Isabelle Canil nous raconte la vie de Jeanine, une orthophoniste tour à tour amusée, fatiguée, émouvante, énervée et toujours pleine d’humour, une orthophoniste humaine, vivante et donc complexe, avec ses contradictions, sa richesse et ses faiblesses qui nous invite dans son cabinet ou à la plage en passant par le bistrot du coin.
— Je suis trop vieille, je sers plus à rien..
— Mais Madame Trèvieu, on n’a pas besoin de servir à quelque chose ! Et puis ce serait l’horreur, un monde où il n’y aurait que des jeunes...
Ça, c’était un ancien lundi.
Le lundi suivant rebelotte :
— Je voudrais que ça s’arrête... Vous croyez que si je me laisse aller et si je ferme les yeux...
— Non, je crois pas, c’est pas magique... Mais pourquoi vous ne continuez pas à faire votre petit train train tranquillement...
— Profond soupir...
L’autre lundi :
— J’en peux plus. J’en ai marre... Regardez, à quoi ça rime tout ça... Je sers plus à rien..
— Mais vous savez Madame Trévieu, servir à quelque chose ou servir à rien, c’est très relatif...
— Hein ?
Et encore un lundi :
— Je me demande... une balle dans la tête... y’a un fusil ici.
— Ah non hein ! Pas une balle dans la tête, ça va pas ! Les pompiers vont venir fracasser la porte, y’aura de la cervelle partout sur les murs ! Non non ça vous plaira pas, ça !
Et c’est comme ça tous les lundis. Jeanine en a marre aussi, mais elle continue d’y aller, et elle sait qu’elle continuera. C’est comme un devoir de fraternité. Un soir au café, elle retrouve Paulette et sa menthe à l’eau.
— Tu comprends, elle a raison d’en avoir marre... Je voudrais bien qu’elle puisse mourir, moi. Si je pouvais la faire mourir, je le ferais. C’est comme un devoir de fraternité.
Paulette manque de s’étrangler avec sa paille :
— Mais tu vas pas la piquer !
— Non, moi non... je sais même pas piquouser. Mais j’en connais qui le font...
— Mais tu sais que c’est interdit !
— Ouais.
— Eh ben c’est interdit !
— On s’en fout. Y’en a qui veulent bien le faire. C’est comme un devoir de fraterrnité.
— Oh la la Jeanine, tu dérailles là ! Ils t’ont mis quelque chose dans ta bière ?
— M’enfin Paulette qu’est-ce qui te prend ? On le sait que cette loi est nulle ! Toi aussi t’es adhérente à l’ADMD (2) ! Et on a même dit qu’on se mettait l’une l’autre comme personne de confiance !
— Oui mais là c’est pas pareil. Et pis nous c’est dans longtemps ! Piquer une vieille t’appelles ça un devoir de fraternité !
— Exactement. Si tu préfères, je trouve que ce serait chouette que lui soit appliquée une euthansie active. Ça te va comme ça ?
— Non. Y’a pas droit. Une sédation profonde et prolongée, y’a droit. Qu’est ce qu’elle a d’abord ta patiente ?
— Rien. Elle a eu un ou deux AVC dans le temps. Elle souffre même pas ! Alors ta sédation profonde et prolongée, ça peut durer 10 ans ! Elle est ralentie de partout. Elle est vieille. Elle se pisse dessus une fois sur deux. Elle en a marre et elle sert plus à rien.
— Oh ça, servir à quelque chose ou servir à rien, tout est relatif...
Jeanine pose sa bière brusquement et éclate de rire : C’est exactement ce que je lui ai dit !
Mais t’inquiète pas, je vais pas la piquer en douce. D’abord je sais pas faire les piqures – remarque je peux apprendre...
— Oui ben abstiens-toi Jeanine, et mets ta fraternité en sourdine !
Le lundi suivant, Jeanine écoute à peu près les mêmes phrases que d’habitude. Elle attend un intervalle pour caser :
— Je comprends bien Madame Trévieu, vous en avez marre... Mais en France, on n’a pas le droit de provoquer la mort des gens. En Suisse et en Belgique, ils font un truc qu’ils appellent le suicide assisté. C’est pas donné, mais ils font ça très bien, en douceur et tout...
