François Maréchal et Julien Vernaudon, médecins gériatres hospitaliers
François : La médecine est-elle la seule responsable de la prise en soin de la souffrance humaine dans le monde occidental ? Ce qui se révèle indirectement, dans les débats qu’il y a en ce moment sur l’euthanasie, c’est que nous sommes de plus en plus dans une société avec une médicalisation, voire une surmédicalisation de la souffrance humaine. On a l’impression que l’on attend pour toutes souffrances, une réponse immédiate par une molécule ou une approche technoscientifique. Pourquoi ce monopole de pensée ? Est-ce que cela est dû à la diminution de l’influence des grands courants de soutiens spirituels ou philosophiques de l’existence humaine ? On a l’impression que la seule spiritualité dominante dans le monde occidental, à l’heure actuelle, est celle d’une croyance en un dieu scientifique tout-puissant qui peut contrôler tous les aléas de l’existence humaine.
Julien : Est-ce que la souffrance est seulement un objet médical ? La souffrance est constituée de tout un ensemble de dimensions différentes : souffrance physique, psychique, spirituelle... Les douleurs sont l’objet de la médecine, mais les souffrances existentielles ne le sont pas toujours. Si on a une approche trop médico-centrée, la médecine va avoir à tout traiter. C’était un des reproches d’Ivan Illich dans Némesis médicale, cette tendance à médicaliser toutes les étapes de vie et la fin de vie en particulier. La souffrance dépasse largement le champ de la médecine. La médecine doit y prendre sa part et il y a eu de nombreux progrès dans la prise en charge de la douleur ou de nombreux troubles psychiques. Cependant, je ne pense pas que la médecine puisse répondre à toutes les souffrances, et d’ailleurs cela n’est pas souhaitable. Tout d’abord, il y a toujours des situations qui échappent à la prise en soins, n’oublions pas que la médecine est une science, non une religion et, par conséquent, elle n’a pas vocation à soulager les âmes en peine. La deuxième chose, c’est que les progrès techniques en médecine peuvent entraîner des souffrances et on va demander à d’autres progrès techniques de traiter les souffrances qu’ils entraînent dans une fuite en avant caractéristique du « système technicien » pour faire référence à Jacques Ellul. Cela entraîne une circularité du phénomène alors qu’il s’agirait de réfléchir en amont sur cette souffrance créée et comment l’éviter, ou tout du moins à l’atténuer. Enfin, c’est donner encore plus de pouvoir au médecin alors que l’on a passé des décennies à lutter pour que les patients puissent reprendre du pouvoir sur leur santé et sur leurs soins. La mort médicale provoquée, que cela soit par euthanasie ou par suicide médical assisté, redonne du pouvoir au médecin. C’est lui qui va, in fine, décider si la demande est recevable, administrer en cas d’euthanasie directe ou prescrire en cas de suicide médical assisté.
François : Quand tu parlais de la difficulté à faire disparaître la souffrance humaine, je pensais au paradoxe décrit par Tocqueville : la tolérance à un phénomène est inversement proportionnelle à sa capacité à le soulager. On le voit bien dans la gestion de la douleur, ou de la souffrance, sa partie subjective. Elle devient insupportable alors que l’on n’a jamais eu autant de moyens différents pour l’accompagner ou la soulager. Il y a une tendance à un fantasme collectif idéalisé de normalité et de bonheur absolu, sans interroger en profondeur ce que cela signifie. Par conséquent, tous les aléas de la vie s’éloignant de ces idéaux et entraînant de la souffrance sont considérés comme insupportables.
Ne faudrait-il pas d’abord se demander si tous les moyens simples d’accompagnement sont mis en œuvre pour soulager un patient ? Je pense notamment en termes d’accompagnement humain, de care… Ne faut-il pas prendre plus du recul, aussi, sur le bienfait de toutes les nouvelles techniques et molécules, au lieu d’être dans une fuite en avant technoscientifique comme tu le décrivais ? Sachant qu’il faudra des dizaines d’années pour mettre en évidence les effets secondaires de certains traitements, qui augmentent l’espérance de vie, mais pas toujours la qualité de vie des patients. Pour la société, quel impact médico-économique les thérapies extrêmement onéreuses vont-elles avoir ? On peut se demander si la société va supporter l’augmentation exponentielle des prix des nouvelles molécules.
