J’aimerais commencer ce texte par un hommage à André Weckmann. C’est pour moi, l’auteur emblématique d’un des livres de référence sur la complexité du drame des Malgré-nous (ou plutôt des incorporés de force).
L’avant-propos dramatique des Nuits de Fastov a une portée universelle :
« Est-ce pour me débarrasser enfin du cauchemar, du remords d’avoir eu à tuer l’ami et l’ennemi, de la honte d’avoir été cette chose hybride, un opprimé chaussé des bottes de l’oppresseur ? […] Admettons que c’est une condamnation de toutes les aberrations idéologiques, celles d’hier comme celles d’aujourd’hui. De l’exaltation stupide des canons. De la force brutale qui avilit les naïfs et anéantit les innocents ».
J’avais offert un exemplaire de ce livre à Hervé Ghesquière, invité le 14 septembre 2011 par le Club de la Presse à Strasbourg, quelques mois avant la mort de l’illustre auteur.
L’otage - on reste otage, psychiquement, toute sa vie - avait confirmé que la lettre que leur avait adressée André Weckmann, durant leur détention de 547 jours, les avait aidés à tenir. Ghesquière était aux côtés de Stéphane Taponier [2].
Dü brürsch o nìt àlles wìssa
« Tu n’as pas besoin de tout savoir ». Réponse d’un père violent à son fils désireux de comprendre, dans les années 1960. À quels lecteurs, à quels auditeurs s’adressent les précieux travaux de mémoire et de connaissance que nous ont laissés les survivants de l’Incorporation de Force ?
Comment ceux-ci se représentent-ils l’incorporation de force, qui a concerné les habitants de l’Alsace durant la seconde guerre mondiale, sa réalisation mais aussi toute son élaboration et sa préparation ?
Ont-ils essayé de s’identifier aux victimes, non pas pour se réapproprier leur expérience et leur témoignage et se substituer à elles, mais pour sensibiliser les générations futures à ce qu’ont pu être le froid, la faim, la soif, la puanteur, le renoncement à la pudeur et à la solidarité, ou au contraire la capacité de préserver cette solidarité ?
En ce qui concerne le témoin, le public d’aujourd’hui n’attend-t-il pas précision, détails, logique et tension dramatique ? Le public (lecteurs, auditeurs) est persuadé que le contenu du témoignage coule de source, et qu’il est facile de le donner dans sa spontanéité.
Comme si la victime d’un traumatisme pouvait, à la demande, traduire par le menu, les étapes de son calvaire pour en faire partager l’évidence. On oublie trop facilement que tout traumatisme entraine une amnésie, sans doute nécessaire, pour ne pas être confronté, en permanence, aux effets morbides de la violence.
Sans amnésie, il y aurait sans doute dépression, découragement, dévastation et même mort psychique. Mais ce n’est pas prendre la mesure de la violence, de la honte, et de la culpabilité qui aliènent la victime : honte des souffrances innommables subies, honte des humiliations, mais peut-être avant tout, honte d’avoir été bourreau aussi.
Qu’est-ce qui impose à un témoin, à « un Revenant » de prendre la parole, d’écrire, d’être interviewé, d’aller dans des classes ? Comme déporté politique, suivons, pour nous aider à comprendre, Jorge Semprùn, qui en 1987, reconnaît dans L’Écriture ou la vie :
« Il est vrai qu’en 1947 j’avais abandonné le projet d’écrire. J’étais devenu un autre, pour rester en vie. […] J’avais choisi une longue cure d’aphasie, d’amnésie délibérée, pour survivre [3] »
Anne-Lise Stern, psychanalyste et rescapée d’Auschwitz, quant à elle, ne commence à écrire sur son expérience d’internée juive qu’en 1978-1979, en réaction à la déclaration de Darquier de Pellepoix : « À Auschwitz, on n’a gazé que les poux ». Et elle proteste avec énergie, car même les plus silencieux, les plus adaptés et apparemment oublieux parmi les camarades déportés n’ont pu le supporter [4].
À y réfléchir, on connaît peu d’internés et peu d’incorporés de force, qui ont pu élaborer durant leur vie autour de la question des effets du traumatisme. Et il faut bien reconnaître que pendant très longtemps le public ne voulait rien en savoir. Ceux qui ont pris la parole se sont finalement adressés à leurs petits-enfants. Mais la plupart se sont imposés « le droit à l’oubli ».
