En Chine comme ailleurs, le médecin, en tant que dépositaire d’un savoir a priori non partagé par ses patients, détient une autorité en même temps qu’il exerce un pouvoir. Avant d’entrer dans les détails de certaines spécificités chinoises, précisons qu’un pays sortant d’environ quatre décennies d’un système politique socialiste dur, aggravé par dix années terribles de « Révolution culturelle », peut être à certains égards considéré comme convalescent. La médecine a dû, en effet à cette époque, comme toutes les autres disciplines, se réclamer directement et impérativement de la pensée de Marx et de Lénine d’une part, et de la pensée de Mao Zedong, de l’autre, pour pouvoir simplement exister. Or aucun de ces trois auteurs n’a laissé de nom dans la littérature médicale…
Cette étape de l’histoire chinoise récente n’a cependant pas fait disparaître des réalités médicales qui concernent aussi bien tout l’Extrême-Orient sinisé (Japon, Viêt-nam, Corée). Le cas du monde chinois présente cette singularité qu’il y existe deux systèmes médicaux qui sont censés non seulement ne pas être en concurrence, mais bien être complémentaires. La médecine traditionnelle chinoise est en effet enseignée et pratiquée au même titre que la médecine « occidentale ». Du praticien exerçant cette dernière, on peut dire que la relation qu’il établit avec son patient est du même type que celle que nous connaissons. L’autorité, le pouvoir qui sont les siens a pour origine un savoir particulier, suffisamment éloigné de tout autre type de savoir pour justifier une confiance aveugle de la part de celui qui reçoit les soins. Dans le cas de la médecine traditionnelle, il en va tout autrement. Nous allons essayer d’expliquer brièvement pourquoi.
La mentalité chinoise, tout comme la nôtre, est nourrie d’une pensée nécessairement exprimée par une langue déterminée. La mentalité, la pensée, la langue chinoise ont pour fondement une organisation générale, ressentie comme une nécessité aussi bien biologique que linguistique, physiologique ou même morale. Cette nécessité va de pair avec la référence première et impérative à un ensemble avant de pouvoir envisager une partie de cet ensemble. C’est ainsi qu’un mot chinois n’a, sauf exception rare, ni genre, ni nombre, ni nature. Il est indispensable, pour connaître ces différents paramètres, de le voir dans son contexte. Il n’en va pas de même pour nos mots, immédiatement et isolément identifiables. De même, une notion chinoise ne reçoit sa signification qu’à partir du contexte dans lequel on la trouve, contrairement à nos concepts qui, idéalement, sont suffisamment « clairs et distincts » pour être toujours affectés de la même signification, indéfiniment renouvelable. L’expression d’une pensée, d’une théorie, quel que soit le domaine concerné, obéit à cette même loi. Outre cette obligation de contextualiser systématiquement mots et notions, les Chinois se meuvent dans un univers mental régi avant tout par l’idée centrale que toutes choses se correspondent, communiquent entre elles, obéissent à des schémas et à des principes communs.
Cela veut dire d’une part que chaque activité particulière ne prend sens qu’en fonction de l’ensemble que constitue l’existence même de la société humaine et que, d’autre part, il existe une analogie entre tous les domaines que l’homme est appelé à aborder. On retrouvera donc, dans chaque activité aussi bien que dans l’ensemble de l’existence, un certain nombre de principes et de notions de base, qui en concerneront tous les aspects. Par conséquent, le vocabulaire de la médecine va nécessairement recouper le vocabulaire de la politique, de la morale, de la géologie et aussi bien de la poésie et de la peinture. Des notions aussi fondamentales que le yin et le yang, qui échappent à toute tentative de traduction, que le qi (souffle, élan vital), ou la voie (dao), ont leur place aussi bien dans le discours médical que dans le discours moral ou artistique. Il en résulte que le langage tenu par le médecin véhicule des notions de base qui permettent au patient d’en rapprocher la teneur de ce qui est au fondement même de son existence. Il ne s’agit pas ici, on l’a dit, de notions dont le contenu serait établie une fois pour toute. Toutefois, leur réapparition dans des domaines si différents permet, aussi bien à celui qui les emploie qu’à la personne qui l’écoute, un balisage, un repérage, une orientation dans un monde dont la mentalité chinoise sait qu’il est sans cesse animé par le changement. L’un des ouvrages les plus lus et les plus commentés de la culture chinoise n’est-il pas le Classique du changement, ou Livre des mutations (Yijing) ?
