Lanja Andriantsehenoharinala
Médecin généraliste
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- L’incertitude, un point de départ peut-être utile pour explorer le couple dual vérités-mensonges.
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Incertitude partout
La pratique soignante est une pratique originale tournée vers l’autre qui nécessite en particulier de prendre des décisions en situation d’incertitude. Incertitude liée au vivant, système complexe où l’être humain est cet « insondable mystère » comme entendu dans la bouche de cet homme qui raconte son parcours d’objecteur de conscience pour refuser d’être juré d’assises (Les Pieds sur Terre diffusée le 12 décembre 2018 sur France Culture). Il y a aussi ces incertitudes liées aux limites de compréhension et de description de la maladie et de la guérison. L’extension du domaine de la connaissance en médecine parvient-elle à les réduire ? En vérité, plus on en sait, moins on en sait. Ainsi, invariablement, le soin présente une certaine prise de « risque » concernant l’autre.
Une nouvelle sociologie des professions décrit les soignant.e.s, et particulièrement les médecins comme professions prudentielles (Champy, 2011 [1]). Le mot prudence est emprunté à Aristote. J’ai souri en le lisant parce qu’il me renvoyait au souvenir de mes parents et de leurs années étudiantes. Dans leur groupe de faqueux malgaches, l’un d’entre eux avait hérité du surnom de Prudence parce qu’il avait décidé de faire sa thèse de philosophie sur le sujet. Il faisait rire les autres parce qu’à force de prudence, sa thèse restait bloquée à l’état d’embryon… Au-delà de la paralysie, qu’en dire ? F. Champy écrit : « (…) [la pratique prudentielle] désigne un mode de connaissance et d’action requis dans des situations où l’application mécanique directe et simple soit de savoirs scientifiques, soit de routines serait inappropriée. Concrètement, il s’agit de situations ou de problèmes qui se caractérisent par leur haut degré de singularité et leur complexité. Le cas typique est représenté par la médecine ». La pratique prudentielle décrit en somme cette attitude soignante face aux incertitudes intrinsèques à son objet.
Exigence de moyens
Ces incertitudes ne diminuent en rien l’exigence de moyens qui repose sur le.la soignant.e dans son contrat implicite avec le.la patient.e. Mais comment agir en situation d’incertitude ?
G. Bloy [2] a proposé une façon de décrire les positionnements de médecins généralistes face à l’incertitude qui a l’avantage de faire une typologie des attitudes médicales. Sont prises en compte la place accordée à la plainte du-de la patient.e, qui dérange par son aspect non académique et parfois protéiforme, et la place accordée aux données établies par des méthodes scientifiques, dites données biomédicales. Se dessinent alors des idéaux-types, entre médecin « technique, minimal.e » de type objectivité à distance ; médecin du colloque singulier prépondérant et qui est dans un rejet des standards biomédicaux ; ou encore médecin qui chasse le problème par minimisation de l’effort et/ou maximisation du gain économique dans un souci opportuniste. Les attitudes varient bien sûr entre individus, mais aussi au cours du temps (une journée de travail !).
En dehors de l’intérêt descriptif, qu’en tirer ? Si l’exigence de moyens est une priorité, pourquoi s’escaner ? Autant déployer tout l’arsenal du progrès médical disponible pour éradiquer l’incertitude ! En réalité, on sait à travers les travaux sur la prévention quaternaire qu’en faire plus (trop ?) n’est pas toujours dans l’intérêt des gens (voir Pratiques n° 63 : En faire trop ?)
Exigence de finalité : vigilance quant aux conflits d’intérêts
C’est que se trouve en équilibre avec l’exigence de moyens une exigence de finalité : celle du service à le.la patient.e, dans son intérêt supérieur. Plus facile à dire qu’à évaluer ! Cela demande au moins de déterminer les acteurs du système de soins qui ont des intérêts divergents : contrôle politique, juridique, intérêts économiques ou plus simplement intérêt de pouvoir. Pour les industriels du médicament, c’est l’évidence : leurs gains passent au-dessus de la santé du plus grand nombre. Mais pour les pouvoirs publics, les institutions sanitaires (Haute autorité de santé-HAS, Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé-ANSM) ou l’Assurance maladie, il faut aussi être vigilant :
- D’abord, leurs conflits d’intérêts avec les industriels sont omniprésents. Pour preuve récente, la HAS a encore dû abroger en 2018 une de ses recommandations (sur la prise en charge de l’excès de cholestérol) et ce avant que le Conseil d’État ne se prononce sur l’affaire, suite à une requête portée par le Formindep (collectif pour une Formation médicale indépendante) pour conflits d’intérêts des experts.