Se taire pour emporter dans sa tombe l’innommable entraîne des effets probables d’amertume, d’irritabilité et de rancœur, de honte et de culpabilité vis-à-vis de soi. On va se considérer comme lâche ou indifférent, étranger à ses compagnons d’infortune, et en même temps on portera pour toujours cette douleur lancinante et brûlante.
Schamsch di nìt ?
« Non, mais tu n’as pas honte ? », question éducative fréquente, après une bêtise d’enfant, dans les années soixante. Les incorporés de force se reprochent d’avoir servi une cause criminelle en réagissant comme des êtres humains :
On ne voulait pas tuer qui que ce soit, dit Bernard Scherrer (1), mais quand on voyait notre copain tomber criblé de balles, la rage nous prenait et on tirait aussi. Et quand l’homme a senti l’odeur de la poudre, il ne peut plus s’arrêter.
…Nous n’avions qu’un quart de seconde pour faire nos présentations… sa baïonnette m’a éraflé la joue. Je lui ai vidé le chargeur dans le ventre… il ne cria point, il avait un drôle de regard. J’ai rabattu le casque dessus. Puis, je me suis retourné pour vomir… », raconte André Weckmann.
J’ai examiné à mon cabinet, en tant qu’expert, plusieurs centaines d’incorporés de force, en vingt-cinq ans. Leur figure incarne la triple aliénation : obligé de faire la guerre, dans l’armée ennemie allemande, (parfois après avoir été démobilisés par l’armée française), en « finissant » comme prisonnier des russes.
Le détour par cette figure peut nous aider à comprendre la réaction de tous les internés autres que politiques. Rares sont les captifs qui considèrent ce passage de leur vie comme une partie de leur patrimoine existentiel, dont il peut être important d’assurer la transmission aux générations futures. Pour beaucoup, il s’agit d’un vécu que je qualifierais de corporatiste, de communautaire, avec une culture propre à la classe des « Malgré-nous ». Certains de ces patients ont rédigé des mémoires, tapuscrits qu’ils m’ont parfois confiés, où ils relatent consciencieusement le contenu de leurs souvenirs.
Il s’agit de récits extrêmement réalistes, où je n’ai jamais retrouvé de références à la gloire du combattant ou du nationalisme, mais au contraire beaucoup d’humilité, de fatalisme, de douleur morale et un sentiment d’inutilité. Jamais de haine ni pour les Russes, ni pour les Allemands, ni pour les Français, mais une sorte de conscience « de classe », si j’ose dire, qui aurait ramené chacun au statut de combattant, d’homme de terrain, sans jamais qu’il soit fait référence au moindre sens possible à accorder à la guerre, aucun sens politique, ni religieux, ni philosophique, simplement le sentiment d’une énorme catastrophe que chacun a eu à subir, sans pouvoir tenir une position critique ou personnelle.
Un peu comme si au fond chacun s’était trouvé pris dans une sorte de déterminisme socio-politique et qu’il ait à ce moment-là perdu toute identité et toute capacité d’initiative personnelle.
Par ailleurs, j’ai reconnu une similitude clinique, dans ma pratique quotidienne à leurs côtés, entre le vécu, transmis, des internés des camps de concentration et celui des traumatisés psychiques d’aujourd’hui, amenés à demander l’asile, comme récemment « ces vagues » de syriens qui nous touchent tant, à la condition de ne pas se retrouver dans « notre jardin ».
Ces derniers nous aideront aussi, à l’avenir, à comprendre les divers mécanismes par lesquels des individus ou des groupes manifestent leur refus du poids et de l’empreinte d’un évènement traumatique, par l’impératif de l’oubli, très souvent, preuve supplémentaire de cette empreinte et de ce poids.
Le syndrome de Federmann
J’ai créé le Syndrome de Federmann qui illustre les dégâts psychiques causés par les traumatismes de guerres (civiles ou militaires). Il reconnait la gravité du tableau psychiatrique à partir de l’origine géographique d’un sujet ayant vécu dans une zone de conflit.
Les psychiatres assistent, en effet, à la transmission, aux enfants des victimes traumatisées psychiques d’aujourd’hui, de l’humiliation, de la culpabilité, des troubles de la parentalité et de la conjugalité.