Julien : En effet, la souffrance, quoi que l’on en dise, fait partie de la condition humaine. Si l’on veut aller plus loin, éliminer tout ce qui est intolérable, et donc toute souffrance, jusqu’où souhaite-t-on aller dans cette voie. Est-ce que l’on souhaite tendre vers un homme anesthésié qui n’aurait plus aucune souffrance ? On parle de la fin de vie, mais on peut parler aussi d’un homme qui n’a plus aucune souffrance morale. Quel Homme cela construit ? D’autre part, il faut s’interroger sur qui subit cette souffrance devenue intolérable. Est-ce la personne qui souffre ou est-ce que ce sont les autres qui souffrent : les proches, les soignants, par un mécanisme projectif ou par empathie ? Est-ce que les familles souhaitent effacer leurs propres souffrances pour ne pas assister à l’agonie de leurs parents ?
François : On voit assez régulièrement, dans les situations de fin de vie que l’on accompagne en gériatrie, qu’en travaillant en équipe, en confrontant toutes les impressions des soignants, on arrive à trouver les médicaments adéquats pour diminuer la souffrance physique et morale. Malgré cela, il y a, parfois, une insistance de la famille pour accélérer le processus de fin de vie parce que c’est, en effet, insupportable pour eux. Notamment parce que ce temps d’agonie leur paraît insensé. Cela pose notamment la question du sens et de la temporalité de cette étape de la vie. Mais si on les accompagne, par la présence et l’écoute, on arrive, souvent, à mettre en travail, à mettre du sens sur ces moments. Je ne sais pas si cela est vertueux de nourrir une forme de pensée magique de contrôle sur ces processus. Faut-il appuyer sur un bouton off et que tout s’arrête ? Faut-il prévoir une mort propre et sans odeurs, sans les bruits et les sécrétions, sans tout ce qui nous renvoie à l’animalité incontrôlable de notre corps souffrant ? Même si j’entends que pour des raisons de dignité, on veut laisser une « belle image de nous » à nos proches. Il y a, tout de même, une fantasmagorie autour d’une mort propre et idéale. Cela vient interroger la place de la mort dans notre société. La mort n’a jamais été autant évoquée dans la culture et pourtant à chaque fois, on est toujours surpris de constater que nos patients très âgés et leurs familles semblent découvrir qu’ils sont mortels. Cela fait partie de l’ambivalence de l’âme humaine de savoir que nous allons tous mourir, mais il est impossible de le réaliser pleinement. Il est difficile de regarder la mort en face à l’instar des stoïciens, même dans ses aspects les plus terrifiants et dégoutants afin de s’y préparer. La souffrance existentielle que je constate chez les patients et les familles lorsque la fin de vie s’approche n’est-elle pas due au fait que la société n’a pas de représentation de la possibilité d’un accompagnement ritualisé ou sacralisé de cet évènement capital ? C’est le but justement des soins palliatifs que de venir encadrer et redonner des espaces de pensée, de symbolisation, et de ritualisation de l’accompagnement en fin de vie.
Pour revenir sur la question de la temporalité, est-ce qu’on ne va pas demander de limiter parfois trop précocement la fin de vie des patients ? On a des patients qui présentent des phases de souffrance intense et qui nous demandent à mourir. Mais quand on les accompagne suffisamment dignement, au bout de plusieurs jours ou plusieurs semaines, on arrive à les raccrocher à la vie. Si on avait systématiquement à répondre de manière trop précoce que se passerait-il ? Quel regain de vie on aurait tué dans l’œuf ? On verra comment le législateur se saisit justement de la durée du délai de réflexion. Si celui-ci est considérablement aminci, cela va réduire à néant toute possibilité aux patients d’éprouver une ambivalence vis-à-vis de leurs sentiments, de leurs souffrances et de requestionner cette idée de fin de vie. Ils ne pourront réaliser qu’ils peuvent changer de vie et d’avis.