— Non mais Jeanine, franchement, vous me voyez partir en voyage en Suisse ?
— Non non... je disais ça comme ça...
Nouveau lundi
— Dites Jeanine, votre histoire de voyage en Suisse, j’ai réfléchi... si on peut le faire en Suisse, qu’est-ce qui empêche de le faire en France ?
— La loi, je vous l’ai dit Mme Trévieu...
— Mais... on s’en fiche !
— Heu... ben pas exactement... c’est à dire que c’est interdit, vous comprenez ?
Jeanine a soudain peur de ce qui va suivre et fait moins sa maligne. Elle pense à Paulette qui va encore l’engueuler.
— Jeanine, ils nous font durer trop longtemps, y’a qu’à vous que je peux demander ça, vous allez me piquer. Vous croyez que c’est rigolo d’attendre comme ça ?
— Mais Mme Trévieu... Je sais pas faire les piqures d’abord !
— Et vous pouvez pas apprendre ?
— Mais Mme Trévieu... Je connais pas les produits !
— Ça s’achète où ?
— Mais Mme Trévieu... j’en sais rien ! Faut être médecin ou infirmière pour faire un truc pareil !
— Jeanine vous me fatiguez parfois... et je vous trouve bien égoïste... Si vous n’êtes pas fichue d’apprendre à faire une piqure, trouvez-moi quelqu’un de plus habile. Vous ne pensez pas que nous avons un devoir de fraternité les uns envers les autres ?
— Ben si...
1 : paru dans La lettre des Ateliers Claude Chassagny
2 : Association pour le droit de mourir dans la dignité.
Le plafond au-dessus-d’elle. Elle fixe intensément un petit truc gris. Ça bouge, ou c’est fixe ? Une mouche, ou un accroc dans le plâtre ? C’est à l’heure actuelle la seule chose qui compte et Jeanine tend toute sa concentration sur cette unique question. Non, ce n’est pas tout à fait juste. Avant de se passionner pour la petite chose du plafond et que son existence en dépende, elle a d’abord ordonné à sa bouche de s’ouvrir aussi grand que possible. Si elle s’appliquait, il serait bon avec elle... un genre de transfert quoi. Il faut lui plaire. Il faut qu’il l’aime ! Alors elle s’est consacrée corps et âme à l’ouverture maximale des maxillaires. Le corps a enregistré, les mâchoires s’y tiennent. Mais maintenant ce qui compte, là, c’est ce truc au plafond, concentre-toi concentre-toi... si tu fermes les yeux, peux-tu le dessiner dans ta tête ? Non, trop flou, forcément mes lunettes sont là-bas, du côté des choses du monde... que faire ? je vais lâcher, je vois même pas si ça bouge ou pas, c’est pas un bon objet ! Catastrophe. Disparu. Ça devait être une bestiole. A dû s’envoler. Même pas vu... Et la panique envahit Jeanine, elle est abandonnée, aucun appui nulle part, elle va s’engloutir dans ce plafond trop lisse...
Soudain elle entend des paroles, c’est SA voix, IL lui dit des mots, qui la hissent hors de l’abîme. Quelle bonté, quelle magnanimité !
— Voyons-voir... (Et l’homme à la voix lui propulse un coup d’air froid avec son compresseur. Jeanine ne bronche pas.)
— Aah ? reprend l’homme à la voix. (Modulation incrédule.)
— Et là ? (Nouveau coup de compresseur et cette fois, Jeanine fait un bond dans le fauteuil.)
— C’est pas celle que vous disiez ! dit l’homme à la voix. (Triomphante ce coup-ci.)
Jeanine a reclaqué ses mâchoires. Elle ne les ouvrira plus jamais, il peut aller se faire voir ! Dire qu’elle lui aurait tout donné, qu’elle avait souhaité ardemment son amour ! Heureusement l’homme à la voix pérore, complètement ignorant de ce qui se joue chez Jeanine. Il s’est déplacé et elle comprend que ça suffit pour aujourd’hui. Elle se tempère et essaie d’écouter.
— ... les patients, on peut pas trop leur faire confiance, ils disent une chose, mais...
— Oui c’est subjectif ! le coupe Jeanine, soudain à son affaire.
