La cuisine est chez moi une affaire de famille. Du plus loin qu’il me souvienne, c’est tout un monde d’odeurs qui tapisse ma mémoire gustative. De la bonne odeur de « la soupe frite » (soupe à l’oignon avec des haricots blancs) de ma grand mère qui mitonnait sur le coin de la cuisinière, je garde encore le souvenir ému, d’autant qu’habitant à une centaine de mètres de chez elle, je découchais souvent sous le prétexte, justement, de manger la soupe avec elle.
Ma mère, elle aussi, avait le génie des plats goûteux et économiques où la viande n’était souvent là que pour ajouter son fumet à ces compositions subtiles et harmonieuses des légumes et des bouquets garnis : thym, laurier, persil, ail, oignon, clou de girofle... J’aimais surtout les sauces incroyablement parfumées de la poule au riz ou de la blanquette de veau ainsi que, « fière d’être bourguignonne », tout ce qui peut se mitonner dans le précieux liquide vermeil... On atteint pour moi le sommet de l’art culinaire local avec les œufs en meurette dont le goût fabuleux le dispute aux couleurs inégalables et surprenantes... rien que d’en parler je vois le jaune de l’œuf poché s’épandre dans le violine de la sauce parfumée sous les assauts de ma cuiller... c’est ce que j’ai vu de plus osé dans l’association de couleurs dans mon assiette et j’ai toujours la même émotion à crever l’œuf et à le manger. Dans les familles modestes et néanmoins rurales, l’imagination et le savoir-faire avec rien étaient là pour compenser la pauvreté des ingrédients. L’art du maniement des « augoults », dosage savant d’aromates et d’herbes locales, reste imprimé à tout jamais dans la mémoire d’une région, quasi impossible à exporter tant le thym, par exemple, peut décliner d’odeurs et de saveurs différentes selon qu’il a été élevé ici ou là... des odeurs qu’on n’oublie jamais, mémoire inconsciente de données impossibles à partager tant elles sont mêlées d’affects, de couleurs, de culture... La nourriture consistante et parfumée de mon enfance à base de patates, riz et pâtes, l’hiver quand les légumes manquaient dans le jardin, ne faisait pourtant pas grossir. Il faut dire que nous n’avions pas accès à mille sortes de barres chocolatées ni à des sodas plus sucrés les uns que les autres à n’importe quelle heure de la journée, nos « quatre heures » consistant en un morceau de pain et deux carrés de chocolat qui nous suffisaient manifestement.
Parallèlement, je développai une intolérance farouche aux repas de famille lorsqu’enfant, je devais ronger mon frein, obligée de rester à table, pendant que les adultes s’interpellaient, haussant le ton et les rires à mesure que montait l’alcoolémie et la mauvaise foi qui va avec. Pendant que les hommes « poussaient » le café à coup de gnoles des bouilleurs de cru locaux, prune ou poire, les repas de baptêmes, communions ou autres mariages (et à un moindre degré ceux du dimanche) finissaient toujours de la même façon et, en particulier, par une énorme vaisselle que les femmes et les filles se tapaient en bavardant... L’ennui profond qui me prenait à peine passés les hors d’oeuvres m’est resté tellement vivant en mémoire que je ne sais pas comment j’ai pu passer sans m’en apercevoir de ce désintérêt quasi militant pour le repas trop copieux (je n’avais de cesse de m’échapper de la table et je ne parle pas de mon angoisse devant la vaisselle dont mes mains ne supportaient pas le contact du torchon)... à une gourmandise suspecte pour le dessert qui s’est curieusement attisée à mesure que le désordre pondéral m’encerclait d’interdits.
Ma première grossesse associée à un changement radical de vie et de rythme de travail ayant mis à mal ma taille de guêpe, je me tournai d’emblée vers la médecine, convaincue d’y trouver la solution. Restant fidèlement dans le sillage de la médecine officielle, j’ai ainsi suivi scrupuleusement, à plusieurs reprises, les conseils des divers « spécialistes » de la nutrition passant de la privation des féculents et de tous autres sucres rapides ou lents, dont évidemment l’abandon du pain et de tous ses dérivés, à une surconsommation de « légumes verts à volonté » qui vous font perdre à tout jamais le sentiment de satiété tout en dilatant votre estomac. Je suis passée ainsi d’un fonctionnement alimentaire à l’autre par le seul jeu de massacre des « régimes », hypocaloriques toujours, où la médecine faute de comprendre quelque chose au désordre, se contentait de moraliser, voire de conseiller des évidences toutes plus frustrantes et restrictives les unes que les autres sans tenir aucun compte des réalités du problème ni surtout s’y intéresser. Eliminées les quelques abominations hormonales « légitimes », il n’y avait pas d’autre issue pour retrouver une apparence « personnellement et socialement acceptable » que limiter les entrées et augmenter les sorties. Pas question de s’interroger sur le rapport à la nourriture ni sur celui au corps, encore moins au plaisir... rien que du rationnel (il n’y avait pas d’obèses à Auchwitz) me disait un célèbre nutritionniste lorsque je me plaignais de ma tendance à « profiter » du moindre aliment et de mon incompréhension devant l’injustice face à la nourriture. Ainsi, si l’obésité n’est pas une punition, pourquoi les enrobés n’arrivent-ils pas à sortir de la culpabilité lorsque la nature les a dotés d’un tempérament à accumuler des couches de douceurs ? Si les nutritionnistes d’aujourd’hui ont revu leur copie, on peut sans conteste leur reprocher d’avoir fabriqué des générations d’obèses en n’interrogeant pas les raisons profondes qui amènent une personne à chercher désespérément à remplir son vide intérieur, quand d’autres le trompent ou l’oublient avec le concours de substituts plus au moins licites qui vont de l’alcool au tabac en passant par toutes les substances qui modifient ou soulagent l’état de mal être.
Cette réalité universelle (y a-t-il une société qui n’a pas sa spécialité en matière d’accès au grand vertige ou d’oubli de la condition humaine et ses aléas) ? Les peyotl, marijuana, opium, coca et autres kava ou noix de cola ont ils une autre fonction que permettre de s’élever au-dessus du grand merdier ? Les gros auraient-ils plus que les autres l’angoisse du vide ? Ceux qui comme moi ont accédé à la compulsion par la « grâce » de la privation ciblée de nourriture sont malheureusement plus lourds, mais aussi moins détruits que ceux qui picolent, moins marginalisés que ceux qui se shootent, mais sont-ils moins dépendants pour autant ? Mieux armés pour en sortir ? Là encore, les armes rationnelles médicales, les bons sentiments et les bons conseils des docteurs sont bien dérisoires pour régler leur compte aux problèmes de savoir vivre dans des contraintes sociales de plus en plus inhumaines. La frustration n’est pas la situation la plus aisée sur le long terme et produit elle-même des dommages irréversibles. La vie est un long fleuve pas tranquille semé d’embûches au chocolat et de tentations beurrées qu’il nous incombe de traverser sans nous noyer. Les jours où le courant est trop fort, on se laisse emmener, c’est les jours sans, enfin avec... et ceux où on se dit que tout est possible... on se met au régime.
N°25 - avril 2004
Manger ou ne pas manger : entre supplice et délices
par , Pratiques N°25, avril 2004