J’ai « fait » médecine sans trop savoir pourquoi. Pour soigner mes parents ? Pour les honorer du premier médecin de la famille ? Pour pouvoir partir facilement en cas de vent mauvais ? Ou peut-être pour me soigner moi-même, payer ma dette, passer de l’autre côté ? Etre riche, respecté, recherché ? Comprendre ? Sauver des vies ? Les accompagner lorsqu’elles s’épanouissent ou qu’elles surmontent leurs difficultés pour m’en enrichir humainement sans trop me brûler ?
Je ne crois pas avoir jamais eu de vocation préméditée ni même affirmée. Pourtant, et là je n’ai pas le moindre doute, pour moi, ça a toujours été : la médecine générale sinon rien ! C’est à mes yeux (pardon à mes chers confrères qui nous sont quand même bien utiles) la seule « vraie » médecine, en tout cas la seule qui soit à la fois clinique et relationnelle. Et après quelques années de maturation, malgré des questionnements récurrents, je me sens bien dans ce métier. Pourtant, il me pèse et m’inquiète et je me plais à dire que je serai soulagé lorsque j’en sortirai et qu’enfin, je ne serai plus docteur ! Encore que… je pense que je m’ennuierais en ayant l’impression de sortir de la « vraie vie ». D’ailleurs, lorsque j’apprends que tel ou tel confrère a décroché sa plaque pour s’orienter vers un salariat tranquille où il ne soigne personne, je suis à la fois envieux et compatissant. Oui, au jour d’aujourd’hui et malgré tout (tout quoi ?), je peux dire sans me tromper que je suis un médecin heureux. Et lorsque je me demande ce que je pourrais faire d’autre, je ne trouve décidément rien qui puisse rivaliser avec ce métier qui nous demande beaucoup, mais nous donne tout autant sinon plus, ce métier qui fait partie des plus anciens et des plus fondamentaux de l’humanité et nous rend tous les jours encore plus humains. D’ailleurs, comme beaucoup de mes confrères, je deviens accro puisque quand je ne soigne pas les gens, je rencontre d’autres médecins et vous savez quoi, nous parlons… de médecine.
Durant mes études, j’ai été passionné par la psychosomatique, les rapports du psychisme et des organes. Surtout, je m’intéressais à la façon dont les maladies pouvaient venir prendre place dans une vie, quelles en étaient les répercussions... Si mes patients étaient des êtres humains avec une histoire et une subjectivité, alors, je n’étais pas qu’un savant réparateur de machines, mais un individu avec, moi aussi, une histoire et une subjectivité. Tout logiquement, je me suis intéressé à la relation médecin-malade. J’avais le sentiment que la façon dont les personnes viennent se plaindre au médecin, la manière dont celui-ci les accueille, les écoute, les accompagne… ne sont pas que des détails, mais peuvent influer sur l’évolution et l’intensité des maladies. Et puis, encouragé par la conviction que, par delà les grandes règles de la médecine, les décisions sont fortement influencées par le contexte spécifique ou la personnalité du médecin, je m’autorise timidement et avec une bonne dose d’appréhension, à explorer ce que j’appelle la « personnalité professionnelle » du médecin.
Il s’agit pour moi de la façon spécifique dont chaque médecin exerce son activité et qui le fait reconnaître par ses patients et par lui-même comme membre singulier et unique de la collectivité médicale dans une société donnée. S’il est aussi question des grandes lignes de force qui relèvent de l’anthropologie (comment est-on médecin dans la France de 2003 ?), je m’intéresse plus particulièrement aux caractéristiques individuelles qui font de chacun d’entre nous une personne littéralement irremplaçable, non seulement en tant qu’être humain, mais aussi en tant que soignant.
Vous l’avez compris, et là je sais que je vais vous décevoir, ce qui m’intéresse de plus en plus, en ce moment, ce n’est pas les maladies ni les traitements, ni même, les patients et leurs vies, non ce qui me passionne, c’est les médecins !
Comment peuvent-ils exister dans une relation qui concerne l’autre avant tout, d’autant que cet autre est fragilisé par une maladie ou une difficulté de vie ? Comment leur identité influe-t-elle sur leur façon de soigner ? Est-ce qu’ils sont exclusivement concernés par les questions organiques, rejetant ce qui serait « hors sujet » ou au contraire acceptent-ils toutes les demandes qu’elles qu’en soient les caractéristiques, écoutent-ils les plaintes relevant du mal de vivre, des conflits de couple ou de travail ? Sont-ils pressés d’agir au plus vite incitant au dépistage et à la prévention ou attendent-ils symptômes et plaintes explicites sans instiller trop vite la médecine dans la vie des gens ? Sont-ils directifs, autoritaires ou souples, tolérants à l’automédication et à l’inobservance ? Comment accueillent-ils l’entourage de leurs patients, avec respect et compréhension ou plutôt avec irritation et mise à distance ? Remettent-ils en question leurs connaissances, les relativisent-ils ? Prennent-ils en compte leurs propres besoins dans leur travail, s’impliquent-ils auprès de leurs patients ? De quoi ont-ils peur, sont-ils stressés, qu’est-ce qui leur fait plaisir dans leur métier ? Et encore, comment se trompent-ils, comment articulent-ils vie privée et soins aux autres ? Comment font-ils lorsque leurs proches sont malades ? Comment se soignent-ils eux-mêmes, connaissent-ils leur taux de cholestérol, font-elles des frottis réguliers ? Et moi, comment est-ce que je réponds à toutes ces questions ? Comment puis-je à la fois être plus performant et plus heureux dans mon métier, comment puis-je reconnaître ma façon d’être médecin et l’optimiser ? Comment puis-je soigner à ma manière tout en étant suffisamment objectif et neutre d’un côté, tout en n’étant pas que soignant d’un autre côté ? Comment trouver la bonne distance et surtout la juste implication dans une pratique forcément complexe et évolutive ?
Vaste champ de recherche à la fois exaltant et quelque peu tabou : tout médecin ne devrait-il pas soigner tout malade et en tout temps de la même façon ? Ne risque-t-on pas en tolérant l’émergence du sujet médecin de déstabiliser tout le système, alors que justement la société attend du médecin qu’il soit humain, mais pas trop ?
Longtemps, nous avons fonctionné avec la supposée objectivité du médecin qui n’était que le pendant de la confortable organicité du patient. Aujourd’hui, alors que se développe le besoin pour les patients de prendre leur santé en charge dans une relation adulte avec les soignants, il n’est pas totalement étonnant que les médecins se mettent à parler d’eux. Il s’agit là d’une évolution essentielle et délicate dans les pratiques de soin. Et même si elle nous fait un peu peur, nous n’avons pas d’autre choix que de la négocier au mieux.
Les médecins sont aussi des êtres humains avec des personnalités, des richesses et des difficultés spécifiques pour chacun d’entre eux. Confrontés à nos souffrances et à nos peurs, disponibles à nos besoins et exposés aux méandres de nos désirs, ils méritent bien d’être respectés et choyés et, en tout cas, reconnus comme des personnes qui ont, au moins autant que quiconque, le droit de réussir leur vie. Et si c’est bon pour eux, c’est sûrement aussi bon pour nous.