Le père est très souvent « disqualifié » incapable de remplir ses fonctions de conjoint et de parent. Et quand il finit par trouver du travail, c’est très souvent dans une fonction dépréciée par rapport à sa formation professionnelle d’origine.
Je crains aussi que les effets du traumatisme n’entraînent, souvent, chez ces enfants une « obsessionnalité », un conformisme, une capacité d’hyper-adaptation sociale et une vision manichéenne du monde.
On peut légitimement se poser la question des dégâts psychiques entrainés sur une ou deux générations de descendants par les conséquences de l’internement des Malgré-nous, comme des modalités de la transmission des troubles psycho-sociaux, aujourd’hui, des rescapés des guerres modernes.
Ils constituent un modèle tragique qui peut nous permettre de comprendre, rétrospectivement, ce que les Incorporés de force ont pu transmettre « par défaut », d’une manière équivalente. Ne parle-t-on pas aujourd’hui d’une possible transmission épigénétique du vécu traumatique et des conséquences désastreuses et de son inscription dans l’ADN, même [5] ?
Mais une fois le témoignage donné, il s’agit de différencier dans sa propre vie sa capacité à agir, pour que cela « ne se répète plus jamais ». Et à ce moment-là le défi est énorme, parce qu’il s’agit de rester vigilant aux effets de toutes les stigmatisations dans le monde moderne.
On peut alors, si on est pris en défaut, se considérer, là aussi, comme un traître à sa propre cause. En effet, le témoignage impose au témoin une posture morale irréprochable, qu’il devra s’imposer de tenir, face à toutes les injustices.
Les effets de la verbalisation vont dépendre ensuite de la façon dont les dépositaires (les lecteurs) vont utiliser le matériel. Vont-ils en faire un usage mémoriel sacralisé ? Ou un usage vital, qui va leur permettre de s’inscrire dans la vigilance civique quotidienne, et de rappeler la modernité de Tambow ?
Il n’est pas impossible que le témoignage isole encore plus celui qui l’offre, dans la mesure où, après avoir conceptualisé tant bien que mal l’innommable, on risque de se sentir dépossédé de ce qu’on a offert à partager, et même trahi par les dépositaires (pas assez vigilants dans le quotidien), ou par le rituel mémoriel (alibi de la normalité des pouvoirs qui commémorent).
Tout comme ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire, ils utilisent aussi la mémoire et les commémorations pour renforcer leur légitimité et leur pouvoir. J’ai toujours été frappé par les cérémonies du 8 Mai qui marquaient la victoire sur le totalitarisme nazi mais omettaient d’évoquer les Massacres de Sétif.
Mais dans tous les cas de figure, l’on doit trouver la bonne distance par rapport à la prégnance du bourreau. Il inflige le traumatisme tout d’abord, puis ses actes vont, en quelque sorte, dicter les modalités de la réminiscence ou de l’oubli. Le témoignage est coûteux.
Voici ce qui me semble essentiel. Les réminiscences douloureuses confirment l’aliénation, sous l’emprise de laquelle les Incorporés de force se retrouvaient. Impossible pour eux de revendiquer un jugement ou une appréciation politiques.
Il s’agit de survivre et l’ennemi peut très bien être « le Juif survivant » des massacres systématisés des « Einsatzgruppen » et de l’allié opportuniste [6], le paysan « anticommuniste ».
« La fonte des neiges faisait monter le niveau de l’eau et c’est dans ce milieu mi–aquatique que nous allions affronter les pires de nos ennemis : les partisans.
[…] Nous occupions un de ces pauvres villages des marais : quelques misérables maisons au toit de roseau avec une unique pièce chauffée par une cheminée ouverte. Nos relations avec les gens du marais n’étaient pas mauvaises : beaucoup d’entre eux n’aimaient pas les communistes et leur reprochaient la collectivisation des terres.
[…] Les plus dangereux étaient les survivants des régiments soviétiques qui avaient été battus lors de l’Opération Barbarossa : ils avaient conservé leur hiérarchie et une grande partie de leur armement et de leur matériel. Ils étaient animés d’un esprit de revanche qui leur donnait toutes les audaces. Parmi ces partisans, il y avait aussi des Polonais, des Tchèques, des Serbes, et même des juifs qui avaient pu échapper aux massacres perpétrés par les Einsatzgruppen, massacres dont nous ignorions encore tout. Ces partisans étaient de qualité fort variable, mais tous nous vouaient une haine que nous ne comprenions pas (pp. 60/61).
