Troubles dans le lycée

Alexandre Rizzi

« Monsieur, est-ce qu’on a raison d‘avoir peur ? », me demande L. élève de 1re, le 3 décembre 2019. Ou comment, face à l’inconnu qui s’étend derrière la réforme du lycée, « l’école de la confiance », slogan officiel de l’administration Blanquer, ne semble pas remplir toutes ses promesses.

J’ai pris mon poste – le premier en lycée – en septembre dernier, en tant que professeur contractuel en Histoire, Géographie et Enseignement moral et civique (EMC). Cet article est donc tiré d’observations de terrain, de discussions, de rencontres et de lectures au cours des trois derniers mois. L’ensemble n’a pas vocation à être autre chose qu’empirique.
Depuis quelques années, je fais partie des dizaines de milliers de précaires de l’éducation nationale parmi lesquels des assistants et assistantes sociale, d’éducation, de vie scolaire, des secrétaires, des psychologues scolaires, etc.
La réforme du lycée actuellement en cours a été présentée comme une nouveauté qui permettrait aux élèves de choisir 3 enseignements parmi les 11 dits « de spécialité » (EDS) en classe de première. Des enseignements dont il n’est d’ailleurs pas évident d’obtenir le détail sur le site du ministère. Les élèves en abandonnent un dès la fin de cette année et se font évaluer sur cet enseignement à hauteur de 5 % de la note du Bac. Ils en gardent donc deux en classe de terminale qui seront chacun évalués à hauteur de 16 % de la note finale du Bac – soit près d’un tiers de la note. On imagine mal comment ces EDS conservés en année de terminale ne seraient pas fondamentaux pour la suite du parcours estudiantin et professionnel des élèves compte-tenu de l’importance de leur coefficient.

Première problématique : quels Enseignements de spécialité choisir ? Faut-il recréer les anciennes filières ? Si oui, quel EDS abandonner en fin de 1re ? Pour les plus malins des élèves, la possibilité de se renseigner directement auprès des écoles et des universités se révèle être quasiment une impasse car certaines de ces structures ne savent pas elles-mêmes quoi conseiller pour le moment. D’autant que c’est un algorithme qui décidera in fine l’affectation dans le supérieur.
Se renseigner auprès des collègues ? Beaucoup de profs découvrent en même temps que leurs élèves l’architecture de ce nouveau Bac et ses finesses avant de les expliquer. Un ami, embauché lors de cette rentrée dans l’éducation nationale en tant que psychologue contractuel est par exemple amené à expliquer cette réforme devant les élèves : ses collègues ne l’ont que partiellement comprise, m’explique-t-il le 3 décembre dernier.
Alors que mes élèves de 1re ont dû choisir l’année dernière leurs EDS, j’ai dû leur exposer dans le détail en quoi consistait le nouvel examen il y a deux mois. On peut donc légitimement se demander sur quelles bases les choix opérés l’année passée l’ont été, alors que beaucoup de parents ne maîtrisant pas les subtilités de la réforme – y compris de nombreux collègues du primaire, du collège, voire du lycée – ont « externalisé » la prise de décision auprès de leurs fils et filles... qui ont, dans le meilleur des cas, écouté les discours lénifiants de l’administration sur le « choix individuel ». Parce que c’est bien de cela dont il s’agit : le discours sur l’individualisation du parcours – qui renvoie à l’individualisation de la retraite par exemple : nous sommes bien ici confrontés à un projet de société néolibéral global et cohérent. La possibilité de mélanger théâtre, physique et histoire-sciences politiques-géopolitique (la dénomination de la spécialité « histoire ») ou encore, sciences de la vie et de la terre (SVT), anglais et audiovisuel... Bref, la possibilité surtout de se planter en beauté, et de faire des choix malheureux en termes de cohérence. Car, si le papillonnage est officiellement encouragé, il est sans doute périlleux face aux logiques des universités et écoles du supérieur.