Ainsi parcouru par des notions qui se rencontrent partout, le discours que tient le médecin chinois de médecine traditionnelle rencontre un écho certain chez ses patients. On peut trouver des phrases à peu près identiques dans les traités de médecine, de politique, de morale et même de musique ou de peinture. Il en ressort l’idée générale que le monde est organisé en structures analogues, que la recherche d’un équilibre de vie peut se traduire aussi bien en termes médicaux qu’en termes artistiques, et que l’exercice de la médecine est profondément relié à une observation et à la fois une observance des lois fondamentales qui président à l’existence de toutes choses.
L’autorité qui est accordée au médecin, le pouvoir que ses patients lui reconnaissent ne provient donc en aucune façon d’une région mystérieuse et inaccessible du savoir humain. S’il faut donner un modèle à l’image du praticien chinois, ce sera le sage bien plus que le savant. Comme le politique, comme le moraliste, comme le poète, le médecin est d’abord celui qui sait voir. Sa qualité première est l’observation. A l’époque où il était interdit de toucher un corps en Occident, les médecins chinois faisaient déjà des dissections. Prendre le pouls est un des actes médicaux les plus anciens. Il ne s’agit pas ici de prétendre que la médecine chinoise aurait une supériorité sur la médecine occidentale, mais plutôt d’en souligner les présupposés respectifs afin de comprendre pourquoi la relation entre le médecin et le patient est fondamentalement différente dans les deux pratiques. Replacer les habitudes et les attitudes de vie d’un patient dans le contexte général de son existence familiale et sociale fait évidemment partie du regard que pose le praticien chinois sur son patient. On sait qu’en médecine chinoise, la prévention revêt plus d’importance encore que le soin. Scruter les équilibres vitaux est la tâche première du praticien, afin d’être à même de prévenir les déséquilibres avant que les symptômes n’en deviennent des maladies. C’est ainsi que, dit-on, les Chinois anciens payaient leur médecin tant qu’ils demeuraient en bonne santé et cessaient de le faire lorsqu’ils tombaient malades…
Au milieu du XIXe siècle, le monde extrême-oriental s’est trouvé brusquement confronté à l’Occident. Les Japonais, qui écrivaient à cette époque en chinois classique, ont été les premiers à rechercher systématiquement cette confrontation et à se trouver dans l’obligation particulièrement ardue d’en traduire les termes. Disons simplement, pour faire comprendre l’ampleur du problème, qu’il n’existait dans le vocabulaire chinois (employé aussi bien par les Coréens et par les Vietnamiens que par les Japonais) aucun terme pour traduire des notions aussi évidentes pour les Occidentaux que celles de pays, nation, régime politique, démocratie, république, liberté, et aussi bien art, beauté, Absolu, Etre, ou encore logique et santé. Des néologismes furent essayés avant de trouver des expressions plus ou moins satisfaisantes. Il en fut d’ailleurs de même dans l’autre sens… Pour en revenir à la santé, il n’est pas sans intérêt de remarquer que l’expression qui dans la langue ancienne se rapproche le plus de cette notion est celle qui désigne « l’homme équilibré », l’idée d’équilibre étant rendue au moyen d’un pictogramme représentant les deux plateaux également chargés d’une balance. Ce qui est recherché par la médecine est donc un équilibre. De même, c’est un équilibre que recherchent la politique, la peinture, la morale ou la musique. Partant, on ne s’étonnera pas des innombrables passerelles existant entre toutes ces disciplines et bien d’autres encore.
Toutes ont en commun d’être exercées par des humains, pour des humains, au sein d’un univers dont nous pouvons lire les structures et les lois de fonctionnement en nous-mêmes comme dans nos diverses activités. Il est donc évident que le programme des études médicales du cursus de médecine traditionnelle comporte, dès la première année, une formation en « philosophie chinoise ». Là encore, le vocabulaire risque de nous induire en erreur. Il n’existe pas, dans la tradition chinoise, de branche du savoir qui, spécialisée et employant son langage propre, correspondrait à ce que depuis des siècles nous appelons « philosophie » en Occident. Là encore, il a fallu inventer un néologisme pour faire entrer cette catégorie, dans la langue chinoise. La « philosophie chinoise », inséparable en cela des autres branches du savoir, met en ordre et transmet des notions universelles, appelées à être utilisées partout. Dans ce sens, la « philosophie chinoise » ne constitue nullement une construction intellectuelle qui aurait pour objectif d’être logiquement irréprochable, imparable. La pensée chinoise, en effet, se donne toujours pour but de pouvoir être traduite dans les faits, dans les actes, dans les comportements de la vie quotidienne. Son expression et sa construction obéissent donc à d’autres impératifs que ceux auxquels nous sommes accoutumés, ce qui ne manque pas de nous dérouter, voire de nous scandaliser. C’est pourtant ainsi que s’expliquent les très nombreuses rencontres entre la « philosophie » et la médecine chinoises. Il n’est pas envisageable de lire un traité médical sans être préalablement informé de la nature des instruments de pensée qui ont présidé à sa rédaction, et qui sont présents aussi bien dans la « philosophie » que dans l’art de gouverner.
