Pratiques : A-t-il fallu pour Act Up s’approprier le langage technique et spécifique du monde médico-scientifique, se faire entendre, était-ce une condition indispensable ?
Act Up : Oui il a fallu s’approprier les termes scientifiques, mais il faut encore le faire systématiquement et les faire circuler. Ce n’est pas uniquement pour être compris du milieu médical, car il y a d’autres moyens de s’exprimer, mais dans la mesure où on pense que chaque malade doit être acteur des décisions thérapeutiques qui le concerne, il est indispensable qu’il comprenne et connaisse les termes utilisés par les médecins afin de se les réapproprier. C’est un des fondamentaux de « l’activisme sida » dès le début des années 80. Cela nous a permis de parler d’égal à égal avec les soignants sur le plan individuel, mais aussi collectivement en tant que groupe de pression.
Habituellement, en médecine générale, nous sommes dans une démarche envers les patients d’explication par des mots ou des schémas compréhensibles, alors que vous vous êtes emparés du discours médical sans attendre que le médecin vous donne des informations.
Tout à fait, ce n’est pas par méfiance envers le milieu médical, même si c’est parfois justifié, mais c’est par esprit critique et la volonté de ne pas dépendre d’une pédagogie, d’une vulgarisation de la part du médecin qui peuvent être suspectes de banalisation ou d’influences. Nous voulons comprendre, être informés à la source, c’est pour cela que nous allons dans les conférences, que nous demandons à recevoir et à suivre les études, les enquêtes, que nous sommes intégrés dans des structures comme l’Agence Nationale de Recherche sur le Sida. Il y a une partie diffusion qui est très importante également. Par exemple, nous avons mis à disposition un glossaire, diffusé en brochure et sur notre site. Il n’est pas conçu comme un outil de vulgarisation des termes techniques qui d’une certaine manière infantilise les malades, mais il permet aux personnes séropositives ou malades du sida de s’approprier le langage technique qu’ils vont rencontrer en permanence. Il y a également une raison plus historique, plus sociologique, en dehors de cet activisme thérapeutique, à savoir que le sida est une maladie nouvelle. Donc, dès le départ, médecins et malades se sont retrouvés à égalité face à des termes et des réalités jusque-là inconnus.
Comment avez-vous fait pour vous forger ces outils ?
Dès le départ, l’idée de glossaire existait à Act Up. On le distribuait à nos réunions hebdomadaires aux militants en le complétant et l’actualisant au fur et à mesure. Puis nous avons pensé qu’il fallait le diffuser au-delà du cercle des militants. Nous éditons donc une brochure spéciale tous les deux ans environ avec mise à jour des nouveaux termes. Comme autre outil de diffusion nous avons également notre revue bimestrielle Protocoles (1).
En l’absence de vulgarisation, comment concevez-vous l’accès à l’information pour qu’elle soit correctement comprise par les personnes ?
C’est vrai que la lecture du glossaire ou de notre revue est exigeante, les lecteurs ne comprennent pas forcément du premier coup. Cette exigence nécessite du temps pour s’approprier certains mots difficiles et complexes.
Qu’elle est la place de l’oralité dans la circulation de cette information ?
Comme toute association, on se tient à disposition pour les personnes qui nous appellent. Un moment important est celui des Réunions Publiques d’Information (RéPI), tous les deux mois à Paris. Sur un podium se tiennent des scientifiques qui vont parler d’un sujet préalablement défini et dans la salle se trouvent des malades, qui ne sont pas forcément dans une association et des militants. Il y a une circulation de la parole, des mots en trois pôles : scientifique, activiste et individuel. Très souvent, c’est l’occasion de se rendre compte qu’un même terme ne désigne pas forcément la même chose. Cela permet la confrontation de l’expertise scientifique avec celle des malades et des associations. La salle renvoie son expertise aux scientifiques. C’est un moment important en termes de diffusion du savoir. Les témoignages sont extrêmement forts, car faits en direct, à la première personne face à des soignants ou chercheurs n’ayant pas l’habitude de les entendre. Par exemple, en 1999, une étude en France sur les risques d’ostéoporose et ostéonécrose des trithérapies a été lancée grâce aux témoignages individuels des malades lors d’une RéPI et au travail de lobbying d’Act Up.
Est-ce qu’Act Up a le sentiment que les mots ont le même sens, la même signification pour les malades et les soignants ?
Ces RéPI ont permis de revoir la notion de certains termes comme « effets secondaires ». Nous avons repris le discours à la première personne des malades qui, au bout d’un moment, quand les médicaments marchent plutôt bien, quand la charge virale est indétectable, disent que les effets dits secondaires deviennent leur premier problème. Leur non-reconnaissance par les médecins, surtout au début des trithérapies, entraîne souvent la non-observance du traitement, car les patients n’ont pas été entendus sur les effets insupportables des médicaments. Autour de cette terminologie-là se joue beaucoup de choses de la réalité individuelle des malades.
