Formatrice en français langue étrangère, j’enseigne à des réfugiés. Mais comment faire dans l’animation d’une classe pour faire jaillir le rire, et surtout le désir ? L’exil est là, présent, immédiat, pesant et est un véritable frein à l’insertion, à la vie. L’ombre du passé recouvre le présent et installe le problème du sens de son existence. Dans l’idée d’exil, l’idée de contrainte y est omniprésente. L’exilé fuit un régime totalitaire, qui par ses lois répressives, cherche à soumettre une population.
Par ailleurs la torture, l’emprisonnement sont des processus de « déculturation » visant à obtenir une désaffiliation de l’homme à son groupe d’appartenance. Par la peur, la menace, les mauvais traitements, le pouvoir cherche à faire accréditer qu’il est légitime et normatif, la victime est considérée comme étant le « salaud », celui qui ne pense pas « normalement ». On ne torture pas pour faire parler, pour faire souffrir un corps, mais pour faire taire, pour faire renoncer l’homme à ses valeurs, à sa filiation avec son groupe. Le moment d’apprentissage du français par des réfugiés est alors un moment d’acculturation unique où les démarches, les exercices doivent favoriser un travail de réflexion, d’élaboration psychique et de singularisation dans l’usage de la langue. C’est pourquoi, j’ai choisi de mettre en place des ateliers d’écriture où les démarches partent du sujet, se fondent sur l’individualité de chacun et aident à la construction de l’identité. En effet, l’écrit est un moyen remarquable de reconnaissance, puisqu’il est trace, inscription, qu’il aide à l’élaboration de la pensée. Les réfugiés sont majoritairement d’origine socioprofessionnelle élevée et l’écrit a construit leurs savoirs, il a été l’arme de leurs combats. Journalistes, poètes, médecins, syndicalistes sont emprisonnés à cause de publications, de prises de position, d’engagement. Redonner l’espace pour dire, pour écrire dans une quête de sens, en dehors de savoirs purement pragmatiques (comme c’est généralement le cas en classe de français langue étrangère), c’est donner le pouvoir de se remettre en marche, c’est redonner la possibilité de penser. De plus, le groupe des autres étudiants qui ont des expériences similaires assure un sentiment d’appartenance.
Mais la torture entraîne des fractures psychiques, le tortionnaire pénètre l’intime de l’être. Souvent la torture est accompagnée d’insultes, de paroles dégradantes et celui qui est torturé est pensé par le bourreau comme non humain, car avouer, c’est se plier à la volonté omnipotente du tortionnaire et à partir de là, souffrir l’atroce transparence de la dépersonnalisation. Le secret et l’opacité intimes sont fondements de l’identité. Le temps de la maladie ou de l’apprentissage d’une langue de survie renvoie l’exilé à un sentiment de dépendance, d’influence. Le soignant ou l’enseignant qui fait fonction d’exécutant semble avoir le pouvoir de vie et de mort et réactive des sentiments de méfiance qu’il faut savoir entendre. Ce n’est peut-être pas pour rien que j’ai choisi de travailler ainsi, car petite, j’ai été longtemps hospitalisée, confrontée à un pouvoir médical silencieux, ignorant de la souffrance des enfants.
Mais l’exil est aussi une chance… Celle de vivre… C’est un drame, mais ceux qui ne bougent pas, n’ont pas la chance d’être en mouvement, de s’ouvrir à l’expérience, au savoir. Car vivre, ce n’est pas être dans un repli narcissique, ni suivre la route du semblable… Faire partie de la communauté des hommes, c’est être parmi les autres.