[…] Ces récits nous faisaient peur et nous poussaient à une cruauté dans laquelle nous ne nous reconnaissions plus. Nous nous sentions abandonnés de Dieu. Mais la foi qui m’avait été donnée par ma famille reprenait le dessus et, lorsque le doute s’insinuait en moi, je me surprenais à prier et je me sentais mieux. Oui, c’est en Russie que j’ai appris à prier (p. 62).
Mais le plus horrible était ces vagues de soldats mongols que les Soviétiques envoyaient à l’assaut de nos positions dans le but unique de faire sauter les mines qui auraient pu détruire leurs chars. S’ils sacrifiaient ainsi leurs propres soldats, comment nous traiteraient–ils si nous tombions dans leurs mains ? » (p. 65).
Et voici l’autre aspect
L’oubli aussi est coûteux. Et l’on mesure alors l’isolement, la solitude et souvent la honte du rescapé confronté à la complexité de la situation de l’incorporé de force et à l’impossibilité de « se justifier ».
Il laisse chacun à son libre jugement, porté naturellement à condamner le vaincu et le prisonnier, encouragé en cela par le déni collectif national et l’incapacité à revenir pédagogiquement et historiquement sur ce drame.
« Après la guerre, on ne parla pas de Tambov. En France, les communistes étaient rentrés dans la Résistance après l’invasion de l’URSS par les Nazis et participaient au gouvernement provisoire du Général de Gaulle. Est–ce pour cette raison que le gouvernement Français ne nous réclama pas ? Tambov devint presque un secret d’état pour ne pas froisser la susceptibilité des ministres communistes. On a peu parlé de Tambov en Moselle, alors qu’en Alsace, les anciens se sont vite organisés. (p. 89).
[…] Avez–vous déserté ? De nombreux alsaciens et lorrains, pour jouer aux héros, répondaient : « Oui ». Alors, ils étaient insultés : - Un déserteur, quelle que soit l’armée dont il déserte, est toujours un traître ! Curieuse logique : traîtres si on désertait, traîtres si on ne désertait pas. Quand on m’a posé la question, j’ai répondu : - Non. On m’a pris, alors j’y suis allé (p. 94).
[…] Pendant la campagne de Russie, nous nous demandions si nous pourrions être pardonnés des exactions que nous avions parfois été obligés de commettre. Et nous avons été traités comme des réprouvés alors que nous n’avions jamais eu le choix : n’est–ce pas la France qui nous avait abandonnés à Hitler ? Le Maréchal Pétain avait bien un peu protesté avant de beaucoup collaborer avec nos bourreaux.
Tout cela nous a détruits : nous ne guérirons jamais des abandons, des trahisons dont nous avons été victimes et du mépris dans lequel nous avons été tenus par une opinion publique qui ne voulait pas nous voir parce que nous lui rappelions ses lâchetés. Après la guerre, on n’a pas parlé de Tambov : les communistes étaient encore nombreux en France à cette époque, et aucun éditeur ne voulait publier de livre sur ce sujet. » (p.98).
Et il faut noter encore : peu de « Revenants » ont témoigné, disais-je, mais je veux croire que leur chemin de croix nous aidera à préserver la paix même si les évènements contemporains peuvent nous faire douter de notre capacité d’apprendre.
Comme si la pulsion de mort qui nous habite et nous anime était régulièrement plus puissante et convaincante que notre capacité de construire la paix, collectivement, et surtout de prévenir la Guerre et la culture de mort. On le voit bien quand il s’agit de se mobiliser pour préserver notre environnement.
Que reste-t-il de leurs souffrances ? Sinon d’être confronté à l’innommable et à l’indicible sans pouvoir être ni compris, ni pardonné et avant tout par soi-même.
« Les idées noires sont venues plus tard, surtout après la retraite. Certains d’entre nous n’ont pas supporté et se sont suicidés. Aujourd’hui encore, je fais des cauchemars : je rêve que je suis sur un quai de gare en Russie (p. 100).
[…] Jusqu’en 1944, les soldats de la Wehrmacht, perpétuellement au front, ne comprenaient la guerre qu’ils faisaient que comme une guerre d’un type nouveau, une guerre idéologique pour la survie de leur civilisation. Mais, leur confiance dans l’« Homme Providentiel » qui les gouvernait s’effritait, surtout depuis les échecs de Moscou et de Stalingrad, et ils ne pouvaient imaginer les horreurs qui se perpétraient derrière la ligne de front qu’ils défendaient héroïquement. » (p. 105).
