La peste émotionnelle

Ce n’est pas une hypothèse, c’est une quasi-certitude, le virus arrive. Il sera là demain, au plus tard après-demain, mais vous n’y échapperez pas. Et ce n’est pas n’importe quel virus ! Un virus terrible, étrangement ressemblant à celui de la grippe espagnole. Le virus de la grippe espagnole, vous en souvenez ? Vingt millions de morts. Une belle épidémie. Bien sûr, on n’en connaît pas grand chose de ce virus, on ne sait même pas s’il se transmet de l’homme à l’homme, mais qu’importe, nous sommes dans la médiatisation de la peur, alors tremblez ! Régulièrement, on nous annonce le prion-catastrophe ou le virus du génocide mondial. Avec le prion, tous ceux qui avaient mangé un steak se demandaient s’ils n’allaient pas devenir fou d’une minute à l’autre. Une apocalypse : la moitié de l’univers atteinte de tremblote et l’autre partie enfermée dans de gigantesques asiles. Et puis, rien ou presque. On a abattu des millions de bovins devant le regard effaré de ceux qui mouraient de faim et qui n’avaient de toute façon pas l’espoir de survivre au-delà de la quarantaine.
L’an dernier, on nous a refait le coup avec le virus du Srass, venu d’Asie. L’humanité allait périr d’insuffisance respiratoire en quelques semaines. On saluait le courage extraordinaire de ce Premier ministre qui se rendait dans le palace d’un pays où quelques habitants avaient été contaminés. Quelques mois après, le virus ne fait plus recette. Mais, heureusement arrive le virus aviaire et, de nouveau, les médias s’en donnent à cœur joie. Mettez-moi ça à la une et sur cinq colonnes. Il faut qu’ils tremblent.
Que deviendra le virus aviaire dans trois mois ? Je n’en sais rien, mais s’il disparaissait dans les oubliettes, il faudrait trouver un autre pour entretenir la peur. Et je vois bien surgir une saloperie de nouveau virus du chien, très proche – oui, je vous l’assure – très proche du virus de Hongkong qui – vous vous en souvenez- fit tant de morts dans le passé…
Bref, de peur en peur, on alimente le sentiment d’insécurité et d’instabilité, on favorise le mythe du danger venu de l’étranger, on regarde dans la boule de cristal au lieu d’aborder les vrais problèmes. Car il n’est pas nécessaire de faire de vaines supputations sur les risques hypothétiques d’un virus inconnu dont on ne sait même pas s’il est contaminant de l’homme à l’homme. Nous avons là, dès à présent, devant nous, de vrais virus, bien dévastateurs, qui détruisent des populations entières et ne préoccupent pas pour autant le monde médiatique. Le Sida, par exemple, a dores et déjà annoncé son triste bilan pour les années à venir. Mais là, pas de panique, on traîne, on regarde, on chiffre, on enregistre, on débat, on se lasse. Bien sûr, on a le traitement mais… Et puis ces populations sont si lointaines, déjà si défavorisées, alors ! Un peu de plus ou un peu de moins.
Dans la catégorie des virus prédateurs, le Sida n’est pas seul. Il en existe des dizaines qui sévissent dans ces continents oubliés. Qu’il s’agisse de celui de la polyo ou de celui de la rougeole, terriblement meurtrier chez les enfants dénutris. On pourrait parler aussi des parasites qui intéressent fort peu la recherche pharmacologique comme le paludisme, premier meurtrier du monde avec plusieurs millions de morts chaque année à son actif. Avez-vous lu un article dans les journaux sur ce cataclysme ? Ou encore la tuberculose dont on connaît parfaitement le traitement et qui tue toujours autant.
Alors, messieurs des médias, avant de nous faire peur avec vos virus-apocalypses, sachez que nous ne sommes pas dupes. Vous détournez l’attention des vrais problèmes, vous banalisez les vraies hécatombes, vous nous faites oublier notre responsabilité face à des populations malades que nous refusons de sauver par pur égoïsme économique. Un jour, les enfants de ces malades nous demanderont des comptes.
Le pire des virus est celui de l’accoutumance au malheur d’autrui. La pire infection est la peste émotionnelle.

par Denis Labayle, Pratiques N°25, avril 2004

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