Philippe Batifoulier et
Nicolas Da Silva,
économistes, Université Paris 13
Le Haut conseil pour l’avenir de l’Assurance maladie (HCAAM) est un organisme chargé de proposer des pistes de réflexion pour réformer l’Assurance maladie. En 2021, il a publié quatre scénarii d’articulation entre assurance maladie obligatoire (la Sécurité sociale) et assurance maladie complémentaire allant de ne rien changer ou presque (scénario 1) à l’extension de l’assurance maladie complémentaire, cette dernière devenant un service d’intérêt général (scénario 3) ou à « décroiser » les paniers de soins pour faire de l’assurance privée une assurance supplémentaire et non complémentaire (scénario 4). Les assureurs et la presse n’ont retenu que le scénario 2 « d’extension de la Sécurité sociale » parce que le ministre Olivier Véran a plusieurs fois manifesté son intérêt pour cette option.
Ainsi est né le débat sur la « Grande Sécu », c’est-à-dire l’extension du domaine de la Sécurité sociale sur le territoire des complémentaires santé. La Grande Sécu désigne une prise en charge à 100 % du tarif de la Sécurité sociale (dit tarif conventionnel). Le ticket modérateur serait donc supprimé et la consultation médicale de 25 euros prise en charge intégralement par la Sécurité sociale. Les forfaits hospitaliers disparaîtraient aussi. Le nouveau système généraliserait le mécanisme de l’Affection longue durée et uniquement ce mécanisme car le projet de Grande Sécu de l’HCAAM reste dans le périmètre actuel du remboursement de la Sécurité sociale et ne dit rien sur les dépassements d’honoraires et tous les tarifs payés par le patient qui n’ont plus rien à voir avec le tarif de la Sécurité sociale, pour l’hébergement hospitalier, l’optique, l’auditif et le dentaire. Les complémentaires existeraient toujours, mais sur un marché plus étroit, celui au-delà du tarif de la Sécurité sociale.
Ce n’est donc pas une révolution, mais une réduction de la part de marché des complémentaires. Les assureurs et leurs relais politiques se sont donc employés à torpiller la mesure, dénonçant le retour du « Gosplan » des « stalino-technocrates » et criant à l’horreur de l’alourdissement des comptes publics. Selon la présidente de la Fédération française de l’assurance, la « Grande Sécu » s’apparenterait même à « Cuba sans le soleil » !
Pourtant, il n’y a rien de neuf dans cet épisode. On sait depuis très longtemps que les complémentaires santé bénéficient d’un privilège politique parce qu’elles font moins bien et plus cher que ce que fait la Sécurité sociale. Un premier constat très simple est que le système français est très compliqué parce que deux assureurs remboursent les mêmes soins. Le patient a besoin de sa carte Vitale, mais aussi de son attestation mutuelle. Cette lourdeur administrative est dommageable aux messages de santé publique comme on l’a vu dans la période de crise Covid où il a été plus facile, par exemple, de déployer la télémédecine parce qu’il n’y avait pas de part complémentaire. Le deuxième argument en défaveur des complémentaires porte sur les inégalités d’accès aux soins dont elles sont l’un des vecteurs principaux. Alors que la part Sécurité sociale est remboursée de la même façon pour tous, la part complémentaire est remboursée en fonction de la qualité des contrats d’assurance. Ceux qui n’ont pas de complémentaire (environ 4 millions de personnes en France) ne sont pas remboursés et doivent payer les tickets modérateurs, forfaits et dépassements d’honoraires. En outre, tout le monde n’a pas la même complémentaire et ceux qui ont les complémentaires les plus couvrantes sont ceux qui peuvent se les payer. Le système français marche sur la tête. Du fait de l’importance des complémentaires, ceux qui ont le plus besoin de soins sont les moins couverts. Tout euro de remboursement qui sera transféré de la complémentaire à la Sécurité sociale sera un euro d’égalité.
La Grande Sécu sera aussi économe en dépenses de santé car les inégalités sont coûteuses pour les finances publiques, parce que les malades qui ne peuvent pas payer le ticket modérateur en ville faute de mutuelle vont à l’hôpital ou attendent, au risque que la maladie s’aggrave. Le retard ou le report de soins se paye très cher. Les détracteurs de la grande Sécu mettent en avant la charge pour les finances publiques qu’elle entraînerait passant sous silence la gabegie actuelle des complémentaires. Il est de notoriété publique, de la Cour des comptes au monde universitaire, que les complémentaires coûtent très cher en frais de gestion et sont une illustration parfaite que l’on peut coûter plus pour rembourser moins. Les complémentaires dépensent 7,5 milliards d’euros de frais de gestion, soit un peu plus que les 7,3 milliards d’euros de frais de gestion de la Sécurité sociale. Mais pas pour la même surface : avec moins de frais de gestion, la Sécurité sociale couvre 158,8 milliards d’euros de prestations de biens et services médicaux (soit 78,1 % du total des prestations) alors que les complémentaires ne financent que 27,3 milliards d’euros (13,4 % du total).