— Non c’est pas ça... se défend le dentiste – et Jeanine pense qu’il pense qu’il ne doit pas lui donner à penser qu’il taxe le patient de subjectivité. Politiquement incorrect ça. Jeanine veut attaquer, redorer le blason de la subjectivité, celle du patient, celle du soignant et celle de ses symptômes ! Mais il est en train de lui donner deux rendez-vous par semaine pour tout le mois, pas question de se le mettre à dos, elle la boucle sans serrer les dents, prête à acquiescer à tout le mal qui court sur la subjectivité. Mais dans la rue, elle a honte de sa lâcheté.
Rhooo, j’aurais dû, j’aurais dû...
Quel malheur de se défier comme ça de la subjectivité ! Ils ne comprennent pas qu’à vouloir éradiquer la subjectivité de partout, on se retrouve avec des machins tout vides, des pantins dociles à ficelles qui pensent tous comme on leur a dit de penser et qui font tout comme on leur a dit de faire... Y’a qu’à voir leurs règles de bonnes pratiques, y’a qu’à voir les incitations de plus en plus pressantes pour travailler avec les autistes comme ci et pas comme ça, y’a qu’à voir les formations prétendument indispensables pour travailler sur la dyscalculie... non mais sans blague ! Et les évaluations perpétuelles à pourcentages, qu’on dirait la fiche de traçabilité de la matière grasse dans le yaourt... On nous modalise tout ! On nous formate tout ! On nous baratine avec une novlangue de bois bouffée aux termites tellement elle est usée, mais néanmoins, c’est elle qui gagne ! A quoi ça sert d’être prévenus ? Et vas-y qu’on ingurgite les projets, le partenariat, la démarche qualité, la certification, les processus, les réseaux, la gestion des affects, la bienveillance, la parentalité, la performance, la sectorisation, le référentiel, le dispositif, la compétence... jusqu’à la nausée, jusqu’à la déprime ! Et vlan, Jeanine file un coup de pied dans une canette de bière qu’elle envoie dans le caniveau. Le bruit de ferraille lui fait du bien. Bon, Jeanine t’exagère, le dentiste n’est peut-être pas responsable de tout ça, le pov gars... Tiens voyons voir, qu’est-ce que c’est que cette bière ? Et puis vraisemblablement, c’était pas la canine, c’était la prémolaire. Tiens, elle ne connait pas cette marque, il faudra essayer. Mais n’empêche, ça iradie dans toute la machoire. Tiens, un bar. La douleur se fout de l’anatomie objective. Si j’en demande une tiède, et que je penche la tête vers la gauche, la prémolaire de droite n’y verra que du feu...
Et résolument, Jeanine pénètre dans le bar pour s’en siroter une, parce que subjectivement et donc pour de vrai, ça va lui faire du bien.
- La lettre des Ateliers Claude Chassagny, juillet 2018.
Jeanine se réveille en sursaut. La main sur sa poitrine qui bat qui bat, elle tâche de respirer calmement et de reconstruire sa réalité. Sa chambre, son lit, sa couette, tout est à la bonne place. Ce n’était qu’un sale rêve, se dit-elle fort soulagée… Un objet petit a courait après elle, elle sentait des doigts crochus prêts à s’agripper à son beau manteau de l’hiver dernier. Un peu plus et les coutures craquaient ! Un sale rêve...
Elle allume sa lampe de chevet et chausse ses lunettes pour que de visu, elle ait la preuve d’être à l’abri dans sa chambre et dans son lit.
Sur sa table de nuit, trônent un crayon et le Séminaire X, L’angoisse, qui lui a flanqué ce cauchemar. Pas rancunière pour un sou, elle l’attrape. Puisque je suis réveillée, pense-t-elle, autant m’en refaire un petit bout, car ce qui est fait n’est plus à faire. Calée sur ses oreillers, elle suçote son crayon, prête à souligner tout ce qu’il ne faut pas louper.
Jeanine a eu du mal avec ce séminaire. En bonne orthophoniste, elle a toujours placé le symbolique au pinacle. Et voilà que dans ce texte, son signifiant adoré dégringole un peu, il faut bien le dire… Il n’est plus celui par lequel tout passe, puisque Lacan met justement l’accent sur ce qui ne passe pas, et ne passera jamais, par lui : un reste, un machin irréductible, non signifiantisable… Ça l’a rendue triste Jeanine, au début. Pourtant elle était prévenue !