Pour répondre sur le plan de la relation individuelle, j’ai envie de donner un autre exemple. C’est celui d’une femme sous trithérapie depuis de nombreuses années qui va voir son médecin car elle se sent oppressée, a du mal à respirer. Son médecin lui répond que c’est dû au stress, que c’est typiquement féminin. Quelques temps après, elle fait un accident cardiaque grave pour lequel elle a été hospitalisée. Le problème de la reconnaissance de la douleur par les mots est très important, le malade utilise les mots qui lui semblent décrire sa réalité. Décrire la douleur est une chose difficile. Est-elle aigue, diffuse ? Très souvent, les personnes qui souffrent ne peuvent qu’exprimer qu’ils ont mal. Pour ça, il y a un fossé entre soignants et malades que justement les RéPI ou nos revues tentent de combler.
D’autre part, on peut dire que certains mots n’ont aucun sens pour les médecins ou ne rentrent pas dans leur champ, soit pas manque de temps ou parce qu’ils ne veulent pas être des interlocuteurs. Par exemple, dans le domaine de la prévention ou de la sexualité, quand un soignant est en face d’une personne séropositive, il devrait considérer cette personne comme actrice de la prévention en tant que telle, chose qui ne se fait presque jamais. Il faudrait alors un dispositif dans les structures de soins qui permette d’aborder ces problèmes. C’est une histoire de moyens, de temps et de culture médicale également.
Les centres d’appel et d’écoutes téléphoniques anonymes ont-ils été des structures importantes pour vous ?
Oui, le fait que cette pathologie associée à la mort, à des tabous, à beaucoup de discriminations, ait des lieux de parole et d’écoute anonymes comme les centres d’appel est très important. C’est indispensable, pour preuve, Sida info Service a démultiplié ses lignes téléphoniques. Il y a maintenant des lignes spécifiques pour la discrimination, pour la sexualité des jeunes, pour les hépatites, pour les droits des malades hospitalisés… Cela montre bien que les lieux de soins ne répondent pas à ces besoins-là.
Comment Act Up a utilisé la parole comme une « arme », est-ce par elle qu’ils ont pu se faire entendre ?
Oui, c’est par la puissance, la force des mots et l’expertise des acteurs que nous nous sommes fait entendre. Un des premiers slogans d’Act Up est « Sida = mort », le contraire de silence c’est le bruit, donc dès que l’occasion se présente, nous nous faisons entendre par une prise de parole. Dire que nous sommes atteints d’une maladie mortelle ne nous sauvera peut-être pas, mais peut améliorer la situation et en nous taisant, c’est sûr qu’elle ne s’améliorera pas. Ce n’est pas tant les mots eux-mêmes qui sont importants, mais le fait de prendre la parole, de rompre le silence quand des choses ne vont pas. La prise de parole maintenant va un peu plus de soi, mais cela n’empêche pas qu’il faille lutter pour la prendre, la garder et surtout quand on ne nous la donne pas !
Comment travaillez-vous, élaborez-vous l’usage de la parole collective ?
C’est le problème de l’élaboration d’un « nous » collectif même si nous sommes issus d’une communauté homosexuelle très diversifiée. Un des moments importants de cette élaboration collective est la Réunion Hebdomadaire d’Act Up-Paris (RH) ouverte à tous. C’est un lieu de débat et de décision, c’est aussi un lieu de témoignage individuel qui peut prendre valeur universelle. La parole de chacun passe par le crible du groupe et se transforme en parole collective. Par exemple, en début d’année, des étrangers sans papiers séropositifs ou malades du sida sont venus témoigner à plusieurs reprises. Act Up a depuis longtemps un discours sur ce problème, mais qui n’a jamais été tenu ni assumé par les personnes directement concernées et là, après plusieurs discussions lors des RH, avec ces personnes sur leur situation, sur les dysfonctionnements de telle préfecture, de l’AME…, une dynamique au sein du groupe a été lancée. Le fait d’être là, d’en parler directement a concrétisé énormément les choses et a permis à ces personnes elles-mêmes de rejoindre la commission spécifique à l’intérieur d’Act Up-Paris et de travailler sur les dossiers suivis par les autres militants français séronégatifs ou pas. Et suite à ça, Act Up s’est approprié lors de manifestations avec des collectifs de sans-papiers, ce « nous » en pleine connaissance de cause, c’est devenu un « nous » collectif. Les RH sont des lieux de discussion stratégiques et pas seulement un lieu de parole individuelle. Si l’ensemble du groupe n’est pas convaincu de la pertinence de telle ou telle stratégie, cela ne sert à rien de la mettre en place parce qu’on n’aura pas le groupe derrière.
Que ce lieu d’expression orale soit le moteur de l’action collective, est particulièrement convainquant. Cela manque cruellement dans les autres espaces de soins ou de santé.
C’est un forum véritable qui rythme la vie d’Act Up. On ne peut pas concevoir Act Up sans cela.