Présenté par Christiane Vollaire
Plusieurs ouvrages sont parus entre 2012 et 2013 [1], concernant les politiques migratoires. Quatre retiennent ici notre attention, dans la mesure où ils s’inscrivent dans quatre registres différents de la critique contemporaine : sociologique, juridique, philosophique et anthropologique.
La corrélation de ces quatre ouvrages, issus de travaux authentiquement réflexifs, fondés autant sur l’analyse que sur l’enquête de terrain, met en évidence une prodigieuse vitalité des sciences humaines et de la philosophie, dans la recherche, dans la conceptualisation des données, dans la rationalisation intellectuelle des enjeux critiques. Mais, pour une large part de ces chercheurs, la publication de leurs travaux, c’est-à-dire ce qui permet de les faire vivre et de les transmettre, constitue un véritable parcours du combattant.
C’est que tous quatre, dans la question centrale des politiques migratoires, dénoncent à tous les niveaux l’absurdité criminelle des technologies de pouvoir. De la prise de décisions politiques injustifiables ne découle pas seulement un régime kafkaïen de l’irrationalité juridique, mais un régime dévastateur de disparition, de mort politique autant que physique pour les sujets migrants.
D’un point de vue sociologique, Marc Bernardot, ayant précédemment travaillé sur les processus d’encampement des migrants, présente, dans un petit ouvrage redoutablement clair, les processus de chasse aux migrants (dénoncées comme telles dans Les Chasses à l’homme du philosophe Grégoire Chamayou) comme des dispositifs de capture. Les politiques migratoires n’ont nullement pour but réel leur but prétendu de préserver l’espace territorial ou « l’identité nationale », mais une finalité nettement moins avouable : celle de capturer des catégories de population en vue de leur asservissement. Un dispositif particulièrement barbare, qui se donne pour prétexte légitimant une « défense de la civilisation ». Bernardot va donc assimiler la chasse aux migrants aux guerres de capture menées au XVIIe siècle par les Indiens iroquois contre les Algonquins en vue de ramener de la main-d’œuvre esclave. Et, ce parallèle établi, il va mettre en évidence les systèmes entrepreneuriaux qui en bénéficient, et la manière dont les décisions étatiques vont en favoriser l’émergence. Bouygues, Sodexho, Vinci, tireront le profit économique de ces politiques discriminantes.
Claire Rodier, comme juriste responsable du GISTI, a elle aussi, à partir d’autres sources, remonté les filières de la chasse aux clandestins, infléchissant son angle d’attaque du point de vue des Droits de l’Homme à celui des politiques de profit. Et les noms qui apparaissent sont les mêmes : Bouygues, qui détient le marché de la construction des centres de rétention ; Sodexho, qui détient celui de leur approvisionnement ; Frontex, agence européenne aux agissements paramilitaires et semi-privatisée, financée exclusivement sur fonds publics, à laquelle les États ont délégué, et en quelque sorte sous-loué, le droit régalien de la surveillance des frontières et des politiques « sécuritaires », c’est-à-dire nécessairement violentes, qui l’accompagnent. À partir d’un matériau brut d’informations fort aisées à se procurer, elle met en évidence les collusions de l’État et du secteur privé dans les profits générés par les politiques migratoires, les parts de marché qui en sont l’enjeu. Xénophobie Business, comme son nom l’indique, présente clairement l’argument idéologique de la défense de la nation dans ses véritables finalités économiques et commerciales, qui n’hésitent pas à sacrifier la vie des personnes aux profits que leur traque peut générer.
À partir de cette évidence du double langage du pouvoir, le propos du philosophe Alain Brossat démonte les mécanismes xénophobes qui construisent la figure de l’étranger à travers des dispositifs de langage et de représentation. Paradigme diabolisé du « terroriste », représentation fictive de l’« autochtone », vont permettre de créer des cristallisations répulsives ou attractives, qui n’ont rien à voir avec un réel originel, et produisent cependant bien des réalités consécutives. Le langage xénophobe n’a rien d’analytique, il n’est nullement au sens propre descriptif ; mais il est en revanche parfaitement prescriptif, et de ce fait performatif : il fait exister la discrimination qu’il impose, non seulement comme réalité destructrice, mais comme mode de pensée subjectivant. Brossat le montre en particulier à partir d’un travail de terrain dans un Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile en Auvergne, et de la peine d’assignation à résidence infligée à un supposé « terroriste » n’ayant pas commis le moindre acte de ce genre. Un pur délit d’opinion, qui régit le racisme des politiques migratoires comme une forme du lynchage collectif.
Un petit ouvrage enfin doit être intégré dans cet ensemble réflexif issu du caractère complémentaire des sciences humaines et de la philosophie : c’est celui de Michel Agier, anthropologue, qui analyse la reconstitution des ghettos dans le phénomène migratoire. Les camps de réfugiés y sont examinés comme espaces d’hétérotopie, au sens que Michel Foucault donnait à ce mot : des espaces hétérogènes au monde supposé commun. Non pas enclaves, mais plutôt lieux d’aberration de l’espace public, ils produisent à la fois de l’exception au sens négatif d’une perversion du droit, et de nouvelles expériences de socialité qui méritent aussi, dans leur spécificité, d’être interrogées. Habiter l’inhabitable, c’est le rude défi auquel sont contraints ceux que les politiques migratoires condamnent au hors-monde, et qui tentent de mobiliser, contre la persécution, les ressources ultimes d’une énergie collective. Raison pour laquelle le ghetto, dans la relégation qu’il inflige, est acculé à faire relation, à l’encontre même des assignations à l’identité.
Ces quatre ouvrages constituent en quelque sorte quatre prismes différents, pour élaborer une analyse critique de ces politiques migratoires qui tendent à détruire non seulement les personnes migrantes, mais l’espace commun qu’on prétend préserver contre elles : l’objet même du politique. Elles fournissent ainsi plus d’une munition, non seulement pour le défendre, mais, plus fondamentalement encore, pour le comprendre.