La première fois qu’elle a entendu causer de Lacan voyons voyons… elle était jeune étudiante, un psychanalyste avait parlé de la faille dans le langage. Et mon dieu cette histoire de faille, elle n’en est pas encore revenue ! Tout soudain le monde s’éclairait ! Oui, mais elle était jeune et optimiste, c’est pour ça. Jeune et optimiste elle l’est beaucoup moins, et n’entretient plus l’illusion d’avoir levé le voile obscur du monde. D’abord à quoi ça servirait ? Même quand on croit que ça s’éclaire on se goure alors ! Mais la faille, ah la faille ! Jeanine lui décernerait toujours la médaille.Tiens faille et médaille ça rime… Et donc s’il y a faille, pas étonnant qu’il y ait un truc qui tombe dedans, ce fichu reste…
Jeanine se prend à rêvasser paisiblement car son cauchemar est loin. Elle se voit penchée au dessus d’une crevasse, tête inclinée, oreille aux aguets, et elle entend CLONG ! C’est l’objet a qui choit… Que tu es bête se dit-elle. Elle rabat le livre sur ses genoux, et regarde sur la couverture le dessin de la bande de Mœbius avec les fourmis qui cavalent à l’intérieur ou à l’extérieur, sur l’endroit ou sur l’envers on ne sait pas.
C’est comme un huit qui se tord, la bande de Moebius. Si on découpe une bande de papier et qu’on la scotche en la tordant comme le huit, on pige tout de suite que les fourmis non plus ne peuvent pas savoir qu’elles se retrouvent parfois en dessous, puisqu’elles ne passent jamais par un bord. Lacan fait ça pour introduire le fait de « ne pas avoir d’image spéculaire ». La bande qui n’a comme qui dirait qu’une seule face, ne peut pas être retournée, et si on retourne une face sur elle-même, elle sera toujours identique à elle-même. Alors que dans un miroir, la gauche devient la droite et inversement. Bon, que la bande n’ait pas d’image spéculaire, on s’en fout un peu, se dit Jeanine, et les fourmis peuvent aller se voir ailleurs. Mais quand même, il sait ce qu’il fait le Lacan, parce que les fameux petits a, je vous le donne en mille, ils n’ont pas d’image spéculaire ! Et comme ils n’ont pas non plus vraiment de signifiant, tu peux ni les voir ni les nommer quoi… Juste tourner autour, essayer de les cerner…
Il est arrivé quelque chose comme ça à Maupassant sur le tard. Dans le miroir, il ne se voyait plus. Plus d’image spéculaire, le pauvre. Mais voilà qu’il aperçoit le dos d’un fantôme. Quand le fantôme se retourne, horreur, c’est lui, c’est son double ! Comme si l’image qu’il ne voyait plus dans le miroir, lui revenait dans une autre dimension, dans le réel, qui hélas n’a rien à voir avec la réalité. Ça fout les jetons le réel. Dans le réel, rien ne manque, scande Lacan. Et il dit aussi : « Ne savez-vous pas que ce n’est pas la nostalgie du sein maternel qui provoque l’angoisse, mais son imminence ? » Ça, Jeanine s’en doutait. « La possibilité de l’absence, c’est ça la sécurité de la présence [...] ce qui est le plus angoissant pour l’enfant, [...] c’est quand il n’y a pas de possibilité de manque, quand la mère est tout le temps sur son dos, et spécialement à lui torcher le cul ... » Et toc. Ah les mères !
Tant qu’il y a du manque, il y a de l’espoir se dit Jeanine en triturant sa couette. Et ça nous garantit un monde spécial ortho, du symbolique à donf, des signifiants à la pelle qui disent, qui racontent, qui trompent ou qui falsifient, qui vont et viennent en vous dessinant un quotidien plus ou moins vivable et c’est déjà pas mal.
Mais dans le réel, changement de planète... les signifiants ne font plus leur boulot, ça résiste de partout à se laisser signifiantiser normalement, entre autre pour cause de manque de manque !
