Aborder la sexualité à l’école

Entretien avec Abdon Goudjo
Médecin, responsable du pôle Afrique et Migrants au Centre Régional d’Information et de Prévention du Sida (CRIPS)

Pratiques : Dr Abdon Goudjo, vous êtes médecin, responsable du pôle Afrique et Migrants au Centre Régional d’Information et de Prévention du Sida (CRIPS) et vous intervenez régulièrement en milieu scolaire.
On parle beaucoup de la violence entre jeunes : « tournantes », jeune fille récemment brûlée vive par son ancien copain… Selon vous, est-ce une amplification orchestrée par les médias ? Ou bien y a-t-il vraiment quelque chose qui ne va plus entre les filles et les garçons ?

Abdon Goudjo : Le terme de tournante ne me plaît pas beaucoup ; je parlerais plutôt de viol en réunion. Ce n’est pas un phénomène récent : on l’a vu dans de tous les temps et plus particulièrement dans des situations de guerre. Les soudards ayant gagné une bataille s’attaquent aux jeunes femmes et aux enfants des vaincus qu’ils violent : c’est un acte d’humiliation, de domination et de soumission de la victime à un groupe. Ce qui peut paraître récent, c’est la superposition de trois temps en un : le temps des faits, celui du viol en réunion, le temps judiciaire, avec sa longue latence liée à l’instruction des faits et le temps médiatique qui a une certaine fonction amplificatrice des événements.
Ne parlons pas de tournantes, mais de viols en réunion, donc de crimes. N’y juxtaposons pas un discours exotisant, qui viserait à excuser leurs auteurs, comme si ces êtres là nous étaient étrangers. Or il s’agit de nos enfants…

Nous sommes saturés d’émissions télévisées ou d’images qui appauvrissent notre imaginaire, qui nous mettent dans une position passive ou font de nous des voyeurs (je pense au loft, par exemple…). Quelle initiative reste-t-il alors aux jeunes ?

Notre démarche au CRIPS est justement de dire : « N’essayons pas de convaincre, contentons-nous de faire réfléchir. » Il faut parler aux adolescents du respect de soi et de l’autre. Pour cela, il faut qu’il puisse y avoir échange. Rejeter ces jeunes parce qu’ils nous paraissent bizarres ne sert à rien. Ce qu’on peut faire avec eux, c’est écouter, leur rappeler qu’il y a un cadre, le cadre légal, et aussi des règles qu’il faut savoir respecter. La première de ces règles, est que le consentement de l’autre est une nécessité absolue…
Dans une classe mixte, les garçons doivent pouvoir entendre la parole des filles devant le témoin que je suis. Car de temps en temps, la parole des filles n’est pas entendue. On sert alors de médiateur dans les classes.
Je me rappelle une intervention où après ce rappel de la règle et de la loi, une fille s’est retournée vers un garçon : « Tu vois, tu n’avais pas le droit ! T’as pas le droit de mettre la main aux fesses des filles, tu entends bien, t’as pas le droit ! » avant de quitter la salle un peu en pleurant. Le garçon pendant toute la séance, est resté mal à l’aise, il a fallu après que je le prenne à part pour lui expliquer que lui n’aimerait pas qu’on lui mette la main aux fesses, et qu’être un garçon… ne donne pas plus de droits que les autres ! Quant à la jeune fille, elle a pu s’exprimer devant le témoin que je suis.

La banalisation de la pornographie impose des représentations aliénantes et stéréotypées de la sexualité féminine : pratiques violentes, sodomie systématique, les filles sont toujours d’accord, si elles crient c’est qu’elles ont du plaisir… Peut-on parler de la réalité, c’est à dire du sexe avec ses doutes, ses ratés, le cafouillage de l’adolescence, les questions autour de l’identité sexuelle… sans passer pour un ringard ou un rabat-joie ?

