Toute personne souffrante trouve légitime de pousser la porte du cabinet médical pour tenter de trouver un remède qui allège sa souffrance : douleur du corps qui brûle, qui se tord, douleur de l’esprit qui vacille, qui ne trouve plus de sommeil, perturbation des émotions qui angoissent, douleur morale qui tyrannise chaque instant de la vie : nous avons à faire avec tout cela. La demande explicite est de faire cesser cette souffrance, nous sommes là pour cela. Mais comment ? en étouffant son expression par l’utilisation de médicaments, en nous contentant de rassurer ou en aidant la personne à mobiliser ses propres ressources pour trouver ses solutions ? Théoriquement nous devons être en capacité de faire les deux, en réalité tout nous pousse à nous contenter d’être les prescripteurs de cette chimie présentée comme la chimie du bonheur. Les médicaments sont de plus en plus performants, et en même temps l’organisation des soins nous pousse à accélérer la cadence par la multiplication des actes. Plus la société souffre plus ses médecins sont contraints de banaliser le mal être. Quelle est notre mission aujourd’hui ? Gérer le mal-être ou défendre le bien-être ? Répondre à cette question c’est s’interroger sur la finalité de l’exercice médical, c’est remettre en cause cette idée largement défendue par la profession que la médecine d’aujourd’hui est triomphante. Derrière les succès de la technologie se cache la pauvreté de la relation humaine. Il ne peut y avoir de guérison sans participation de la personne à sa propre guérison. Le meilleur des diagnostics, le plus performant des traitements sont inefficaces si l’envie de guérir est absente. Il est donc logique que, techniciens du corps, nous soyons en plus donneurs d’espoirs.
S’engager avec une personne malade dans la reconquête de l’espoir d’aller mieux, c’est s’engager dans une lutte qui ne doit jamais nous appartenir mais qui doit toujours nous mobiliser. Mais savons-nous faire cela ? Savons-nous être suffisamment à l’écoute pour trouver où sont les ressources de la personne ? Savons-nous décoder derrière la plainte la causalité de la souffrance. ? Sommes-nous prêts à exprimer notre empathie pour que la bienveillance aide la personne à reconquérir l’estime de soi. Toutes ces questions sont présentes quand nous avons devant nous un patient qui exprime sa détresse. Pour devenir thérapeute de l’espoir, notre plus lourd handicap est de rester enfermé dans la théorie de la neutralité. Le médecin doit être neutre, ne pas s’engager autrement qu’en utilisant ses compétences, prendre parti c’est choisir son camp et le médecin n’a pas de camp. Cette théorie largement enseignée dans nos facultés, suppose que prendre parti c’est perdre le pouvoir de soigner, c’est perdre la distance supposée nécessaire à la confiance, c’est montrer des émotions néfastes pour la clairvoyance du jugement. C’est cette théorie qui assèche notre humanité et nous conforte dans notre rôle de prescripteur de pilule du bonheur. Il suffit d’exercer la médecine générale ne serait ce qu’une journée pour comprendre combien cette théorie est néfaste pour l’envie de guérir.
Nous revendiquons le droit de dire à cette femme qui sanglote devant nous parce qu’elle ne supporte pas l’humiliation subie au travail, que cela n’est pas une fatalité, que sa souffrance est à la mesure de l’agression psychologique vécue. Nous sommes en droit de lui dire que cela n’est pas inhérent aux relations humaines de chaque groupe humain, mais en l’occurrence une stratégie pour la pousser à la démission, moyen le plus économique pour licencier. Nous revendiquons le droit de dire à cet homme que son cancer de la plèvre n’est pas « la faute à pas de chance » mais bien la conséquence de la manipulation pendant 20 ans de l’amiante pour construire des isolants. Nous avons le devoir de l’accompagner dans la recherche de la réparation qui lui est due. Nous avons le droit d’être solidaire dans l’expression de la colère avec ce couple de jeunes qui ne trouve pas d’appartement à louer parce qu’ils sont en contrat de travail à durée déterminée. Nous avons le droit de protéger toutes les personnes qui nous font confiance contre les violences qu’elles subissent que se soit à la maison, au travail ou ailleurs.
Nous devons résister contre tous les mécanismes sociaux qui sont aujourd’hui la cause des maladies que nous avons à traiter. Cette envie de guérir l’autre en s’opposant à la cause de la maladie n’a de sens que si en même temps nous l’aidons à retrouver lui aussi l’envie de résister. Face à l’humiliation subie au travail de cette femme il ne faut pas qu’elle reste seule, il faut aider la personne malade à entreprendre une action collective pour se défendre. Pour aider cet homme à trouver la justice face à son cancer il faut l’aider à résister avec les autres victimes et rejoindre le combat associatif. Il faut aider ces jeunes à obtenir un Contrat de travail à durée indéterminée et leur faire découvrir l’existence de la lutte contre la précarisation au travail. Toutes ces démarches sont thérapeutiques. La meilleure des guérisons c’est quand la personne malade redécouvre qu’elle a des capacités à se défendre, qu’elle mérite mieux que la souffrance, qu’elle n’est pas condamnée à la solitude de la maladie. Retrouver la confiance, redécouvrir l’estime de soi c’est s’engager dans la guérison bien plus sûrement que de prendre des psychotropes, même si ceux-ci peuvent à un moment servir de béquilles. On ne remonte pas la pente avec les béquilles mais par la force de ses jambes et le soutien de ceux qui n’acceptent pas la fatalité de la maladie.
Revendiquer ce droit d’ingérence pour comprendre les mécanismes de la souffrance sociale, pour apporter des réponses thérapeutiques plus efficientes, c’est assumer son rôle de soignant. Pour certains cette conception de l’exercice de la médecine générale est de l’ordre du militantisme politique. Ne nous laissons pas enfermer dans cette représentation mais posons simplement le problème à partir des recommandations de bonnes pratiques médicales : « il faut développer l’éducation du patient, lui apprendre à supprimer les facteurs de risques, à faire de la prévention », ce qui se traduit par aider le diabétique à mieux se nourrir, l’hypertendu à ne pas rester sédentaire, l’insuffisant respiratoire à ne plus fumer, le jeune dépressif à s’ouvrir aux autres, la personne âgée à ne pas rester dans la solitude. Toutes ces bonnes recommandations engagent la personne malade à modifier sa vie pour satisfaire la médecine, ce qui ne peut se faire si la personne n’a pas retrouvé l’estime de soi, l’envie de guérir. Le préalable c’est d’abord de résister à tout ce qui va détruire les ressources psychologiques de la personne. Alors soyons cohérents avec nos propres recommandations et devenons des professionnels militants de la résistance à l’oppression sociale et nous permettrons aux personnes malades de rejoindre le camp de ceux qui en se battant pour eux mêmes trouvent l’énergie pour se soigner.
N°33 - avril 2006
Résister pour guérir
par , Pratiques N°33, avril 2006