Premier axe de réflexion
En 1982, j’étais en Algérie, je travaillais comme médecin dans un dispensaire. Au début, on m’appelait « toubib » : l’homme qui soigne. Puis, sans que je m’en rende compte, on m’a appelé Hakim : le sage qui soigne. Un jour, je découvre que dans le petit sac à amulette que nombre de patient portent autour du cou se trouvent aussi mes ordonnances. Ils m’avaient « talebisé ». Peut-être prenaient-ils mes médicaments. Mais ils les pensaient insuffisants à la guérison. Il fallait les booster. Un peu de sacralisation, de forces occultes, le tour est joué. Peut être aussi que je devenais trop acceptable ; quand un étranger guérisseur devient trop acceptable, il faut bien vite l’intégrer dans notre cosmogonie, sinon c’est une porte ouverte vers l’inconnu.
Deuxième axe de réflexion
Un homme achète du Subutex à un dealer, médecin propharmacien de rue ou phytothérapeute de rue, il consomme un produit. C’est ce qu’il dit et ce que la médecine pense. Il vient me voir, je lui prescris le même Subutex. Soit nous pensons tous deux produits et on en sort pas ! Soit nous allons tenter tous les deux de penser ce produit comme un médicament. C’est à dire le passage d’une chimie qui apaise sans l’avoir conscientisé (produit) à une conscience de l’apaisement et donc à une conscience de la souffrance (médicament).
Troisième axe de réflexion
Dans la lignée du deuxième, un patient vient me voir pour se sevrer de cannabis. Il fume 10 à 20 joints par jour. Il risque de perdre son métier, il vient de perdre sa femme. Parmi les outils proposés pour l’aider à atteindre ses buts, je lui ordonne un antidépresseur serotoninergique à commencer ce jour et un apaisant de type phytothérapie. Il me dit qu’il n’aime pas beaucoup les médicaments. Qu’est ce que fait le THC sur son cerveau 24 h sur 24 ?
Quatrième axe de réflexion
Je lisais récemment un article traitant de la nicotine. Certains d’entre les usagers de nicotine, à 90 % dépendant de celle-ci, voient apparaître où réapparaître 4 à 8 semaines après l’arrêt un syndrome dépressif. Celui-ci disparaît 2 à 3 jours après la reprise de la cigarette. La nicotine serait donc un antidépresseur aux effets secondaires fâcheux.
Il semble insupportable au monde médical (40 % de fumeurs dépendants) de penser la cigarette comme médicament. C’est à dire de se penser comme malade.
Cinquième axe de réflexion
La mère d’un jeune prenant du cannabis matin, midi et soir me dit : il prend de la drogue. Je lui demande : c’est quoi pour elle de la drogue ? C’est simple, me dit-elle, quand on prend de la drogue on est drogué.
Son fils lui me dit que le cannabis c’est pour être cool, bien. Tranquille au boulot, au cours et avec les copains.
J’ai un patient sous trithérapie VIH qui est allé aux Etat-Unis, côte Ouest. Il est revenu avec un traitement cannabis. L’ennui c’est qu’il n’avait jamais fumé. Or, le seul moyen de prendre son traitement était, pensait-il, en inhalation. Je lui ai expliqué le space cake, les décoctions népalaises dans du lait. Mais c’est moins efficace. Il bénéficie, me dit-il, des effets orexigènes antiémétique et antalgique de cette molécule. Il se sent bien mieux. Il oublie les effets apaisants, antidépresseurs et mnésiques.
Ils prennent tous la même chimie pourtant ?
Sixième axe de réflexion
J’ai prescrit de l’interferon alfa à des posologies de 30 à 50 millions d’unités 5 jours sur 7. C’était en 1989 dans les sarcomes de Kaposi. Le suivi était très tranquille, biologie réduite, Nf. Nous n’avions pas d’inquiétude de suicide dépression chez nos patients. Du coup, nos patients avaient peu d’inquiétude ; je prescris de l’interferon alfa dans le cadre thérapeutique de l’infection à virus VHC. 3 millions d’unités 3 fois par semaine. Les collègues hépatologues prescrivent des bilans biologiques importants, thyroïdes autoanticorps, anti… mais surtout ils sont très inquiets de l’impact sur la psychée de ce médicament. Du coup, les patients sont dans l’inquiétude permanente de débuter ou de poursuivre ce traitement.
Récemment, j’ai croisé 3 patients traités par de l’interferon béta dans le cadre de protocole pour leur sclérose en plaque. Les bilans des neurologues sont aussi réduits que les miens. Manifestement, ils ne sont pas inquiets par leurs prescriptions ; j’ai rencontré des patients plutôt sereins.
Un patient vient me voir, il souffre, il ne dort plus, il ne peut aller au travail.
Il vient de perdre sa grand-mère. Elle est morte à 78 ans en Algérie, il y a 2 jours. Je lui explique qu’il est en deuil, qu’il a perdu quelqu’un de cher. Je lui dis que sa souffrance n’est en rien pathologique. Je lui demande comment on fait au bled pour apaiser une souffrance de deuil. Au bled, la vie s’arrête 10 jours, 15 jours.
Je suis mal. Notre société dit : « Monsieur vous êtes un travailleur, votre souffrance ne doit pas vous empêcher de travailler. 72 heures d’arrêt pour un père une mère ou un enfant, 24 heures pour les autres. Voila le temps autorisé pour débuter le deuil. Notre société désire par ailleurs mettre la souffrance hors la loi. Prendre des benzodiazépines est de plus en plus mal vu de même que les prescrire. Les arrêts maladie, c’est quand on est malade, il n’est pas malade, il est en deuil. Il y a juste une impossibilité financière et géographique qui l’empêche de débuter son deuil comme on le débute chez lui.
Septième axe de réflexion
Nous sommes tous, soignants, des co-thérapeutes d’une histoire, le patient y compris. Le médicament est un des axes du débat entre les différentes conceptions de l’histoire. Nommer l’histoire (alors c’est quoi docteur ?), dire le pourquoi (j’ai dû prendre froid !) sont deux autres axes du débat.
Antibiotique ou pas ; chimiothérapie, laquelle. Les subjectivités de l’ensemble des co-thérapeutes se rencontrent : Qu’est ce que vous feriez, vous ? Débattre des différentes possibilités entre chaque co-thérapeute est difficile La solution pour éviter le débat est de laisser un seul co-thérapeute décider. De plus en plus, on se débarrasse de toutes responsabilités et peut être d’une part de fraternité en transférant cette tâche au patient…