Entre contrôle et liberté

Au départ, il y a deux affirmations qui peuvent apparaître contradictoires. Première affirmation : la socialisation de la dépense de santé, dit autrement le fait que la plus grande part des revenus des professionnels soit issue de financements collectifs, rend nécessaire et légitime une intervention de la société dans le domaine de l’activité des soignants. Seconde affirmation : parce que l’activité des soignants prend très principalement la forme d’un travail intellectuel à partir d’une réalité humaine irréductiblement diverse, la qualité même de cette activité suppose que les soignants disposent d’une grande liberté. Légitimité de l’intervention de la société dans le domaine de l’activité des soignants, nécessaire liberté des soignants, comment résoudre cette contradiction ?

Nous sommes aujourd’hui coincés entre ceux qui veulent en rester au « petit commerce » du soin et ceux qui rêvent de la « protocoliser ».
Certain verraient bien une solution à cette contradiction dans la « désocialisation » de la dépense de santé. Ils rêvent d’une situation dans laquelle le rapport du soignant et du soigné résulterait d’un contrat individuel passé avec un patient isolé finançant lui-même sa dépense. Pourquoi dès lors, pense-t-il, la collectivité viendrait-elle mettre son nez dans ce contrat ? Ils ont tort de deux façons. D’une part, parce que même s’il s’agissait d’un contrat strictement individuel, la dimension collective des questions de santé fait que la société ne peut se désintéresser de ce qui se passe ici. Et, au reste, personne ne demande que n’importe quel produit puisse être vendu comme médicament, que n’importe qui puisse s’installer comme kiné, infirmier ou médecin… D’autre part, parce qu’une désocialisation de la dépense de soins, une diminution des niveaux de prise en charge par la collectivité, serait un facteur d’augmentation des inégalités d’accès aux soins. En réclamant une « liberté tarifaire » qui renverrait toujours plus de dépenses à la charge de leurs patients et en réclamant une liberté totale dans leur activité, les médecins « libéraux » font preuve d’une certaine cohérence. Mais cette cohérence qui construit la liberté des professionnels sur le dos des patients les plus pauvres conduirait à une perte de cohérence de la société elle-même.

D’autres verraient bien une solution dans la diminution de la liberté d’action des soignants. Ils expliquent doctement que la science médicale est devenue trop complexe pour que les soignants de base puissent espérer la maîtriser. Et ils montrent que, dans les faits, ils ne la maîtrisent pas en apportant au moulin de leur démonstration les preuves de nombreuses erreurs de prescription. Il faut donc, au nom de la qualité, encadrer l’activité des soignants dans des protocoles, des référentiels, des normes établis par « ceux qui savent ». Le contenu du rapport du Haut Conseil de l’Assurance Maladie sur ce sujet est éclairant quand il prétend améliorer la qualité par des voies de contrôle externe et d’incitations financières. La question ici est : voulons-nous, demain, que les professionnels du soin déterminent leur comportement en fonction de stimuli financiers ?

L’enfermement des uns dans le modèle d’une pratique isolée qui n’aurait de compte à rendre à personne et la volonté des autres de se doter de moyens de « gérer » une dépense dont ils ont la responsabilité se sont combinés sur un terrain déjà miné. Depuis plus de dix ans, les pouvoirs publics, plutôt que d’affronter un corps médical dont les principales organisations n’ont pas encore intégré l’existence de l’Assurance maladie, ont multiplié les politiques de « contournement ». Dans le domaine de la politique conventionnelle, la pratique de la signature minoritaire a produit les mêmes effets délétères que dans l’ensemble du champ social : éparpillement des organisations, signatures d’accords que l’on respectera d’autant moins que l’on a choisi l’organisation signataire pour sa faiblesse. On a, de plus, suivant les époques, tenté de joué telle profession contre telle autres (les pharmaciens contre les médecins, les paramédicaux contre les médecins…). Le résultat n’est pas bon.

Le nombre des professionnels, leur répartition professionnelle et territoriale, leurs revenus. Toutes ces questions doivent, enfin, relever de la délibération et de la décision collective.
Nous sommes dans un pays où la combinaison d’une absence d’information et d’un manque d’objectif fait qu’il n’y a pas de politique publique dans des domaines qui relèvent pourtant clairement de la décision collective. Nous n’avons pas de politique publique dans le domaine de la démographie médicale (nombre total de professionnels, répartition des professions en fonction de leur spécialité ou de leur métier, répartition géographique de ces professionnels). Le numerus clausus est ici au mieux un moignon d’outil politique, puisqu’il ne régule que l’entrée dans les études, sans rien pouvoir faire sur la répartition par spécialités ni sur la répartition géographique. Nous n’avons pas de politique publique dans le domaine des revenus de professionnels. Les écarts considérables qui existent ici entre professions (infirmières par rapport aux médecins), entre spécialités (radiologues à une extrémité, généralistes à l’autre), entre statuts (hospitaliers ou spécialistes en clinique privée) sont les résultats non maîtrisé de situations sur lesquelles personne n’a barre. Nous n’avons même plus de politique dans le domaine de la permanence des soins ! Mais dans le même temps où les pouvoirs publics n’ont pas les moyens d’agir sur des questions qui relèvent pourtant à l’évidence de choix collectifs, on voit ces mêmes pouvoirs publics (caisses d’assurance maladie ou Etat suivant les choix d’organisation de l’Assurance maladie qui auront été faits) se fixer comme objectif prioritaire d’agir dans des domaines qui sont au cœur de l’exercice médical (références de bonnes pratiques, normes opposables…).