Julien : La mort médicale provoquée, puisqu’il s’agit d’administrer directement ou indirectement la mort sur décision médicale, s’inscrit bien dans les maux de notre époque. C’est une réponse qui se veut rapide et technique, on l’a vu, dans une société où justement on ne donne plus de temps au temps. C’est ce que montre Harmut Rosa dans Accélération et aliénation : il faut aller de plus en plus vite. Dans le processus de la fin de sa vie, ou dans certaines difficultés que l’on peut penser à un moment insupportable, et qui après un certain temps deviennent supportables, les personnes vont se retrouver confrontées à la possibilité d’accélérer tout ceci avec des traitements. Une réponse technique ou médicamenteuse à une question existentielle, cela est très contemporain. Tu parlais de la phase agonique qui était très inconfortable. Certains auteurs montrent que cette phase d’accompagnement fait partie du processus de deuil. On voit aussi souvent, en gériatrie, des familles qui veulent être présentes dans les derniers instants, même si elles savent que ces instants peuvent durer, pour assister à cette ultime étape de la vie. Les proches nous témoignent, par la suite, leurs émotions poignantes, mais en étant satisfaits d’avoir pu assister à la dernière heure, au dernier souffle « naturel » de leur parent. Je ne suis pas certain que le deuil sera facilité par le fait que la fin rapide sera prescrite, administrée et provoquée par un tiers soignant ou par un proche. Ce travail d’accompagnement de la fin de vie aura complètement disparu. Cela peut créer de nouvelles problématiques qui n’existaient pas auparavant.
François : Par rapport aux différentes étapes du deuil, il faut rappeler que l’on est dans une période très influencée par une forme de psychologie positive qui fait l’abrasion du réel et déni de tout ce qui est négatif dans la psyché humaine. Il ne faut pas faire l’impasse sur tout ce travail d’élaboration qui se fait malgré tout au contact de la mort et des émotions négatives, parfois dans une certaine forme de souffrance, mais qui permet aussi d’avancer de façon salutaire. Ne faut-il pas continuer à laisser de la place à la temporalité de la fin de vie pour chacun, tout en la rendant supportable par des dispositifs de soins ? Il ne s’agit pas pour autant d’être doloriste, mais de dire qu’avec les bons moyens humains et thérapeutiques, et le cadre légal existant de la loi Leonetti, on arrive déjà à rendre tolérables, acceptables et partageables ces derniers moments de la vie pour la majorité des patients et de leur famille.
Les patients demandant l’aide médicale à mourir ont-ils bénéficié pour leur pathologie ou leur souffrance d’une prise en charge optimale ? Un certain nombre de pathologies aiguës ou chroniques sont prises en charge uniquement avec des médicaments, alors que l’on sait très bien que la souffrance qu’elles entraînent est multifactorielle et en partie en dehors du champ de la médecine pure. On s’aperçoit qu’en diversifiant les réponses par une approche multimodale et en mettant l’accent sur la relation humaine et les techniques relationnelles, on arrive à mieux contrôler, soulager, et rendre supportables une grande partie des souffrances. Même les maladies dites in-cure-ables ne sont pas pour autant in-care-ables !
Julien : Tout ceci est plutôt un plaidoyer pour avoir plus de soins palliatifs de façon diffuse sur l’ensemble du territoire pour accompagner ces fins de vie de manière interdisciplinaire et globale.
François : Oui, je dirais même transdisciplinaire, car si l’on veut justement sortir du monopole de la pensée médicale, il faut que la pensée médicale soit confrontée à d’autres épistémologies !
