PRATIQUES. Claude Alphandéry, vous avez offert à la revue Pratiques l’opportunité de participer aux États généraux de l’ESS que vous animez. Pouvez-vous expliquer en deux mots à nos lecteurs le sens de cette initiative ? Et pour commencer par le commencement, peut-être vous présenter à ceux d’entre eux qui n’ont pas la chance de vous connaître ?
Claude Alphandéry. Bien d’entre vos lecteurs auront, j’imagine, du mal à déceler le fil rouge d’une existence qui leur paraîtra tissée de contradictions : engagé à dix-huit ans dans la Résistance, président du comité de Libération de la Drôme en 1944, puis haut fonctionnaire des Finances, membre du parti communiste, banquier par la suite, et enfin, retour à des préoccupations d’intérêt général au titre de Président du Conseil national de l’insertion par l’activité économique et surtout de France Active, un réseau de 40 structures régionales mobilisant un millier de bénévoles pour aider à la création ou la consolidation de quelque 10 000 emplois par an. Une espèce de franc-tireur, en quelque sorte.
D’où l’adéquation à ce concept de l’économie sociale et solidaire, une association elle aussi apparemment incongrue de termes contradictoires, concept dans lequel je me sens à l’aise, pour promouvoir une autre approche de l’économie, loin de la toute puissance des marchés financiers et du mépris accordé au travail par un capital rivé à l’obtention de taux de rentabilité déconnectés de l’économie réelle.
Pourquoi ces États généraux, me demandez-vous : tout simplement pour faire entendre un voix – une voie ? – différente, cela dit sans arrogance aucune : nous ne prétendons pas à LA solution de l’ensemble des problèmes, mais simplement affirmer, pour ceux qui veulent bien nous y accompagner, que des chemins parallèles existent, qu’ils peuvent amener des réponses opérationnelles à des pans entiers de la société, que la solidarité entre individus peut être génératrice d’autant si ce n’est davantage d’efficacité économique qu’une concurrence effrénée, que l’exemple peut être contagieux…
PRATIQUES. Mais n’y a-t-il pas une contradiction fondamentale entre des concepts tels que ceux d’économie et de solidarité ? Comment la résolvez-vous ?
Claude Alphandéry. Pourquoi contradiction ? L’économie n’est jamais que l’allocation de facteurs rares en vue d’atteindre un objectif déterminé. C’est par un profond dévoiement que l’on se donne pour objectif l’enrichissement personnel d’une minorité de privilégiés au détriment du plus grand nombre. En clair, il s’agit de remettre à l’endroit ce qui a été indûment déplacé à l’envers.
PRATIQUES. Vous allez, par ailleurs, lancer les débats des Etats généraux dans l’ancienne Bourse de Paris à Brongniart le 17 mai au soir avec deux de vos amis : Edgar Morin et Stéphane Hessel. De quelle manière participent-ils à votre démarche ?
Claude Alphandéry. Après avoir participé tous trois à la Résistance, nous avons eu de nombreux engagements communs. Edgar Morin a été pour moi un maître à penser et l’autorité morale de Stéphane Hessel m’a beaucoup guidé. De leur côté, je pense que c’est très naturellement qu’ils adhèrent, s’intéressent, participent à ce grand mouvement pour une autre économie.
J’en profite pour vous informer que ces Etats généraux feront l’objet, le 9 juin, d’une conférence de presse animée par Michel Rocard et Jean-Paul Delevoye, à la corbeille du Palais Brongniart sur le thème, un brin provocateur : « Célébrer d’autres valeurs »
PRATIQUES. Les États généraux sont précédés par l’écriture de Cahiers d’Espérance, reposant tous sur un trépied : l’indignation d’abord, l’expérimentation ensuite, le développement enfin. Ce qui frappe c’est l’insistance que vous mettez sur les deux dernières étapes.
Claude Alphandéry. Vous avez mis le doigt sur l’élément fondamental de ma démarche. Il faut éviter à tout prix de se cantonner à l’émotion qui naît du spectacle de l’injustice. Comme le dit mon ami Patrick Viveret : Résister à des choses qui nous indignent c’est bien, mais la résistance, si l’on n’expérimente pas, si l’on ne prend pas d’initiatives, se réduit à des règlements de comptes. Et les expérimentations, à leur tour, si elles ne partent pas d’une vision, ne sont que pragmatiques. Et enfin, si la vision elle-même ne s’appuie pas sur l’expérimentation, elle demeure une utopie.
Résistance, Expérimentation, Vision : le REV… !
PRATIQUES. Dans cet esprit, les Cahiers ont-ils répondu à votre attente ?
Claude Alphandéry. Dans l’ensemble, oui. Je me félicite du nombre considérable de réponses : 305 Cahiers reçus dont une centaine sont collectifs et synthétisent en fait plusieurs Cahiers individuels. Soit un total de 600 Cahiers de base. Tous sont d’une qualité remarquable, même si les trois étapes exigées n’ont pas toujours été intégralement respectées. L’indignation prédomine, mais l’ensemble constitue une mine incroyablement féconde de propositions concrètes.
PRATIQUES. Entrons dans le vif du sujet. Les Cahiers d’espérances sont répartis selon dix thèmes. Avez-vous reçu des réponses pour l’ensemble d’entre eux ?