Pour en revenir aux objets petits a, ils sont une race à part. Ils peuvent nous faire entrevoir l’horreur du réel et nous coller l’angoisse parce qu’ils apparaissent là où ils ne devraient pas, à la place d’un manque, d’une absence... « Le a, qui est ce reste, ce résidu, cet objet dont le statut échappe au statut de l’objet dérivé de l’image spéculaire, c’est à dire qui échappe aux lois de l’esthétique transcendantale. » Ouais ouais… Jeanine baille, le crayon ne souligne plus guère, et le séminaire X glisse à terre…
- La lettre des Ateliers Claude Chassagny, janvier 2018.
Jeanine rentre chez elle. Les journées s’allongent, on y voit encore et elle sautille pour éviter les joints des pavés qui dallent le trottoir. Elle fait ça tous les soirs, ça la détend. Mais l’hiver, on n’y voit pas grand-chose à cette heure-là, alors elle fait plein de ratés, elle s’en fiche, mais c’est quand même plus satisfaisant quand elle fait un sans-faute.
Jeanine arrive au carrefour où elle doit choisir un chemin. Soit elle va au plus court avec un trottoir goudronné et elle ne peut plus gambader sur les pavés, soit elle garde le trottoir aux joints et se rallonge de 8 minutes. Force lui est de constater que plus ça va, plus elle choisit le court. La fatigue, l’âge, tout ça…
Mais ce soir elle prend les pavés, il lui faut bien ces 8 minutes de rab avec tout ce qu’elle a à penser. Faudrait qu’elle cause à sa copine Paulette. Avec l’arrivée du printemps, elle n’arrête pas de faire des bilans, – normal, le printemps c’est le renouveau – et ses bilans sont de plus en plus… bizarres. Comment te dire, Paulette… oui bizarres… je trouve pas d’autre mot… C’est toi qui es bizarre, lui dira Paulette. Nan, écoute, t’as déjà entendu ça, toi ? :
— Et qu’en pense son papa ? je lui dis.
— On est séparé, qu’elle me répond.
— Depuis longtemps ?
— De toute façon, pour ce que ça change ! Ça rentrait du chantier et ça se vautrait devant la télé, je gérais tout toute seule, ça s’est jamais occupé de rien ! Ça n’a jamais débarrassé une table, jamais fait les courses, rien !
— Vous parlez de son père ?
— Oui. Les devoirs, l’école et tout, ça s’en est jamais occupé, alors séparés ou pas c’est pareil !
Paulette lui dira Ah les mères… mais Jeanine est sûre que même Paulette aurait eu trois secondes de perplexité en entendant ça.
Je vais quand même lui mettre une majuscule, se dit Jeanine, il aura plus de tenue. Ah ! mais si ça se trouve elle faisait référence à Freud ! C’est pas joli joli, un Ça. S’il n’est pas tempéré par les frangins Moi et Surmoi, c’est pas joli joli, songe Jeanine. Elle aimerait bien voir la tête qu’il a, le Ça… La semaine prochaine, elle demandera si Ça pourrait amener le môme. Paulette serait sûrement de cet avis. Et peut-être que Ça ne demanderait pas mieux, allez savoir…
Quand Jeanine croise quelqu’un sur le trottoir, elle arrête de sauter et fait mine de fouiller dans son sac. Sinon, à la voir un coup faire un grand pas, un coup un tout petit, un coup sur la pointe, un coup sur le talon, on se demande si elle n’a pas un coup dans le nez. Ça la gêne, voyez-vous. Paulette lui dirait Qu’est-ce que ça peut te faire ce qu’ils pensent ? Jeanine ça la gêne, elle le déplore mais elle manque de liberté intrinsèque.
Elle est marrante la Paulette, elle est née dans un milieu d’artistes elle, alors sa liberté intrinsèque, elle l’a eue quasiment dans le biberon. Jeanine il faut qu’elle se la gagne centimètre par centimètre, elle estime qu’elle a déjà bien progressé, mais passer pour une poivrote, non.
Elle aurait un autre genre de bilan à raconter à Paulette. Une Madame Lesoir, qui a entendu la voisine parler de bilan chez l’orthophoniste, alors elle aussi vient pour le bilan :
— À mon âge, vous ne pensez pas qu’il est grand temps ?
— Qu’il est temps de quoi Madame ?
— Eh ben de faire le bilan ! Je risque d’y passer d’un jour à l’autre. Pas folle la guêpe ! Donc, je fais le point. Et puis comme ça, je saurai quoi dire à Saint Pierre, ça me fait comme une petite révision vous voyez ?