Je crois qu’ils sont en attente des choses réelles. Ils le savent bien que les filles ne sont pas toujours d’accord, ils prennent des « râteaux » !
Il est important dans un travail éducatif d’expliquer le cheminement de la relation entre deux êtres : la rencontre, les émotions, les battements de cœur, les hésitations ou les peurs de mal faire sont autant de choses normales. Il y a des étapes, et si l’on veut s’en dispenser, il faut passer par la violence ou par l’argent. Le passage à l’acte le plus brutal ne doit pas être un signe de virilité plus grand que la patience…
Heureusement, la plupart des ados sont en quête de l’autre : « Qui suis-je ? », un garçon dans un corps de garçon, une fille dans un corps de fille, un garçon attiré par les filles, un garçon attiré par les garçons, etc. Suis-je aimable ? Quête narcissique utile pour s’aimer un peu avant de se sentir désiré… Serai-je aimé ? Est-ce que quelqu’un me regardera… Lorsqu’on aborde ces questions essentielles, même les « gros durs » au fond de la salle deviennent « écoutants ».

Notre société, violente, inégalitaire, valorise la combativité, la productivité, le goût du risque et de la performance, bref des archétypes très masculins. Est-ce que cela complique les relations entre les sexes, peut-on dire que les insultes sexistes ou homophobes ont aussi un rapport avec cela ?

L’homophobie ambiante est presque une règle dans le discours commun, et même si personne ne la revendique, il y a une discrimination rampante à l’encontre des homosexuels. Dans un groupe de quarante élèves, il y a peut-être deux ou trois qui se cherchent. Dans mes interventions, je parle toujours de celui qui est en quête par rapport à son identité sexuelle, et je fais très attention au regard de celui qui commence à fuir. Un garçon qui recherche les garçons : quel mal-être, quand la norme sociale est l’hétérosexualité la plus extravertie ! Un garçon qui n’a pas un comportement de garçon est renvoyé dans le monde des femmes, de « celles qui n’en ont pas ». Le mode d’entrée en sexualité des jeunes homos est souvent direct, sans flirt, car on ne veut pas se dire « J’ai flirté avec quelqu’un du même sexe que moi ».
Comment aborder cette question ? En ayant assez d’assurance pour laisser circuler la parole, laisser dire des énormités, puis les reprendre, les corriger et apporter quelques éclairages.
Il est important qu’au cours d’un débat en groupe, celui qui ne se sent pas dans la norme sociale puisse se dire : « Ma parole existe ».
Je ne suis pas trop pessimiste parce que beaucoup d’adolescents, heureusement, sont en quête de ce qu’on ne leur vend pas. Mais je vois des situations qui me semblent être le résultat de la société marchande : dans un CFA en banlieue nord, à propos des viols en réunion, un garçon a dit ceci : « Moi pour tringler les filles, c’est simple, je mets un sac Auchan ou un sac Cora, je le mets sur ma bite, et j’y vais ! »
Interloqué, je prends le temps de réfléchir et lui demande : « Est-ce que ta bite mérite un sac Auchan, comme de la « bidoche » ou un yaourt du super marché, est-ce que tu n’as pas plus de valeur que ça ? ». Le jeune homme qui était tout fier, s’est retrouvé un peu décontenancé par une interpellation sur le respect de lui-même, d’utiliser un sac de marchandises comme préservatif. Il avait intégré qu’il fallait se protéger, mais sans le respect de soi et de l’autre. C’est en cela d’ailleurs que je crains que les formes d’agression de l’autre soient, au-delà de la douleur infligée à la victime, une humiliation d’eux-mêmes : agresser l’autre pour avoir un rapport sexuel, c’est déjà perdre une part de sa propre humanité.

A partir de cet exemple et pour terminer, peut-on dire un mot sur le contexte social et économique de marchandisation dans lequel on chosifie les personnes et où l’on peut comprendre que les jeunes aient du mal à se situer ?

Il est certain que les images où la femme sert de support de vente ne sont pas très heureuses. Il y a des filles qui, pour ne pas répondre au discours marchand qu’on leur impose adoptent une position très normée : le retour des foulards chez les filles permet d’avoir une norme sociale, la fille devient respectable. Le modèle religieux est sécurisant, car il est stable. Il aliène, mais il structure, il permet d’exister. Le modèle républicain devrait permettre une vraie liberté de choix, pas seulement une réaction par rapport aux modèles : notre école a un rôle à jouer là. Je crains qu’elle n’ait plus le temps, pourtant il doit toujours y avoir un adulte pour écouter et répondre. Le pire serait de manquer d’imagination ou de ne plus savoir entendre nos enfants.

par Abdon Goudjo, Pratiques N°20, avril 2003

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