Autrement dit, la Sécurité sociale finance au moins cinq fois plus de la dépense de santé que les complémentaires en dépensant moins en frais de gestion. C’est le patient qui paye ces frais de gestion. Il laisse un « pognon de dingue » aux complémentaires pour se compliquer la vie avec la double assurance et subventionner les inégalités d’accès aux soins. Le patient paie aussi toutes les incitations fiscales et sociales qui se sont développées pour soutenir les assurances privées, notamment les complémentaires d’entreprise. Le patient aurait ainsi tout à gagner à rapatrier l’argent qu’il met dans une complémentaire santé vers la Sécurité sociale. Le ministre l’a bien compris : réduisons les dépenses par la Grande Sécu !
Les adversaires au projet de Grande Sécu n’ayant pas d’arguments pertinents à opposer sont réduits à susciter la peur. Trois chiffons rouges sont agités : la médecine à deux vitesses, le « trou de la Sécu » et les conséquences en termes de chômage. La Grande Sécu produirait une médecine à deux vitesses avec d’un côté les ménages qui seraient restreints aux remboursements de la Sécurité sociale et d’un autre côté ceux ayant les moyens de s’offrir des services plus chers et de meilleure qualité. Dire cela, c’est oublier que la médecine à deux vitesses n’est pas un risque, mais une réalité. En 2016, la moitié des contrats individuels vendus par les complémentaires ne remboursent pas les dépassements d’honoraires. La moitié des contrats remboursent mille euros ou moins pour les audioprothèses alors que leur coût médian est de trois mille euros. Le projet de Grande Sécu ne changerait rien à cela puisqu’il porte uniquement sur le ticket modérateur et laisse les complémentaires agir sur les prix supérieurs aux tarifs conventionnels. Par ailleurs, les détracteurs du projet laissent penser qu’il conduirait à aggraver le « trou de la Sécu ». Là encore, la critique vise mal puisque l’enjeu n’est pas d’augmenter les dépenses de santé, mais de les réduire. Le coût annuel de la Grande Sécu a été estimé à 22,4 milliards d’euros, soit deux fois moins que la prévision de la Fédération française de l’assurance. Surtout, il s’agit de transformer un prélèvement obligatoire privé inefficace et injuste (les complémentaires santé) en prélèvement obligatoire public efficace et juste (la Sécurité sociale). Les économies réalisées pourraient même être utilisées pour réduire le déficit de la Sécurité sociale ! Le dernier argument mobilisé pour s’opposer à la Grande Sécu est le risque de chômage qu’elle fait peser sur les salariés des complémentaires santé. Ce risque est réel et il faut le prendre au sérieux en mettant en place des processus de transition professionnelle pour les quelques dizaines de milliers de personnes concernées. Mais on ne peut pas s’opposer à la Grande Sécu au motif que cela met en péril le travail des publicitaires des complémentaires santé !
La réforme de la Grande Sécu est une réforme d’efficacité et de justice. Est-ce que le projet de Grande Sécu réglera tous les problèmes du système de santé ? Évidemment non. Faudrait-il en faire plus ? Oui : il faudrait que le niveau des dépenses de santé augmente, notamment pour alléger la détresse que vivent les professionnels et les patients dans l’hôpital public. Oui : il faudrait que la régulation des professionnels de santé soit plus efficace, notamment en combattant les dépassements d’honoraires, les déserts médicaux et les rentes de l’industrie pharmaceutique. Oui : il faudrait que le pouvoir de décision ne soit plus entre les mains du ministère et des Agences régionales de santé (ARS), mais aux mains des intéressés car ils sont les meilleurs experts de leurs propres besoins de santé. Ce n’est pas parce que la réforme de la Grande Sécu est impuissante sur tous ces sujets qu’elle est inutile. C’est surtout que le chantier pour l’avenir de notre système de soin est immense. Prenons ce qui est à prendre, l’appétit vient en mangeant !