— ?
— Vous ne prenez pas de notes ?
— Si si…
— Ça m’aiderait, parce que des fois je radote… vous pourrez me dire « Ah, mais vous l’avez déjà dit… » ça nous fera gagner du temps vous croyez pas ?
— Heu…
— Je commence. Je suis née en 34, 2 ans avant la guerre d’Espagne… Ce salopard de Franco, ça vous dit quelque chose ? J’avais 4 ans, quand mon père a dû fuir en France. Ma mère, toute seule avec ses filles, je vous raconte pas… Enfin si si, je vous raconte. notez je vous prie. Ma mère, rejetée par les trois quart du village, et même par ses frères parce qu’elle était la femme d’un rouge. Les guerres civiles c’est les pires, parce que ça vous zigouille les familles… Bon passons, je vous dis les grandes lignes, et après on y reviendra, on fera chapitre par chapitre, ça vous va ? Je prévois 10 rendez-vous, peut-être 12 pour la relecture… Pas de soucis pour vos honoraires, j’ai de quoi.
T’as déjà eu ça, toi Paulette ? Jeanine est sûre que Paulette est fichue de faire celle qui connaît la chanson. Elle me plaît bien cette Madame Lesoir, songe Jeanine. Le bilan d’une vie ça m’étonnerait qu’on y arrive, mais c’est pas mal d’y croire, se dit-elle en prenant son élan. Ah raté ! L’obscurité s’accroît, il devient de plus en plus difficile d’éviter les joints. Jeanine s’arrête pour reprendre son souffle. Elle est presque arrivée et se remet à marcher normalement. Par manque de liberté intrinsèque, elle ne veut pas risquer que les voisins la voient sauter sur les pavés. Quand elle sera au soir de sa vie, il ne sera pas dit dans son bilan qu’elle avait perdu sa dignité.
Jeanine a rendez-vous au café avec Paulette pour qu’elle lui raconte un peu ses misères. Elle sirote sa bière en la fixant d’un air lourd de reproche. On voit bien qu’elle se contient, mais finit par lâcher : Paulette, moi je veux bien mais quand même ! Une menthe à l’eau ça va pas t’arranger ! Bon je dis ça je dis rien mais quand même…
Paulette a l’œil morne. Elle remue sa paille sans conviction.
— Ouais ouais…
— Ben oui quoi ! En attendant, raconte-moi où ça en est ton histoire d’héritage.
— Ça en est que je crois bien que je suis fâchée à mort et à vie avec mon frangin…
— Mais non mais non tu vas voir ça va s’arranger…
— Ben je vois pas comment. Si tu savais tout ce que je me suis entendue ! D’après lui je devrais me contenter de trente pour cent, et encore c’est parce que monsieur est magnanime !
Et Paulette se lance dans des histoires compliquées d’assurance-vie, d’évaluation de la maison familiale…
Jeanine pense soudain au môme de quatre heures et demi, qui est sorti rayonnant de son bureau pour brusquement changer de tête dans la salle d’attente et se mettre à chouiner tant et plus. Sa mère était en train de donner le sein au petit frère. Elle l’a tancé vertement : Te plains pas ! Chez les têtards c’est bien pire ! Devant l’air ahuri de Jeanine, elle a expliqué, pragmatique : Ben oui les têtards doivent partager entre mille. Forcément il reste pas beaucoup pour chacun. Mais un frère de rien du tout, c’est pas la peine d’en faire un plat…
Paulette continue sur le thème d’une indivision et du notaire tordu que ça l’étonnerait pas que le frère l’ait soudoyé…
— Rrrhooo ! Paulette t’exagères là !
— J’exagère ? Et comment tu comprends que le notaire en personne me téléphone un beau matin pour me dire Madame Paulette, bien qu’il n’y ait aucun testament, il semble bien que votre père ait tenu à avantager votre frère, je dispose de certains témoignages de voisins…
— Hein ?