Bien sûr, la médecine chinoise n’est pas demeurée immuable devant les connaissances et les pratiques de la médecine occidentale, et l’on se doute bien que la présence simultanée des deux médecines n’est pas sans poser de multiples problèmes. Un observateur fait notamment remarquer que les efforts déployés pour rendre les deux médecines cohérentes entre elles portent davantage sur les aspects pratiques, proprement thérapeutiques, que sur l’élaboration de théories médicales permettant d’en rendre compte : « L’effort de raisonnement vise surtout à démontrer le caractère « scientifique » de la médecine traditionnelle, plutôt qu’à la rénover ». Le résultat a donc tendance à être simplement une juxtaposition de méthodes différentes, exposées successivement dans les manuels médicaux datant de la fin du XXe siècle. Ainsi, tenter d’expliquer les loci (les points) de l’acupuncture et de la moxibustion au moyen des lois de l’anatomie telle qu’on la conçoit en Occident s’avère impossible. Par conséquent, vouloir systématiquement réinterpréter les normes médicales traditionnelles à la lumière de la médecine occidentale conduit parfois à des incohérences. Comment, par exemple, expliquer ce que sont les qi (souffles, souffles vitaux) si l’on veut en donner une analyse physico-chimique ? Il s’agit pourtant là d’éléments fondamentaux de la médecine extrême-orientale, dont le bien fondé, justifié par une très longue pratique, ne se situe pas dans le même lieu de la pensée que les démonstrations scientifiques, lesquelles, rappelons-le, évoluent considérablement en fonction de l’évolution des procédures qui les sous-tendent.
L’existence des correspondances établies par la tradition entre les différents domaines de l’activité humaine et l’ensemble des règles naturelles incite à établir un lien entre la santé de la société et celle des individus qui la composent. Les catastrophes naturelles, comme des inondations si redoutées et si meurtrières en Chine, les épidémies, les ravages de la guerre sont interprétés comme résultant vraisemblablement d’écarts commis par les gouvernants. Ces déséquilibres sont réputés ne pas se produire sous un bon gouvernement, et leur apparition discrédite les autorités en place. C’est à ce sentiment, puissamment ancré dans les mentalités, qu’il faut attribuer les réticences du gouvernement chinois, qui ne connaît pourtant aucune opposition politique, à admettre aussi bien la gravité d’une inondation que l’ampleur d’une épidémie. C’est cette recherche systématique des correspondances entre les choses qui fait la spécificité de la pensée, de la mentalité, et, partant, de la médecine chinoise. Il en ressort que la médecine est davantage immergée, si l’on peut ainsi parler, dans l’existence quotidienne que ne l’est la médecine occidentale en Occident, et a fortiori en Chine. Il en ressort également que l’aspect préventif de la médecine, c’est-à-dire la recherche d’un équilibre de vie (par exemple diététique, musculaire, physiologique…) fait partie intégrante de la médecine et connaît un développement inconnu dans la médecine occidentale. La venue de la maladie, c’est-à-dire du dysfonctionnement, du manque ou de l’excès, constitue dans cette optique un échec de la médecine, le rôle curatif de cette dernière ne venant qu’en second lieu.
En fin de compte, la persistance de la médecine traditionnelle s’explique sans doute à la fois par les succès indéniables qu’elle rencontre et par sa remarquable intégration dans le système de références et de connaissances qui balise l’horizon d’une grande majorité d’Extrême-orientaux. La confiance que l’on a dans le médecin repose non pas sur ce qu’il sait des choses que tout un chacun ne pourra jamais savoir, mais plutôt sur ce qu’il sait mieux, plus profondément, ce dont chacun a déjà une idée, mais trop vague. L’explication du médecin, plutôt que de découvrir des pans entiers de vérités inconnues, prolonge, précise, éclaire des vérités diffuses, des connaissances de base dont est porteuse la culture commune. Il n’y pas de césure entre le savoir médical et le savoir vivre.
Le conflit, perceptions chinoise et occidentale, Yvan Kamenarovic, coll. La nuit surveillée, éditions CERF