Comprenons
Ils ne sont en réalité jamais vraiment « revenus » de captivité et ne se sont sans doute jamais pardonnés le crime d’avoir été enrôlé de force dans une guerre qu’ils ne soutenaient ni ne comprenaient. Mais y a-t-il des guerres légitimes ? Peut-on légitimer la mort d’innocents, de civils, d’enfants ?
Et si on tentait de le faire, ce serait au péril du sens de la morale et au péril de notre humanité, même si la défense de la patrie nous impose d’opposer notre corps à l’ennemi et de sacrifier notre vie au corps collectif national.
« Pris dans cette violence, comment faire pour ne pas perdre toute humanité ? Et nous nous demandions si nous serions un jour pardonnés d’avoir tué ce jeune soldat soviétique qui ne nous avait pas vus et qui était mort sans avoir rien compris ? Serions-nous pardonnés d’avoir parfois commis l’inconcevable ? Pourrai–je oublier ? » (p. 63).
Voici ma conclusion : avec le recul sur 25 ans de pratique d’expertise aux côtés des Incorporés de force, je prends mieux la mesure, et j’en suis désolé, de l’humiliation imposée par les pouvoirs publics à ces victimes de l’Histoire, poussées à réclamer une indemnité pour le préjudice psychiatrique de l’internement.
Il eût mieux valu leur éviter l’expertise, réactivant inutilement la douleur morale, et avoir le courage politique de leur octroyer un forfait financier dont la hauteur aurait dû être à la mesure de ces blessures perpétuelles et de cet exil psychique permanent.
Oui, finalement aucun d’entre eux n’est vraiment « revenu ». Une grande partie d’eux-mêmes, la plus généreuse, solidaire, universaliste y est « restée », définitivement. Intériorisation clivant pour toujours des personnalités de jeunes gens dont la majorité ne demandait qu’à faire confiance en la vie.
On ne peut pas être insensible aux publicités de l’Armée, invitant à s’engager pour servir le pays et décrivant le métier de soldat comme une forme de pratique idéalisée, ouverte au monde et aux autres cultures, propre à faire découvrir du pays. On ne peut pas être insensible à la dimension martiale et péremptoire du message.
Le problème se pose une fois qu’on a été blessé, comme par exemple au « retour de l’enfer d’Afghanistan [7] ». Nous y avons perdu une centaine de soldats, mais on sait moins que 1500 autres ont été blessés. Beaucoup de ces soldats présentent un stress post traumatique extrêmement invalidant, qui non seulement bouleverse la vie de l’intéressé, mais met aussi en péril l’équilibre conjugal et familial en menaçant profondément l’exercice des fonctions parentales et conjugales.
Les cauchemars, l’irritabilité, l’agoraphobie, les troubles affectifs, les conjugopathies, les énormes difficultés sexuelles (baisse du désir, impuissance, dégoût...) bouleversent et brisent même les vies, démembrent les familles, et je trouve que malgré la bonne volonté de l’Institution (de principe mais pas toujours de moyens), et celle des confrères médecins militaires, beaucoup de ces patients sont réfractaires aux psychotropes et aux psychothérapies pour des raisons souvent culturelles, parce qu’on leur a appris et imposé de taire leur mal et de tenter de le dépasser.
La verbalisation et l’exploration de leur intériorité sont quasiment des fautes morales et ils se retrouvent d’une certaine manière face à l’impossibilité d’engager les bons soins nécessaires à la réduction des troubles. D’autant qu’au bout de trois ans de congé de longue maladie, beaucoup d’entre eux vont se retrouver en « fin de droits » et vont devoir quitter l’Institution, parfois sans retraite, et disposant de peu de possibilités de reconversion.
Les soldats n’apprennent pas à être à l’écoute de leur subjectivité et des affects douloureux qui renvoient à la négativité. Ils considèrent généralement le recours au psychiatre comme un aveu de faiblesse sinon comme une faute professionnelle. Consulter un psychiatre, c’est honteux.
Donc, on constate que la blessure grave peut être la fin d’une espérance et d’un projet de vie. L’armée est démunie face à cette situation et les patients (et leur famille) se retrouvent quasiment en situation d’abandon. Elle ne dispose pas des fonds nécessaires et peut même en appeler aux dons privés [8].