— J’te le jure ! Tu te rends compte que mon frère est allé faire la tournée du bled et qu’il a fait écrire des horreurs à tous ces vieux schnocks…
— Paulette calme-toi. Finis ton truc vert là et je vais te commander autre chose…
— Nan ! Laisse-moi ma menthe ! Je le savais bien qu’il avait toujours été jaloux de moi ma mère me l’a toujours dit Ton frère, faut pas lui en vouloir Paulette, il a eu de la jalousie on a même dû l’amener chez des docteurs, il avait de la rivalité fraternelle ça s’appelle comme ça…
— Oui mais bon, c’est banal Paulette…
— Mais je sais ! Mais c’est une chose de le savoir, et une autre de t’entendre dire par un notaire, – un notaire Jeanine ! – que ton père a toujours eu dans l’idée d’avantager ton frère !
— Oui c’est sûr que symboliquement ça doit faire son petit effet…
— Et en plus c’est même pas vrai ! Ma mère sans doute, mais pas papa ! Quand je pense Jeanine, quand je pense à tout ce que j’ai fait pour lui ! Je lui ai prêté de l’argent pour qu’il monte son foutu magasin de fruits et légumes, je l’ai hébergé pendant plus d’un an quand sa bonne-femme l’a fichu dehors, et toutes les soirées que j’ai passées à écouter ses pleurnicheries ! Et même que c’est en grande partie à cause de ça que j’ai divorcé…
— Oui mais bon ça…
— Et quand on était petit, je l’ai toujours défendu quand il piquait les protège-cahiers dans l’armoire aux fournitures ! Oui je te l’ai pas raconté ça Jeanine ! Mon frère a eu sa période ! Il piquait ! Même dans les magasins…
— Tu vois bien, Paulette, il avait des problèmes ton frère…
— Ah tu le défends ? Tu vas pas t’y mettre !
— Non non…
Et Paulette continue comme ça pendant un bon moment. Tout y passe, les câlins du père, les baffes de la mère, les parts de gâteau, les bulletins scolaires… Jeanine ne comprend pas tout. Difficile de saisir qui était jaloux de qui, qui de la mère ou du père se montrait injuste ou équitable, lequel protégeait, lequel punissait… Selon les âges, ça a varié, tantôt l’un, tantôt l’autre… En tout cas, Paulette ne semble pas avoir eu une enfance malheureuse. Mais ce qui est sûr, c’est que les histoires de succession à la mort du père lui ont fait chavirer les représentations qu’elle avait de sa gentille petite famille ! Pauvre Paulette, se dit Jeanine, on dirait qu’elle découvre un frangin qu’elle ne connaissait pas…
— …tu vois Jeanine, franchement, c’est comme si on m’avait changé mon frère. Jamais au grand jamais j’aurais pensé qu’il me ferait ça ! Avec tout ce qu’on a vécu ensemble…
— Ben tu sais c’est comme moi, quand ma mère est morte, tu sais ce qu’il a dit mon frère ? Il a dit…
— Oui mais non tu peux pas comparer, moi mon frère on était super proche et tu sais quoi encore ? Il a été voir les cousins d’Anjou Lolotte et Dédé, et il leur a raconté que mon père, le frère de leur mère, avait toujours dit à ma tante, la mère de Lolotte et Dédé, que moi Paulette, il était même pas sûr que je sois sa fille ! non mais tu vises un peu…
Jeanine hoche la tête régulièrement pour montrer qu’elle suit, mais ce qu’elle essaie de viser, c’est le regard du serveur. Elle tente de replacer les têtards.
— Paulette, dis-toi bien que ce serait pire si t’étais un têtard…
Peine perdue, Paulette n’entend rien. Jeanine se console en choppant le serveur : « Siouplait 2 pressions ! »
C’est bientôt l’heure de manger, midi approche, l’ambiance est détendue. À propos d’une portion de gruyère dessinée sur une carte du mémory, Jeanine s’autorise : Mmm, ça donne faim, j’adore le fromage.
Sans même lever le nez, restant bien concentré, le môme lâche : "J’aime le fromage. On dit pas j’adore"
— Hein ? Ben si j’adore le fromage.
— Non. On n’adore que Dieu.
— Mais… mais moi j’adore le fromage !
— Demande à ma mère on n’adore que Dieu. Faut dire j’aime le fromage.
— Mais… tu voudrais commander les mots que je dis ?
— Demande à ma mère on n’adore que Dieu.
— Mais ta mère non plus elle ne peut pas commander les mots !
— Si.
