Allez ! une petite fantaisie.

Se promener à poil ? (Cauchemar)

Il y a la rue, l’espace public. On ne peut pas y faire ce qu’on veut. Je ne peux pas m’y promener à poil, par exemple.

Et ma maison, où je suis chez moi, espace privé. Ou plutôt vacuole d’espace dont le majordome de l’espace public reconnaît que, puisqu’il m’appartient, je puis y vivre comme bon me semble. Enfin, à condition toutefois de respecter certaines limites : je ne suis pas libre d’y tuer qui je veux, et même qui que ce soit ; sauf en cas de légitime défense, et encore... Mais me promener à poil, ça je peux. Enfin, faut voir, s’il y a des enfants... les miens ? ceux de mes amis ? les amis de mes enfants dont je je connais pas les parents ? Supposons que j’y sois seul, et que quelqu’un se présente à ma porte d’entrée vitrée pour me faire une visite. Il sonne, et me voit traverser la salle de séjour pour m’habiller avant d’aller lui ouvrir. C’est l’infirmier psychiatrique du CMP [1] qui vient, un peu en avance, faire la visite à domicile prévue par le programme de soins sans consentement. Il semble intrigué de m’avoir vu à poil chez moi, à travers la vitre de ma porte d’entrée.

Il y a un autre espace où je me suis trouvé à poil il y a quelques semaines. Est-ce un espace public ? ou privé ? C’est le service de psychiatrie, fermé -public ou privé ? ; public, c’est sûr, puisqu’hospitalier, il est régi par les lois du grand majordome de l’État, par les règlements du plus petit majordome de l’établissement, les protocoles de l’encore plus petit majordome des soins, et les prescriptions du major docte ; public aussi parce que j’y ai côtoié des gens que je ne connaissais pas, mais qui, les pauvres, ont vu mes fesses lorsque quelques énervés tout de blanc vêtus ont tenté avec succès d’introduire dans mon corps mais contre mon gré un produit liquide au moyen d’une longue aiguille ajustée au bout d’une seringue ; mais privé parce que, comme me l’a dit un grand calme lui aussi tout de blanc vêtu venu m’interroger dans la chambre que je partageais avec un inconnu, tout ce que je lui dirais restera entre lui et moi (et donc aussi mon co-turne), couvert par le secret médical-, où j’ai passé quelques jours dernièrement. Là, je pouvais garder mes sentiments, mes souvenirs, mes pensées, pour moi. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils sont entrés dans mon corps pour y déposer au moyen de leurs accessoires ce liquide, qui ne m’a pas fait que du bien. Enfin, le seul bien qu’il m’a fait, me semble-t-il, c’est que quelques jours après j’ai pu regagner l’espace public, puis ma vacuole d’espace privé.

Enfin, c’est idiot, il suffirait qu’ils prennent le temps de s’intéresser vraiment à moi, pour que je le leur en parle, de mes sentiments, mes souvenirs, mes pensées.

Mais là, chez moi, cet infirmier, il vient continuer d’envahir mon intimité, et même mon corps, avec son accessoire, pour y déposer quelques gouttes de leur liquide. J’ai pas le choix, sinon c’est retour dans l’espace public privé sans intimité. Et il me dit que c’est bizarre, que je me promène à poil, chez moi.

Je ne leur ai toujours pas dit mes sentiments, mes souvenirs, mes pensées. Je crois qu’en fait, ils s’en fichent. Mais c’est le seul espace d’intimité qui me reste, mes sentiments, mes souvenirs, mes pensées. Enfin, pour le moment. Parce que peut-être qu’un jour, ils pourront y entrer, là aussi -quand ils auront plus d’argent pour s’acheter des accessoires plus modernes ?-.

Et je ne pourrai plus me promener à poil, même dans ma tête.

lundi 26 novembre 2012, par Éric Bogaert


[1Centre Médico-Psychologique : quartier général de la police des moeurs

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