Ce qui nous fait frémir d’angoisse avec l’euthanasie, c’est la question de l’altérité, et en particulier de la vulnérabilité. Que vont devenir tous les patients âgés atteints de pathologies ou de douleurs chroniques et de troubles neurocognitifs ? Les patients dits pharmaco-résistants ou incurables en psychiatrie, alors que celle-ci reste le parent pauvre de la médecine ? Tout ce qui vient interroger les limites de l’efficacité de la médecine et du paradigme technoscientifique n’est pas valorisé et non priorisé par conséquent. N’y a-t-il pas un risque que tous ces patients vulnérables, laissés de côté, soient tentés de trouver comme ultime solution à leur souffrance l’euthanasie ? N’y aura-t-il pas une tentation à réduire à néant toutes les situations de grande complexité médicale ou de précarité sociale ? Toutes ces situations qui viennent nous interroger sur les limites, sur nos limites ? Ce sera l’apogée de la toute-puissance médicale. Ce sera peut-être même rentable sur le plan économique, comme certaines études le soulignent déjà dans des pays qui ont légalisé la mort assistée. Mais à quel prix sur le plan éthique ?
Julien : Tu soulèves la question la rentabilité. Dans un pays comme le nôtre, avec allocation de ressources finies, dans une période économique compliquée et avec une pénurie de soignants et de moyens pour l’accompagnement et le soin, il sera peut-être considéré par la société beaucoup plus rentable d’abréger la vie. En effet, on sait que les dépenses de santé dans la dernière année de vie pour les pathologies chroniques sont les plus importantes. Dans une optique utilitariste, on sera peut-être tenté par le dilemme : est-ce qu’il faut accompagner les patients dans les dernières années de vie ou est-ce qu’il faudra plutôt les inciter à demander une mort médicale provoquée ? Quand tu parles à des personnes considérées comme non rentables et qui sont vulnérables, tu poses la question de la dignité d’une vie. Ceux qui sont les partisans de ce projet de loi, ou qui militent pour cela, le font de manière très projective : ils se disent que quand on est ceci ou cela, il est indigne de continuer à vivre. Néanmoins, il y a beaucoup de travaux montrant un changement dans la façon de penser, les souhaits, les préférences chez les patients au fur et à mesure que la maladie est avancée. Finalement, nombre de patients trouvent qu’ils ont un intérêt à vivre, alors qu’ils ne l’auraient pas imaginé auparavant. La balance entre la souffrance et l’arrêt de la vie ne devient alors pas, pour eux, en faveur d’arrêter leur vie.
Dans le cadre des maladies d’Alzheimer et apparentées, les patients changent de directives tout au cours de leur vie. S’il est parfois consigné dans des directives anticipées, que la personne veut qu’on abrège sa vie à tel moment de la maladie, on s’aperçoit bien qu’après, il y a beaucoup de gens qui vivent encore une vie avec des plaisirs sans qu’ils n’éprouvent de la souffrance.
Tu soulèves aussi le concept de la dignité. Qu’est-ce qu’une vie digne ? C’est un élément qu’on ne peut pas balayer quand on parle d’euthanasie. Est-ce que c’est quelqu’un qui est jeune, rapide, performant, rentable ? Alors est considéré indigne celui qui est dépendant, lent et qui nécessite de l’écoute et du temps et donc un investissement humain et financier. Cela est un point crucial. Pour l’instant, on parle de maladies graves et incurables dans le projet de loi. Probablement que sous la pression des associations, de la société civile ou des pouvoirs publics, c’est le cas dans plusieurs pays dans lesquels la mort médicale provoquée est légale, il y aura aussi une promotion intense pour élargir les indications. Dans ce contexte, des personnes se considérant comme un fardeau pour la société ou pour leurs proches, pourront être amenées à envisager à demander une aide médicale à mourir. Je cite souvent le livre La mort moderne de Carl-Henning Wijkmark. Il s’agit d’une fiction décrivant un colloque imaginaire sur « la phase terminale de l’être humain » dont l’objectif est de déterminer comment faire accepter aux gens qu’ils demandent eux-mêmes une euthanasie dès lors qu’il devient trop coûteux pour la société de s’en occuper, notamment les personnes âgées. Dans cette société suédoise de 1978, date de la publication du roman, on assiste à un vieillissement de la population et à une explosion des maladies chroniques et incapacitantes avec un État n’ayant pas assez de ressources pour y faire face. Ceci résonne tellement avec ce que nous vivons aujourd’hui, et donc le risque déjà imaginé par Wijkmark d’une demande d’aide active à mourir dans une forme de suicide altruiste. Comment serons-nous jugés demain par nos enfants si nous sommes incapables de voir la dignité dans chaque vie et si on pousse les gens à demander une fin active de leur vie s’ils sont jugés indignes selon les standards moraux de notre époque ?