En raison de le la réduction des effectifs administratifs de l’Armée, j’ai vu le traitement des dossiers passer progressivement de Strasbourg à Metz et aujourd’hui de Metz à La Rochelle, et il devient quasiment impossible d’obtenir un renseignement administratif valide qui permettrait à l’usager et au praticien expert que je suis d’avoir des nouvelles du traitement du dossier [9].
Compte tenu de cette situation de carence administrative qui se répercute avant tout sur l’usager, j’ai décidé, en tant qu’expert, de transmettre le double de mon expertise directement à l’intéressé pour qu’il la confie à son médecin généraliste que je contacte systématiquement pour faire un état des lieux clinique et déterminer un projet thérapeutique commun. Je fais part du taux d’invalidité que je préconise et je suggère à l’intéressé de me tenir au courant de la décision de la commission de réforme de l’Armée afin que nous puissions ensemble définir une stratégie en cas de désaccord.
Je dépasse donc mon rôle d’expert pour devenir tout à la fois assistant social, thérapeute et juriste aux côtés de mon patient. Je prescris aussi à « mes » blessés le magnifique film de Clément Cogitore, Ni le ciel, ni la terre, sorti en 2015 qui exprime l’indicible de l’horreur et de l’absurdité de la guerre [10].
En effet, il est bon que l’art puisse tenter de le traduire pour que les « traumatisés » prennent la mesure qu’ils ne resteront pas totalement isolés (étrangers à eux-mêmes et à leurs proches mêmes) et pourront user du « Droit à l’oubli » dont j’ai déjà parlé dans la chronique d’Espoir [11].
En choisissant de prendre le parti du soldat blessé, fauché alors qu’il « avait soif d’aventure pour ceux qui ont faim de liberté », je prétends modestement incarner le slogan de la dernière campagne de recrutement de l’armée de Terre : « Votre volonté, notre fierté [12] »
Que faire de toutes ces souffrances ?
Il faut encore et toujours prendre parti. Considérons le sort des naufragés et des rescapés de la Méditerranée, ce cimetière-marin des damnés de la mer. En 2015, elle va être hantée par Triton, qui succèdera à Mare Nostrum. Littéralement « Mare Nostrum », c’est « Notre Mer », en latin. Il s’agit là de marquer ainsi « notre » droit de propriété sur la Méditerranée en en faisant un cimetière pour « les étrangers non communautaires ». Avec Triton, nous nous contentons de surveiller nos côtes en réduisant les moyens de sauvetage [13].
La succession des drames ne parvient plus à émouvoir l’opinion, les moyens d’agir restent dérisoires, et la crainte qu’inspire un raz de marée unanime est supérieure à l’éthique occidentale ou à la capacité de gérer les déplacements contraints de ces populations.
En 2015, le Conseil Européen [14], réuni en urgence, suite à un nouveau drame, a même répondu martialement en proposant de bombarder les navires de pêcheurs identifiés comme outil de passeurs et la France lui emboîte le pas en mettant à la disposition de Frontex [15]… un seul navire [16]. En vérité le Conseil n’a fait que s’aligner sur le programme déjà établi de la Commission Européenne.
Les étrangers malades, en situation irrégulière de surcroît, et leurs enfants (parfois encore allaités), constituent une population à risques, particulièrement exposée à de nombreuses maladies : infectieuses, psychosomatiques et psychiques, notamment. Sans parler de l’hygiène dentaire problématique et des troubles de la vue, impossibles à compenser, faute de moyens financiers (implants dentaires et montures sont inaccessibles). Or, force est de constater que ces populations suscitent peu d’intérêt parmi les psychiatres libéraux. A preuve, s’il en fallait une seule, le nombre de praticiens ayant demandé, dans les années 2000, l’agrément au préfet (accordé systématiquement) : sixsur près d’une centaine dans le Bas-Rhin.
Agrément qui autorise, comme chacun sait, à rédiger un certificat qui permettra à l’usager d’obtenir un titre de séjour d’un an, renouvelable, tant que nous pourrons faire la preuve que les soins octroyés « chez nous » ne peuvent pas l’être dans le pays d’origine. Désintérêt, méconnaissance ou rejet ? Dans tous les cas, ces populations marginalisées et souvent clandestines sont privées de notre expertise et surtout de nos soins.