La question des champs respectifs de la décision collective et de la liberté professionnelle dans le domaine du soin n’est pas posée. C’est sur cette question qu’il faut, enfin, réfléchir. Si nous ne discutons pas de cette question, la réaffirmation, cent fois répétée « qu’on ne peut pas réformer l’Assurance maladie sans les professionnels » restera une lapalissade sans contenu.

Il nous faut disposer d’informations sur la démographie médicale, sur ce qui fait que les professionnels ont plutôt tendance à s’installer ici plutôt que là . Il faut débattre collectivement des objectifs et du système de soins que nous voulons. Il faut, armés de ces informations et débats, mettre en place des politiques publiques dans le domaine de la répartition professionnelle et spatiale des soignants.
Il nous faut des informations sur les revenus de professionnels. Il faut débattre collectivement des objectifs et du système de soins que nous voulons . Il faut mettre en place des politiques publiques dans le domaine des revenus des professionnels.

Quand nous commencerons à mettre en place ce genre de politique, dont les effets ne pourront être sensibles qu’à terme, nous pourrons commencer à regarder du coté des pratiques. Il faudra alors se poser quelques questions. La liberté nécessaire de la pratique des professionnels est-elle la liberté d’individus isolés ou l’auto-organisation des professionnels ? Rêvons-nous de pouvoir un jour imposer des formes de contrôle externe à chaque professionnel du soin ou faisons-nous le choix d’un contrôle interne mis en place collectivement par les professionnels eux-mêmes ?

Contre l’illusion d’un contrôle externe (administratif ou financier) de l’activité des professionnels, construire, sur la base de formes de travail coopératives, une collectivité de soignant capable d’auto-régulation.
On voit bien ici la difficulté. L’auto-organisation des professionnels a explosé et ce qui en subsiste le plus visiblement s’organise sur la base de la défense d’une autonomie professionnelle individuelle et baigne dans une idéologie au mieux indifférente, au pire hostile à l’Assurance maladie solidaire. Personne ne dispose d’une formule magique pour faire surgir un acteur collectif représentatif des professionnels du soin avec lequel les pouvoirs publics devraient négocier. Et c’est cette absence d’acteur collectif qui pousse les gestionnaires à vouloir agir sur les pratiques, qui ne peuvent évidemment pas être laissées au libre arbitre individuel de chaque professionnel, avec des procédures qui ont relevé du contrôle administratif (RMO), mais dont on voit bien qu’elles pourraient dériver vers des mécanismes marchands (utilisation des modes de rémunération comme « incitatif »). Nous ne pouvons nous passer d’une auto-organisation des professionnels avec laquelle les pouvoirs publics auront à mener de façon rigoureuse des négociations pas toujours simples, car les contradictions entre les intérêts des uns et des autres existent.

En posant clairement la question de ce qui doit relever de la décision collective et de ce qui doit demeurer de la compétence des professionnels, on ouvre la voie d’une part à des politiques publiques fortes dans des domaines comme la démographie, la formation, les rémunérations, d’autre part à la constitution d’acteurs professionnels représentatifs qui connaîtront clairement le champ de leurs responsabilités. Si cette question n’est pas posée, on continuera à voir des discours légitimes sur l’autonomie professionnelle servir de cache-misère à des objectifs de défense corporative et des politiques de mise en concurrence tenter de saper ces résistances en introduisant toujours plus de mécanismes marchands dans le domaine du soin.

1- Les quelques informations disponibles montrent que ce type de choix n’est pas déterminé par des critères uniquement économiques, ce qui ruine les espoirs de ceux qui espèrent résoudre cette question uniquement à coup d’incitations financières.
2- Cette répétition d’une phrase qui figure quelques lignes au-dessus n’est pas une erreur. Elle est là pour rappeler que, dans tous les cas, se fixer des règles sans avoir définis d’objectif n’a guère de sens. Sur la démographie médicale, sur le nombre de lits par habitants, on a vu des experts affirmer que l’objectif devait être d’emmener tout le monde à la moyenne ! Pourquoi la moyenne d’une situation non pensée, non décidée, devrait-elle devenir la norme ?
3- Ou cauchemardons-nous…

Pratiques N°27, janvier 2005

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