les petits gourous sont des illusions, mais que voulez-vous, le tour de magie est si jouissif…
Alors, Mesdames et Messieurs les spécialistes de la qualité de vie au travail sans qualité, continuez de ripoliner les décors et faites en sorte que mes gens portent leurs regards sur les arbres que vous leur faites caresser, les ateliers coloriages en tous genres, les bulles de bien-être et autres solutions à deux balles.
Que ça développe des pathologies transverses chez les salariés, je m’en fous. Tant qu’ils ne se rendent compte de rien, je suis tranquille. Continuez de leur faire croire qu’ils sont responsables de leur malheur. Vous m’êtes d’une immense utilité.

Ce marché a donc les couleurs du bien-être, l’odeur délicate de la fleur de camomille, la douceur d’une surface sans aspérité et me donne à voir un monde lisse qui ne l’est pas. Le bien être individuel au travail éloigne du collectif. C’est un enfumage.
La déclaration de Philadelphie le 10 mai 1944 dans laquelle on retrouve les buts et les objectifs de l’Organisation internationale du travail ainsi que les principes dont devait s’inspirer la politique des nations membres, annonçait que le travail n’est pas une marchandise. Alors que le bien-être dans le champ travail est une marchandise.
L’expression « marché du travail » embrouille les esprits. Le travail se retrouve enfermé dans une catégorie marchande, monétaire, plus économique qu’humaine. On en vient à confondre maintenant travail et emploi. Comme on confond santé et bien-être.

Petit tour dans ce monde qui ose tout

Pourquoi Pôle Emploi devient-il France Travail ? En dehors d’une analyse qui consisterait à démontrer que le pouvoir politique distord le langage et transforme le sens comme l’ont fait les nazis autrefois, nous pouvons dérouler une autre explication, moins abrupte, mais tout aussi radicale dans ses effets.
Depuis quelques temps émergent des analyses qui distillent dans la société l’idée d’un sens perdu du travail. On dit que le salaire n’est plus la motivation première. Les conditions et le sens priment. Or, le sens pour le travailleur n’est pas le même que celui de l’employeur, pour qui le sens relève du montant de ce que rapporte le travail du salarié.
Du quantifiable du côté des employeurs et du qualifiable du côté des travailleurs et des citoyens. Quand le premier occupe le terrain de la subordination, le second investit le champ de la coopération, de l’entente et de la dispute professionnelle, du collectif qui fait société et donc du politique au sens noble.
Bref, dire France Travail, c’est nous empêtrer dans de nouvelles difficultés de penser la marmite dans laquelle on nous plonge et il faudra de nouveau que des penseurs et des chercheurs travaillent les éléments du langage de cette nouvelle catégorie de pensée.
Quoi de plus patriotique et dans l’air du temps brun qui se profile que de placer France dans une dénomination administrative accolée à Travail censé être le cœur du réacteur de l’engagement social de chacun ? Ne manque plus que le mot famille pour remettre au goût du jour la devise : travail, famille, patrie.
Pour tenir l’équilibre, il ne faut pas lâcher la définition du travail, à tout le moins, situer où il s’exerce, entre le prescrit et le réel. Le travail, c’est tout ce qu’on fait pour surmonter les difficultés, les entraves, les impasses de la prescription imposée. Souvent sans concertation entre ceux qui le conçoivent et ceux qui l’exécutent. Le travail est ce fameux cœur à l’ouvrage partagé, invisible aux yeux des directions qui le vivent comme un élément qui leur échappe, un pouvoir de fait, détenus par ceux qu’il s’agit de commander et parfois de surveiller et de punir.
Les possédants et les politiques attendent des salariés et des citoyens un retour sur investissement. Le travailleur attend de se reconnaître dans le miroir de son travail et d’être aussi reconnu par les autres. Une reconnaissance en tant qu’hommes et femmes capables de résoudre l’imprévu des prescripteurs de la tâche à accomplir. Une supériorité (la maîtrise du travail réel) que les directions ne souhaitent pas trop voir s’exprimer. Les travailleurs attendent de se reconnaître dans la valeur humainement utile de ce qu’ils réalisent. Le travail se loge là où seuls celles et ceux qui le font l’éprouvent vraiment. Les politiques pensent peut-être qu’en le nommant dans un titre administratif, ils vont pouvoir assécher la connaissance vivante du travail. Ils imaginent peut-être nous faire croire que l’État se place au niveau du travailleur et de son travail. Ou que le travail est enfin reconnu dans sa dimension humaine, alors qu’ils ne pensent qu’au profit qu’ils peuvent en tirer.

Alors ? Le bien-être au travail est-il une marchandise ? Oui, tant que la passion de l’ignorance tiendra le haut du pavé et que les décideurs décideront sans l’avis de celles et ceux à la place de qui ils décident et tant que le travailleur aura la faiblesse de ne pas chercher à penser ce qui lui arrive. Reconnaissons aux organisateurs de l’asservissement une compétence communicationnelle puissante et rodée.

par Lionel Leroi-Cagniart, Pratiques N°105, juillet 2024

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