- Ensuite, il faut comprendre qu’aujourd’hui, le rapport de force est défavorable concernant l’autonomie au travail, et les soignant.es n’y échappent pas. La prise en main croissante normative par l’État ou les systèmes assurantiels produit par exemple des injonctions à la « qualité », à travers des primes à la performance dites Rémunération sur objectifs de santé publique (ROSP), dont les critères ne sont pas entre les mains des professionnel.les. En ce sens, on peut rejoindre l’analyse de Nicolas Da Silva [3], qui parle de prolétarisation : les soignant.e.s sont dépossédé.es de leur outil de « production » au profit de gestionnaires dont l’enjeu est le contrôle et pas la santé.
Décider résulte de paris, d’une estimation hiérarchisée des moyens et des finalités. Ceci est rendu compliqué par l’attitude de certains acteurs du système de soins dont il faut désormais se méfier quand ils prétendent nous former, nous informer ou nous faciliter la vie. Et démêler le vrai du faux, c’est-à-dire démêler, dans les discours et les procédures, ce qui relève de leurs intérêts devient un second travail à effectuer en pratique clinique et auquel il faut se former.
Réduire l’incertitude : faire confiance ?
Pour réduire une part de l’incertitude, à quelles conditions faire confiance aux données biomédicales ou déceler les « mensonges » de la science instrumentalisée ? La formation initiale en la matière est rachitique. De mon temps, la lecture critique d’articles n’était qu’une vague recherche des biais statistiques sans réflexion sur les conflits d’intérêts, les données non publiées ou les manipulations (images, chiffres etc.). Personnellement, je n’ai pas consacré assez de temps en autodidacte pour me passer d’arguments d’autorité. Je m’en remets à la lecture de Prescrire et à un ensemble d’outils qui gravitent autour de la planète de la médecine indépendante : le forum des lecteurs avertis de Prescrire, le site du Formindep, les blogs de médecins connus du « milieu », la lettre d’information de la campagne AllTrials [4] ou du service de pharmacologie du CHU de Toulouse (BIP31), des collaborations comme la Cochrane. Quel n’a pas été alors l’effroi d’apprendre que cette dernière est elle-même en proie à des conflits d’intérêts, révélés au sujet du renvoi du Dr Peter Gøtzsche, un de ses membres les plus rigoureux [5] ? Faut-il douter désormais de leurs recommandations ? À quel point la gravité des faits entache la probité de la Cochrane ? Franchement, si l’élite se fourvoie, il y a de quoi être pris d’un vertige paranoïaque.
Vérités/mensonges dans l’ère contemporaine
Finalement, ce qui précède est déjà connu : conflits d’intérêts, contrat moral de moyens, intérêt du patient. Quoi de neuf sous le soleil de la modernité ?
Aujourd’hui se posent des questions sur la « vérité ». D’aucuns s’inquiètent du fait que le problème n’est pas que des interprétations divergent à partir de faits, ce qui permettrait encore de débattre. Mais que les faits eux-mêmes soient tenus comme vaguement réels, voire sans aucune importance, ce qui fait nommer notre ère comme celle de la « post-vérité ». Par ailleurs, le traitement médiatique des informations – aggravé par les pratiques structurelles liées aux réseaux sociaux – met au même plan des éléments établis et non établis, contribuant à brouiller les frontières. Dans le domaine médical, des efforts sont entrepris pour restaurer de la « scientificité » pour que, par vases communicants, la croyance diminue au prorata de la connaissance. Mais est-ce suffisant ? « Je crains, malheureusement, que le fact-checking, si nécessaire soit-il, ne suffise pas à rétablir le sens critique mis en danger par la "post-vérité" » (Myriam Revault d’Allones).
Du côté des patient.es : elles et eux aussi participent aux décisions et sont plongé.e.s dans le monde déstabilisant de la post-vérité qui fait baigner les cerveaux dans la crédulité et surtout l’impuissance. Comment travailler avec leurs attentes ? Vont-elles se modifier vers plus d’exigence de « vérité » ? « Est-ce que c’est sûr, ça, Docteur ? ».
