Pouvir quand tu nous tiens

>Tout se complique
Le médical aurait un pouvoir, supérieur à bien d’autres. Ce sont souvent les médecins ou ceux qui aimeraient l’être qui aiment à penser comme cela. Deux origines à cette évidence : le médecin est un bourgeois, bien représenté aux chambres élues, sénateur et député. De plus, c’est un soignant, un homme à part, un surhomme, presque demi-dieu. Les dieux et demi-dieux abusent toujours du pouvoir que les hommes leur confèrent. Le médecin, de même, profite du pouvoir dont il est investi pour remplir sa mission, et en tire quelque mesquin profit. Quelqu’un m’a dit que des médecins profitant de leur pouvoir séduisent et copulent avec la femme de l’autre, venue le consulter ! C’est un standard chez les dieux et demi-dieux que de profiter du sommeil de l’humaine pour la séduire et user de ses charmes. Certains pensent que la femme de l’autre profitant de quelque pouvoir, avantage et autre, séduirait le pauvre demi-dieu qui en perdrait tous ses moyens, ses distances, sa raison, sa déontologie. Cette réflexion d’homme pose la question de l’autorité.

A partir de quand je fais autorité sur toi et à partir de quand ton consentement est-il éclairé ?

Il nous faudra revenir à la question de l’autorité, quoique je ne fasse pas autorité en la matière.

La sagesse populaire fait qu’il vaut mieux confier sa santé, sa vie, les siens à quelqu’un dont on pense qu’il détient des pouvoirs en ce sens, des pouvoirs supérieurs à ceux de ma mère. Elle est la première guérisseuse bien sur, reine de l’urgence, de l’alcool de menthe, de l’aspirine du Rhône, de l’imposition des mains et de quelque chanson antalgique.

Un jour une Africaine originaire de Guinée, peule et musulmane, à qui j’annonce que je serai absent la semaine suivante me dit : « Tu ne peux pas partir, tu es notre sorcier ». Le petit peuple guinéen m’annonce ainsi qu’il avait remarqué que j’avais des pouvoirs peu ordinaires. Il leur semblait évident qu’il fallait rendre public cet état afin de l’authentifier. J’étais nommé sorcier. Le petit peuple a le pouvoir de nommer. Moi je n’avais pas le pouvoir de refuser. Une telle nomination s’impose. J’ai bien essayé, au nom de la raison politique : « Petit peuple ne nomme pas les princes, les stars, les demi-dieux, il vont en profiter. » Peine perdue, j’étais nommé et du coup, je réalisais le peu de pouvoir que j’avais à convaincre le petit peuple que ses yeux l’avaient trompé et que le pouvoir qu’il me concédait n’existait pas, que j’étais un humain comme les autres. Autre rétablissement de l’ordre des choses, moi, l’athée, le non croyant, le matérialiste, voilà que je faisais partie d’une confrérie au pouvoir surnaturel, impossible ! Il y avait tromperie. Mais voilà, le petit peuple peul est tenace, coriace, impossible de débattre, c’est comme cela, je suis leur sorcier. Ils viennent voir le sorcier et non le médecin généraliste. On vient me voir pour faire venir les bébés, c’est là que j’ai des pouvoirs. Mais deuxième surprise, voilà qu’investi par la tribu, elle me posait d’emblée la question de la permanence des soins : tu ne peux pas partir ! Certes, j’ai des pouvoirs surnaturels, c’est décidé, sans débat possible, mais du coup, je ne peux plus partir, assigné à résidence ! Ainsi l’on m’autorise d’être détenteur de pouvoir, mais il y a des contreparties. Dont la première serait la disponibilité.
Depuis quelques temps, une partie du monde médical tente de négocier avec la société : garder les pouvoirs qui nous sont conférés, indispensables à la mission qui nous est confiée. Mais nous ne voulons plus des obligations liées à ces pouvoirs. Les médecins ne sont plus décidés à faire des journées de 10 heures et des semaines de 45 à 55 heures. Ils se tournent vers le salariat, les 35 heures avec gardes récupérées. La médecine est de moins en moins l’unique raison d’être du médecin. Mais voilà, il me semble que l’abandon de la permanence, du sacerdoce, du don, des prérogatives, entraîne une perte des pouvoirs et une déconsidération. Impossible de revendiquer d’être un travailleur comme les autres, mais ayant des pouvoirs pas comme les autres.

La question de l’autorité
Revenons à la question de l’autorité, je travaille un jour par semaine dans le service d’infectiologie de Lille, je suis attaché comme dit joliment ma fiche de paye à ce service. Je ne travaille que dans le champ du SIDA et ce, depuis 15 ans. Une partie de mon travail devenant de plus en plus technique, protocolaire, nécessitant des mises à jour et un travail bibliographique important, je ne me sentais plus ni le courage, ni le temps, ni l’intérêt à ce travail. Aussi je décidais de démissionner et allais voir Yves, le patron. Il m’a répondu que, concernant les protocoles, les associations thérapeutiques, la complexité, cela nécessitait un avis collectif et que la réunion du jeudi était le lieu où mon incompétence trouverait des aménagements. Les jeunes sont capables de faire la bibliographie que les vieux n’ont plus le temps ni l’envie de faire. Cela leur donne du pouvoir. Puis il me dit que, lui étant carré et dirigiste, et moi rond et laxiste, il lui semblait important pour l’harmonie du service que je reste et garde ma consultation. Il existe donc une clientèle qui va là où il y a l’autorité, et une autre là où elle fait défaut. Il existe une clientèle qui désire des vérités sans le doute, et une autre qui accepte dans le doute d’approcher la vérité. Faut-il garder l’équilibre et respecter le choix de certains d’entre nous prêts à déléguer tous les pouvoirs à l’autre ?

Contrôle continu
Je trouve que ce texte de Deleuze datant de 1990, garde une actualité et donne à réfléchir.
Foucault est souvent pensé comme le penseur des sociétés de discipline, et de leur technique principale, l’enfermement. Mais en fait, il est l’un des premiers à dire que les sociétés disciplinaires, c’est ce que nous sommes en train de quitter, ce que nous ne sommes déjà plus. Nous entrons dans des sociétés de contrôle, qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée. Bien sûr, on ne cesse de parler de prison, d’école et d’hôpital : ces institutions sont en crise. Mais si elles sont en crise, c’est précisément dans des combats d’arrière-garde. Ce qui se met en place, à tâtons, ce sont des nouveaux types de sanction, d’éducation, de soin. Les hôpitaux ouverts, les équipes soignantes à domicile, etc., sont déjà apparus depuis longtemps. On peut prévoir que l’éducation sera de moins en moins un milieu clos se distinguant du milieu professionnel comme un autre milieu clos, mais que toutes les deux disparaîtront au profit d’une terrible formation permanente, d’un contrôle continu s’exerçant sur l’ouvrier lycéen ou le cadre universitaire. On essaye de nous faire croire à une réforme de l’école, alors que c’est une liquidation. Dans un régime de contrôle, on n’en a jamais fini avec rien. »1

1 Gilles Deleuze, Pourparlers, 1990.

par Bertrand Riff, Pratiques N°28, mars 2005

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