François : Simone de Beauvoir dans son livre La vieillesse soulignait que, même les sociétés qui avaient des conditions de vie particulièrement dures, comme certaines populations nomades, s’occupaient de leurs parents malades et dépendants en les portant, les nourrissant, malgré les conditions de vie extrêmes. On pourrait être tenté de dire que les conditions économiques extrêmes peuvent « justifier des comportements extrêmes ». On voit qu’il n’en est rien. Il y a un vrai postulat de construction sociale et spirituelle autour du prendre soin de la vie. Ce qu’il y a de pire, c’est qu’on n’a pas de vraie réflexion sociétale par rapport à ces questions. Est–ce en raison de notre difficulté à concevoir chacun notre propre vulnérabilité, notre propre mortalité ? Est-ce parce qu’il est difficile d’en faire un débat non teinté par nos propres angoisses ou projections ? Des lois vont être faites pour répondre à quelques cas médiatisés, mais, finalement, les efforts d’accompagnement qui sont matérialisés par les soins palliatifs où des justes soins sont réalisés n’occupent pas le devant de la scène. Pourtant, ils font preuve d’une approche personnalisée, singulière, créative et d’inventivité pour prendre en charge et accompagner les souffrances de chaque patient dans leur singularité. Il y a une espèce de mise en silence de tout ce qui est bien fait dans le soin pour accompagner la fin de vie à l’hôpital et en ville.
En réponse à la toute-puissance médicale, des philosophes comme Jean-Philippe Pierron décrivent l’importance de la clinique de l’incertitude, c’est-à-dire comment en réaction à cette techno-euphorie et à la certitude de contrôle que la médecine prétend atteindre, on peut développer une clinique de l’incertitude qui n’est pas dupe des limites des moyens, mais qui ne renonce pas à l’efficacité de tout ce qui est déjà mis à disposition, que ce soit au niveau des moyens humains ou matériels. Cette clinique intègre l’imprévisibilité, la méconnaissance et la vulnérabilité au cœur de son ethos. Elle laisse la place à tout ce qui reste à vivre, et à l’inédit de ses instants de soins.
Julien : Cela renvoie au travail de tous ceux qui sont dans des équipes de soins palliatifs en ville ou à l’hôpital, à toute l’éthique du care, à tout ce que l’on peut faire pour accompagner les gens sans les guérir : la prise en soin de leurs souffrances et de leurs douleurs, dans leur environnement de vie, auprès de leurs familles. Toutes ces prises en soins sont invisibles soit parce que réalisées majoritairement par des femmes, soit parce que cela n’est pas valorisé financièrement (souvent la conséquence de statut mal considéré des soignantes) ou techniquement. Cela n’est pas mis en avant quand on parle de progrès ou d’innovation. On a fait beaucoup de progrès dans l’accompagnement non technique, au sens technologique et technoscientifique, pour comprendre les personnes âgées avec des troubles cognitifs ou ce qui se cache derrière une douleur ou une souffrance sur le plan psychosociologique. Ce qui est mis en avant malgré tout ce sont les progrès uniquement techniques et là on est plutôt dans une optique du cure. C’est le paradigme dominant en médecine. La mort médicale provoquée reste en cela fidèle au cure. La prescription ou l’administration d’un médicament létal demeure dans le cure en occultant toutes les techniques et savoir-faire d’accompagnement qui rendent service aux gens. Mais il est certain que l’investissement humain est plus coûteux et moins flamboyant que l’injection ou la prise d’un produit létal.