Claude Alphandéry. Seul le thème « Renouvellement des générations » n’a pas fait l’objet de création d’un groupe de travail. En revanche, la séance du dimanche 19 juin au matin sera consacrée à une réunion sur le thème « Que pensent les jeunes de la société actuelle et de celle à venir ». Le débat sera animé par J.-L. Laville et B. Marie. Dès aujourd’hui, avec la participation de plusieurs organisations concernées (JOC, UNEF, Mutuelles étudiantes etc.), nous préparerons le débat en posant la question : « Comment sortir de cette société déséquilibrée qui fonctionne mal » ?
PRATIQUES. Parmi les thèmes traités, l’un d’entre eux nous concerne au premier chef, bien évidemment : « Soigner et prévenir ». Pourquoi avoir retenu ce thème, quelle efficacité perdrait ce qui relève de la santé sans l’ESS ?
Claude Alphandéry. Est-ce vous, à Pratiques, qui posez cette question ? Si les industriels avaient été animés par un esprit de solidarité et non de lucre aurait-on mis des dizaines d’années à bannir les technologies basées sur l’amiante, avec leur cortège de victimes ? Etre solidaires, c’est prévenir autant que guérir. Ce qu’il nous faut donc démontrer c’est que le bilan économique d’une bonne prévention est supérieur à celui du traitement du mal lorsqu’on l’a laissé se développer. Et là, il me semble que nombre de Cahiers d’espérance déposés au sein du groupe Soigner/Prévenir en ont bien intégré la nécessité.
PRATIQUES. Poursuivons sur un exemple concret. Pratiques, la première, a, en 1977, alerté l’opinion sur les dangers potentiels du MEDIATOR. 34 ans plus tard, plusieurs centaines de morts sur la conscience n’empêchent pas le fabricant d’être devenu milliardaire aux frais de la Sécu, cependant que Pratiques, qui refuse toute publicité des labos ou autres, en est réduite à se battre quotidiennement pour survivre, à l’euro près. Croyez-vous que l’ESS puisse contribuer à promouvoir un modèle financier et éthique permettant à l’information de santé publique d’accomplir sa mission dans des conditions pérennes et décentes ?
Claude Alphandéry. Je veux le croire, en effet, mais c’est à vous tous, membres de ce groupe, d’en amener la démonstration. Les centaines de millions d’€ que devrait entraîner l’indemnisation des victimes du produit que vous citez ne pourront pas ne pas faire réfléchir quant aux modalités de financement par la collectivité de contre pouvoirs dans l’information médicale, indépendants de l’industrie du médicament. C’est un exemple parfait de la suprématie de l’ESS sur le modèle d’une concurrence dévoyée. N’avez-vous pas, vous mêmes à Pratiques, plaidé pour la dévolution de fonds propres aux organes de presse intervenant dans le secteur de la santé et non financés par la publicité ?
PRATIQUES. Il n’y a pas que l’information. D’autres initiatives, parmi les Cahiers de Soigner et prévenir – Maisons de santé de quartiers, Maisons de la mutualisation, cellules de prévention des risques psychosociaux, etc. –, font bien ressortir combien la santé relève d’une approche globale impliquant aussi bien les conditions de vie que de travail de la population. Ces initiatives ne trouvent aujourd’hui que des financements précaires. Il est clair que la guérison par le médicament prime sur les mesures de prévention des risques sociaux, malgré les effets délétères de ces derniers sur la santé. N’y a-t-il pas là matière à réflexion pour les économistes ? De quelle manière l’ESS pourrait-elle contribuer à l’émergence d’autres référentiels de calcul en la matière ?
Claude Alphandéry. L’ESS n’a pas l’ambition de révolutionner le calcul économique. Mais si les économistes voulaient bien s’emparer du thème, c’est bien volontiers que nous leur offririons le terrain d’observation adéquat. Tout le monde sait bien, par exemple, que les systèmes de prix sont faussés, car ne tenant pas compte des déséconomies engendrées par les pollutions, les maladies professionnelles, les inégalités sociales de santé.
PRATIQUES. Et pour terminer, sur le point d’orgue de ces Etats généraux, les rencontres des 17/18/19 juin au Palais Brongniart ? Comment les concevez-vous ? Point final ou début d’une nouvelle phase ? Et dans ce cas, qu’attendez-vous éventuellement de PRATIQUES ?
Claude Alphandéry. D’abord, une rencontre festive ! Mais aussi, prendre conscience, par le simple fait de cette réunion, de la force que nous représentons, d’ores et déjà. Faire naître de nouvelles idées en prenant connaissance des initiatives des uns et des autres.
Et, bien sûr, ne pas s’arrêter en si bon chemin : dégager ensemble nos objectifs pour demain et les voies pour y parvenir. Faire entrer l’économie sociale et solidaire dans le débat public.
Pratiques ? Une rencontre heureuse, du moins en ce qui me concerne ! Oui, je, nous, comptons sur vous pour nous accompagner au cours de l’année à venir. Nous resterons attentifs à vos analyses, guetterons vos propositions. N’oublions pas que 2012 sera une année cruciale pour les décideurs : l’ESS aura à cœur de montrer son dynamisme, faire en sorte que l’on compte désormais avec nous, donc aussi… avec Pratiques !