À Strasbourg, quelques médecins ont développé des pratiques destinées à favoriser l’accueil des étrangers malades. Et nous avons pris la mesure du fait que cela constitue une sorte de paradigme de notre capacité d’accueil ou de nos postures de rejet. Pouvions-nous, en Alsace, tirer des leçons de l’Histoire ?
Modernité d’Auschwitz, de Tambov à Damas
En pratique et en clinique courante, j’ai pu constater que les plaintes des traumatisés d’aujourd’hui étaient analogues à celles des rescapés des camps ou des incorporés de force. Je pense à tous ces gens qui ont assisté à des assassinats, qui ont découvert des cadavres ou qui ont échappé à une mort violente et qui n’en « reviennent pas, et qui n’en reviendront jamais ». Nous avons vu il y a peu, plus de 1 200 personnes perdre la vie dans le naufrage de leurs bateaux. Comment survit-on après avoir été confrontés à un tel drame ? A Strasbourg, nos patients malades viennent principalement d’Algérie, de Sierra Leone, d’Angola, de Mauritanie, du Tchad, de Tchétchénie, d’Afghanistan, de Syrie, du vaste monde des déracinés.
Or la clinique médicale et l’écoute permettent de faire le diagnostic certain du traumatisme, comme le démontre l’illustre professeur Claude Barrois, dans son ouvrage de référence « Les névroses traumatiques » paru en 1998 [17]. Ce syndrome (retrouvé à l’interrogatoire du patient, nous dirions « au lit du patient ») « constitue même un noyau spécifique qui, (…) évoque la catégorie médicale du pathognomonique, cette signature, fut-elle quasi imperceptible, garantit l’authenticité absolue du tableau clinique et assure son inaltérable identité » (Barrois, p. 116).
Patrick de Saint-Exupéry le confirme de manière pathétique :
« Dans le regard des rescapés (du génocide des tutsis), vous lirez la honte de ceux qui, naufragés de la déraison, restent emmurés dans leurs cauchemars. En leur esprit, ni avant ni après mais une perpétuelle oscillation qui se traduit par une incapacité à dire ».
Voici ce que nous avons appris, partant de la souffrance des incorporés de force, jusqu’aux stigmatisés d’aujourd’hui : la plupart des traumatisés demeurent interdits, perplexes et dans l’incapacité de témoigner ce que la clinique observe. Aujourd’hui, la majorité des auditions à l’OFPRA [18], d’une part, réactivent la douleur du traumatisme originel, et d’autre part, ne traduisent pas la réalité de l’horreur, du fait de l’impossibilité de témoigner.
Compassion, inaction, répression
Les romans familiaux européens, et singulièrement alsaciens, ont intégré les calvaires de leurs anciens. Comment inventer l’hospitalité, maintenant, à des déplacés dont le chemin de croix est si analogue aux précédents ? Voici la pesanteur des mots que reçoit le soignant, poids parfois insupportable, dans le suivi fraternel de ces victimes...
M. a fui l’esclavage, sur un bateau qui a fait naufrage. Tout se passe comme si M. était devenu étranger à sa propre vie. Tout se passe comme s’il était devenu le spectateur incrédule d’une vie qui appartient à quelqu’un d’autre et qui se déroule de manière quasi mécanique sous la forme très précisément d’une survie, plus que d’une vie au déroulement délibérément choisi. L’absence de repères actuels et la perte d’un passé et d’une histoire personnelle confinent le patient dans une situation psychologique innommable.
L’impossibilité de faire le deuil de quelque chose qui tendait de plus en plus vers l’inconnu et l’étranger, condamne, en quelque sorte, le patient à tenter de reconstruire un cadre dont le seul horizon « sûr » peut se résumer à imaginer sa propre mort. Les soins dont il a bénéficié ont tenté de faciliter l’accès pas à pas, larme après larme, à un projet existentiel, en essayant de dépasser progressivement l’incrédulité et la perplexité qui l’habitaient.
Les tentatives d’élaboration fantasmatiques et psychiques échouant face à ce besoin de reconstruction, le patient pense (encore, même si cela s’est un peu atténué) pouvoir trouver dans la réalité de sa mort partagée avec les siens, quelque chose de la réalité de son histoire interrompue, et d’une utopique possibilité de continuation de cette histoire, tant il est désespéré.