François : La puissance du cure par rapport au care, c’est vraiment une question de mise en valeur car le care est aussi extrêmement puissant. J’ai eu beaucoup de patients qu’on n’arrivait pas à améliorer, malgré toutes les thérapeutiques appropriées, et c’est le cocon de soin que les soignantes avaient réalisé qui leur a redonné vie et qui les a remis en lien avec leurs proches. Ce sont elles qui leur ont redonné le goût de vivre, la force de marcher, de manger… La puissance technoscientifique n’est rien sans toutes ces mains pour la porter, l’accompagner, l’humaniser.
Cependant, il ne faut pas que le débat omniprésent sur la mort assistée élude la dimension de la souffrance sociale et de l’inégalité humaine. L’accompagnement de notre population passe aussi par la valorisation et une juste reconnaissance des situations de souffrances liées à la précarité et aux exclusions sociales, et ça, clairement, cela ne relève pas uniquement de la question médicale ou de la mort assistée, mais de questions aussi politiques afin de garantir un meilleur accès aux soins pour cette population vivant en France.
Julien : Nous ne sommes pas égaux face à la santé, nous ne sommes pas égaux face à la vie et finalement face à la mort. Il y a tout un ensemble de structures sociales créant des conditions sociales qui nous dépassent, d’événements de vie qui ne nous rendent pas égaux en termes de santé et de souffrances et cela peut créer une discrimination et nous invite à une grande prudence si l’aide active à mourir venait à être promulguée. Didier Fassin a montré qu’il existe des « inégalités de vie » qui sous-tendent « une hiérarchie des vies » et donc qu’il y a des vies qui valent moins que d’autres. Les politiques se concentrent habituellement sur certains aspects seulement d’amélioration des conditions de vie, en laissant nombre de gens dans la précarité sociale. Cela conduit à une plus grande fragilisation de leur état de santé. Pendant la pandémie de Covid-19, on a vu qu’en Seine-Saint-Denis, la maladie touchait de manière plus importante et plus grave les personnes qui étaient en grande précarité sociale avec une plus grande mortalité. Ces inégalités de vie sont donc à l’origine d’une inégalité en santé avec des personnes qui seront peut-être plus incitées ou plus enclines à demander une aide médicale à mourir, car tout au long de leur vie elles auront eu plus de souffrances, moins d’encouragement social à faire attention à leur « capital santé » et une santé plus fragilisée. On pourrait aussi leur faire comprendre que leurs problèmes de santé coûtent trop cher et les inciter à demander une mort médicale provoquée. La « hiérarchie des vies » entraîne alors une hiérarchie des dignités des vies valant d’être vécues. Pour beaucoup de partisans et de promoteurs de l’aide active à mourir, l’argument souvent donné est que nous ne sommes pas tous égaux devant la mort. L’aide médicale à mourir serait finalement comme une réponse à cette inégalité, tout le monde pouvant avoir accès à une mort sans souffrance et rapide. Si l’on souhaite que les gens soient plus égaux face à la mort, il faut déjà s’attaquer aux inégalités face à la vie. Dans nos sociétés occidentales, il semble plus facile d’imaginer une mort digne qu’une vie digne car cela demande beaucoup plus d’investissement sociétal et de justice.
François : Étant donné l’organisation actuelle des soins et les délais d’attente, rien ne nous dit que finalement quelqu’un qui aura des difficultés d’accès aux soins n’aura pas aussi des difficultés d’accès à la fin de vie programmée.
Références
1. Isabelle Marin, Sara Piazza, Euthanasie : un progrès social ?, Feedback Editions, 2023.
2. Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, 2014.
3. Carl-Henning Wijkmark, La mort moderne, Payot et Rivages, 2020.
4.Jean-Pierre Pierron, « Le premier du soin dans les derniers soins », In La mort et le soin : autour de Vladimir Jankélévitch, PUF, 2016.