La modernité dicte peut-être de s’en remettre au progrès ! Pourquoi ne pas trancher la vérité grâce au couteau de l’intelligence artificielle (IA) ! En effet, les systèmes de production et de recherche d’éléments dits « établis » sont mondialisés et surpuissants. Les capacités de traitement inédites dues au progrès de calcul des nouvelles technologies rendent capables de gérer des données en masse (Big Data). L’intelligence artificielle veut s’imposer comme non faillible. Par exemple, le deep learning permettrait à un ordinateur de reconnaître des images comme évocatrices de cancer, imaginons sur des IRM cérébrales, alors que rien ne s’est déclaré physiquement. Par la comparaison statistique entre des milliers d’IRM cérébrales à des stades différents de la maladie, dont des stades précoces non décelables par un œil humain, même dûment entraîné. L’IA digère, apprend et reconnaît. Les données scientifiques produites par de tels systèmes pourront-elles souffrir d’être contredites ? Seront-elles l’alpha et l’oméga d’une nouvelle vérité scientifique ?
Conséquences possibles
Que peut-il donc se passer après tout ça ?
D’une part, les pouvoirs publics, las des scandales de « complots » qui feraient reculer sa politique de « santé publique » (au choix : élargissement de l’obligation vaccinale, limitation des arrêts de travail par exemple), pourraient utiliser l’arme juridique pour lutter contre la manipulation des informations en santé. L’affaiblissement généralisé des processus de contrôle et de décision des citoyen.n.es par et pour eux-elles mêmes accouche d’une démocratie faible dans laquelle ils-elles sont maintenu.e.s dans des états de dépendance. En particulier en santé, ils-elles sont absent.es des lieux stratégiques : Agence régionale de santé (ARS), Assurance maladie. Vérités et mensonges deviennent des monnaies de transaction émotionnelle entre eux-elles et les décideur.es. Alors ira-t-on vers une loi anti « mensonges sanitaires » sur le modèle de la loi de lutte contre les « fausses nouvelles » (Fake news) en temps électoral, adoptée en novembre 2018 ? Peut-on confier le statut de la vérité et du mensonge aux législateurs.rices ? Une loi ne sera-t-elle pas alors un outil des puissant.e.s ?
Pour limiter le vertige et l’inconfort d’avoir à poser des décisions en santé dans ce brouillard, les professionnel.le.s en « incertitude prégnante « (cf. supra) pourraient prendre le raccourci présenté sur un plateau d’argent : se limiter à pratiquer les « yeux fermés ». Suivre les recommandations d’autorités savantes, suivre les critères de qualité assénés, suivre les injonctions des caisses (dépenses, dématérialisation) etc. Bref, baisser la garde et faire comme les autres. La tentation peut être grande. En effet, essayer de bien faire son travail était déjà complexe. Mais les soignant.e.s sont en plus placé.e.s dans une instabilité continue, devant tout le temps suspecter leurs tutelles de leur casser leur outil de travail ou de produire des normes biaisées. Les nouvelles pratiques de « vérités »/« mensonges » rajoutent du pain sur la planche et bousculent les attitudes de résistance mentale et d’esprit critique qui sont nécessaires pour faire face, non seulement aux détournements incessants d’acteurs aux intérêts contraires aux patient.e.s, mais aussi au déferlement de nouvelles données à intégrer pour soigner.
Dans les deux cas, l’ère de la post-vérité aura accéléré des mutations déjà en cours : un État autoritaire qui s’arroge de nouveaux droits quand ses intérêts (ou ceux de ses amis industriels) peuvent être en cause, et un corps professionnel usé qui cède, abandonne sa pratique prudentielle pour l’industrialisation des soins et réalise par là même la prophétie de ses contrôleurs (geôliers ?).
Conclusion
Cette situation est désarmante dans le sens plein du terme : l’incertitude, le jeu du vrai/faux par les lobbys de toute sorte, la défiance envers les indépendant.e.s historiques, et la nouvelle économie de l’information en post-vérité… Individuellement, que faire si l’on veut tout de même faire face, travailler auprès des gens utilement et sans s’épuiser ? Et collectivement, que faire pour éviter les conséquences évoquées ?
Myriam Revault d’Allonnes [6] : « Rétablir la vérité des faits ne prend toute sa force que si l’on est capable d’inscrire ceux-ci dans un récit qui ouvre une autre proposition de monde que celui au sein duquel on a l’impression d’être condamné à vivre au motif qu’"il n’y a pas d’alternative". (…) Lorsque s’efface la distinction entre vrai et faux, entre fait et fiction, l’imagination elle aussi dépérit. Il ne s’agit donc pas tant de "survivre" que d’imaginer d’autres (de nouvelles) manières d’habiter le monde ou, si l’on préfère, d’explorer les possibles liés à la puissance de l’imaginaire. »