Et le contenu des investigations cliniques se trouve totalement envahi par une monolithique pulsion de mort, paradoxalement porteuse de tout l’espoir du patient. Il est impossible d’octroyer le traitement nécessaire dans le pays d’origine, frappé par l’instabilité politique et la violence où l’esclavagisme et les mutilations génitales chez la femme exposent une partie de la population à des pratiques d’un autre âge.
L’interruption des soins entraînerait des conséquences d’une gravité exceptionnelle à type de décompensation dépressive profonde, qui réactiveraient la conviction que seule la mort constitue une perspective d’avenir. Il pleure. Son cœur brûle et les maux de tête sont insupportables. M. est influencé de surcroît par une situation d’humiliation, de non-être et de non-sens, puisque vivant dans un pays encore sous l’emprise d’un esclavage, qui reste coutumier, mais que la Communauté Internationale, et notamment la France, minimisent.
Notre patient est en état permanent d’alerte, insécurisé, inquiet, se demandant s’il va être accueilli, admis par son interlocuteur et si celui-ci va croire ce qu’il va dire tant l’esclavage en Mauritanie fait partie de son ADN mais reste tant éloigné de nos représentations d’occidentaux.
Cette incrédulité, il a eu à en faire son affaire jusqu’à présent, puisqu’on lui a opposé des refus administratifs et juridiques systématiques, humiliants et déstructurant, ajoutant à son isolement et augmentant sa culpabilité. Il se produit là un paradoxe : dans des régions où l’exclusion, l’oppression et le déni d’identité ont été une règle cruelle, on se ferme avec indifférence à ce qu’on croit une marée humaine susceptible d’ébranler les fondements d’une civilisation [19].
L’Alsace, consciente de son histoire, ne peut-elle devenir un laboratoire de l’asile et de l’hospitalité, et, loin de la mer, constituer un havre ? (5)
Notre Mer, (2005), en hommage « aux damnés de la mer »
Notre Mer, qui es si bleue
Que ton Nom soit partagé
Que ton horizon nous fasse renaitre
Que ta volonté et ta miséricorde nous acceptent
Offre-nous aujourd’hui notre Triton de ce jour
Comme une trompette de la renommée
Et non plus comme un cercueil
Pardonne-nous nos défaites et nos deuils
Comme nous pardonnerons à nos bourreaux
Et ne nous soumets pas aux quotas
Mais délivre l’Europe de ses peurs et de ses carcans
Bibliographie et webographie
Note de programme de l’album de musique électroacoustique Mistpouffers, du musicien marseillais d’origine mulhousienne eRikm, paru en 2018 chez Empreintes Digitales.
DE CAZOTTE, Marie-Laure, (2014), A l’ombre des vainqueurs, Albin Michel, 304 pages.
https://www.albin-michel.fr/ouvrages/a-lombre-des-vainqueurs-9782226312365
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SEMPRUN, Jorge, (1994), L’Écriture ou la Vie, Gallimard, Folio no 2870, 400 pages.
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WECKMANN André, Les Nuits de Fastov, bf-éditions.
Georges Yoram Federmann, né en 1955, est président du Cercle Menachem Taffel. Il exerce la psychiatrie à Strasbourg. Sensible à la souffrance des sans-papiers et des déboutés du droit d’asile, il a observé les flux migratoires déclenchés par la guerre civile algérienne (1992 à 2002), et les répercussions psychiques massives dont souffraient ses victimes. En tant que réfugiées, elles ne disposaient pas toujours des mots pour traduire le désarroi, l’humiliation et l’absurdité des situations vécues. Se rendant compte de la prégnance des syndromes post-traumatiques chez la quasi intégralité des ressortissants de ce pays, il a créé le « Syndrome de Federmann ». Il permet de reconnaître, sans nécessité d’un examen clinique approfondi, la souffrance psychique d’un individu, du simple fait de son origine géographique. Le Syndrome a été théorisé autour des victimes de la guerre civile en Algérie mais vaut pour toutes les zones de conflit à travers le monde, et surtout les moins médiatisées. Il a participé ainsi à régulariser sur le sol français plusieurs centaines de patients, en démontrant aux autorités sanitaires et préfectorales qu’une prise en charge spécialisée complexe et salvatrice s’imposait, alors que les soins médicaux en question étaient impossibles à octroyer dans le pays d’origine.