Lorsque j’ai accepté de la prendre en « thérapie », j’enfreignais les adages de mon vieil analyste conseillant d’avoir de l’« appétit » pour ceux que nous recevions au long cours. En plus, j’avais fait une erreur d’appréciation ou de diagnostic. Elle était peu « avenante », peu « parlante », étudiante dans une discipline scientifique ; après plusieurs échecs de rencontre avec des psychanalystes, mon nom lui avait été donné par un de mes confrères et ami de sa ville d’origine. Il m’avait semblé difficile de la renvoyer à nouveau d’autant qu’elle avait alors des signes dépressifs très nets. Avec quelque présomption, j’avais eu envie de l’« animer » et de lui permettre de s’épanouir quelque peu. J’avais accepté sa proposition d’horaire de séance en fin de journée, la « dernière » qui se trouvait libre pour moi. Après coup je me suis dit qu’elle s’assurait ainsi une présence plus continue dans mes pensées ! ! C’était une sorte d’accouchement au forceps, plus dans la souffrance que dans la joie, mais non sans tendresse.
Un soir d’hiver, le silence s’était établi sans que je puisse l’amener à le rompre ou à l’expliciter et, ce jour là, j’étais lasse, je l’ai un peu abandonnée. Elle ne l’a pas entendu de cette oreille et a commencé à balancer avec force tous les coussins du divan autour d’elle, sur tout ce qui se trouvait sur ma table et qui tombait à grand bruit. J’étais sur le qui-vive du coup ! Je me sentais agressée, certes, amenée à faire le deuil de bricoles qui avaient une histoire, attristée aussi, peinée par son intolérance et je cherchais comment conclure tranquillement cette incartade de « vilaine » quand plus rapide que moi, elle s’est précipitée sur mes livres chéris de ma bibliothèque, les envoyant valser en tous coins comme des papillons que je voyais voler, d’abord avec un pincement de cœur, m’obligeant à me détacher d’eux que je n’emporterai pas avec moi à ma mort, puis avec un peu d’étonnement devant toute cette rage. J’étais apparemment passive dans mon fauteuil, mais plus du tout dans le même état qu’au début de la séance, bien sur le pont, ce qu’elle n’a pas saisi, engluée dans sa « frustration colérique » ; mon attitude l’irritait et elle se déchaînait. Et tout d’un coup, j’ai pensé à une colère mémorable de ma fille à environ 3 ans, où ce que je lui disais ne pouvait être entendu. Je l’avais emmenée dans sa chambre pour qu’elle « réfléchisse »,ce qu’elle avait fait, s’étant complètement approprié mon discours et me le resservant un moment après. Alors j’ai eu un petit rire intérieur situant mieux le lieu de ce passage à l’acte et j’ai attendu que toute la bibliothèque soit vidée en même temps que sa colère, supputant qu’elle n’irait pas jusqu’à m’agresser, le climat n’étant plus le même. Cette évocation de ma fille, m’avait redonné une capacité aimante positive et lorsqu’elle s’est retrouvée les bras ballants au milieu de cet amoncellement qui me faisait penser à un autodafé, je l’ai prise très gentiment par la main comme une toute petite fille, lui ai expliqué que lorsqu’on avait tout mis en l’air il ne restait plus qu’à ranger, car ce n’était pas bon de rester sur une image de chaos. Nous l’avons fait ensemble pratiquement dans un silence non tendu, elle a tenu à ce que tout soit reclassé comme il faut. Cela nous a demandés du temps, ce qui nous a permis de nous restaurer et de recréer une relation paisible, et à la fin de cette rencontre qui a duré plus de 2 heures, je lui ai fait payer 2 consultations un peu « pédagogiquement » : une « ordinaire » avec feuille de Sécurité Sociale et une « extraordinaire » restant à sa charge puisqu’elle avait allongé la rencontre de son chef. Elle a accepté, je l’ai revue jusqu’à la fin de l’année universitaire qui marquait la fin de ses études. Elle est partie dans une autre ville et jamais nous n’avons pu reparler de cette « fureur », mais à partir de ce moment là ses récriminations ont diminué d’intensité tandis qu’un aspect un peu positif apparaissait avec une critique légère de certaines de ses interprétations.