Deuxième problématique : la dissolution du groupe classe.
L’enseignement dit « de tronc commun » est réduit à la moitié du volume horaire, soit aux alentours de 14 heures sur 28. Application fanatique de l’individualisme néolibéral (« rationalité irrationnelle » dirait le philosophe John Holloway) la réforme du ministre Blanquer (dont on sait par ailleurs les accointances avec la droite radicale filloniste) aboutit par exemple à ce que lors de l’autre moitié du temps passé en cours au lycée, les élèves sont avec d’autres élèves d’autres classes, qu’ils et elles connaissent encore moins que ceux de leurs classes « officielles ». Les « éléments de langage » visant à valoriser ce nouveau dispositif avancent que, dans certains cas, l’on pouvait déplorer que des petits groupes prennent effectivement l’ascendant, le « pouvoir » dans les classes – du moins, ce sont des arguments que j’ai pu noter lors des réunions de rentrée face aux parents d’élèves de septembre dernier. Mais l’isolement des élèves ne semble pas avoir été pris en compte. Or, si cet isolement pouvait déjà fortement impacter des individus qui traversent une période de leur vie, l’adolescence, qui n’est pas la plus évidente, il semblerait que l’absence d’unité de groupe accentue au contraire ce sentiment qu’ils et elles peuvent ressentir.
Le 28 novembre, deux élèves de 1re sont ainsi venues se plaindre auprès de moi du fait qu’elles ne réussissaient pas à se voir entre elles à cause d’emplois du temps distendus, alors même que les collègues, notamment de langues, les poussent à faire des travaux communs. Il y a là une injonction contradictoire entre les mots d’ordre généraux : « l’école de la confiance » est toujours supposée créer du collectif et faire société si ce n’est renouveler génération après génération le contrat social républicain... et la réalité de l’organisation concrète, possible, d’élèves qui, comme elles me l’ont dit, connaissent à peine les prénoms des camarades avec qui elles passent pourtant la moitié du temps. Sans compter que la multiplication des EDS suppose une inflation professorale : on compte jusqu’à trente professeurs par classe. Des collègues qui ne siégeront jamais aux conseils de toutes leurs classes et n’auront donc pas (jamais ?) de vision d’ensemble, puisqu’ils et elles ne savent pas d’où sortent leurs élèves et donc, avec quels collègues échanger en cas de problème repéré, de conflit, etc. J’enseigne d’ailleurs l’une des rares matières du tronc commun dont l’avantage est d’avoir la classe en entier devant moi systématiquement.
On peut ergoter sur le bac et ses résultats impressionnants pour une classe d’âge, (plus de 88 % de réussite en 2019) il reste, en temps normal, une forte source d’angoisse pour les lycéens et lycéennes. On peut facilement imaginer qu’en période de réforme, cette angoisse ne diminue pas, bien au contraire. Et ce, d’autant qu’il faut ajouter à cela nos propres problématiques de professeurs. À titre d’exemple, jusqu’au 9 décembre dernier, nous n’avions pas accès à la BNS (« Banque nationale de sujets ») et donc, à la méthodologie exacte des épreuves que les élèves sont censés passer fin janvier. À propos de cette BNS, elle propose un ensemble de sujets parmi lesquels les équipes pédagogiques devront puiser afin de les proposer aux élèves en fonction de l’état d’avancement des programmes localement... Lors de l’AG de grévistes du mardi 17 décembre, je me suis vu confirmé par des collègues de Mathématiques que les coquilles, sujets difficiles et bugs divers qui existent dans notre BNS, existent tout autant dans la leur.
Autant de facteurs connus qui sont angoissants et déstabilisants pour des élèves dont le sentiment est bien résumé par la citation introductive : « Monsieur, est-ce qu’on a raison d‘avoir peur ? ».


par Alexandre Rizzi, Pratiques N°88, février 2020

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