C’est dit simplement, tranquillement et avec une telle évidence que Jeanine lâche l’affaire et se cloue le bec. Pour un temps. Nul doute qu’elle y reviendra, parce que ça lui reste en travers quand même. Et le mémory, elle a envie de le bâcler, faut la comprendre. Dieu, c’est déjà un gros morceau, alors Dieu plus une mère…
Jeanine ne connaît pas bien Dieu. C’est un peu comme le foot, les militaires ou le CAC 40, elle ne fréquente pas.
Un autre môme lui a déjà dit qu’elle ne devait pas mettre de musique dans sa salle d’attente parce que Dieu ne voulait pas. Une dame lui a expliqué que la mutuelle, non, sa religion était contre, tant qu’on peut on paye. La sécu ça passait, mais pas la mutuelle, et Jeanine a oublié de demander pour les congés payés. Une autre dame lui a raconté que la religion gouvernait la vie au poil près, la nourriture, l’argent, les loisirs, la façon d’entrer aux toilettes, tout ! Elle en a eu des frissons tout le long de l’épine dorsale d’entendre ce tout ! Elle, elle a pensé à l’amour, le charnel, celui du corps… Ouh la la.
Jeanine pense aux indulgences. C’est passé de mode ça… ou alors ça se pratique encore et elle n’est même pas au courant. Et si on nous les remettait au goût du jour ? Un petit carnet, avec un barème de réparation et une tarification des péchés. Il faudrait réfléchir au poids de la faute, lui fixer une valeur fiduciaire. Partant de là, ça devrait être facile de proposer une indulgence pour racheter son dernier péché en restant dans les clous, ni trop ni trop peu, quoi. Il doit bien y avoir une appli pour calculer ça, sinon, il y a un sacré créneau à saisir. Mais Jeanine soupire, parce que c’est toujours pareil, les gens vont se mettre à exagérer… Ils vont tout sous-évaluer quand il s’agira de leur pomme, et sur-évaluer le péché du voisin, qu’ils mettront au prix du caviar… Il va y avoir de l’abus. Et puis en plus, Luther et Calvin se sont déjà exprimé sur le sujet, ils étaient contre les indulgences et Jeanine les approuve. C’était quand même un commerce bien vil… Luther a écrit 95 thèses contre les indulgences ! Il disait qu’on pouvait être sauvé non pas en payant des trucs à l’église, mais par la seule grâce de Dieu. Et ce qui plaît le plus à Jeanine, c’est qu’il disait aussi que Dieu, personne ne pouvait connaître ses choix ! Donc on ne peut pas savoir s’il nous sauvera ou pas, et ça, ça lui va parfaitement à Jeanine. Elle tolère très volontiers et sans aucune allergie que d’aucuns pensent que peut-être… au-delà de nos vies terrestres… il y aurait quelque chose…
Elle connaît des gens très bien, et qu’elle aime, qui pensent que Dieu ma foi… il se pourrait bien que…
Mais bon sang, le conditionnel, – qui n’est pas fait pour les chiens – ils savent l’employer ! Qu’on lui respecte son conditionnel et tout ira bien ! Mais quand on commence à la bassiner avec tout un fatras de certitudes à la noix, sur le fromage, la musique et les remboursements, et qu’on lui met de l’impératif à toutes les sauces, là elle désespère, et l’urticaire, l’allergie et l’eczéma fleurissent…
Bon d’accord, Luther, qui reconnaissait ne rien savoir des desseins de Dieu, ne doutait pas de son existence, et à cet endroit-là il ne mettait pas de conditionnel. Mais ça, c’est parce qu’il n’avait pas la télé. S’il avait vu les reines du shopping, touche pas à mon poste, ou les Marseillais à Miami, nul doute qu’il aurait douté et qu’il aurait mis du conditionnel partout.
Tout cela est bien joli, mais en attendant il faut finir cette séance d’une manière ou d’une autre, et ce môme est trop petit pour se lancer dans une étude comparative des modes impératif et conditionnel. Jeanine, qui ne sait pas si son ton va sortir piteux ou plein de bravoure, risque : Sais-tu, il y en a qui pensent que les dieux n’interdisent aucun mot… Et vite vite parce qu’elle sent bien qu’elle ne fait pas le poids face à l’immmmmense abus fallacieux des prétendus diktats de Dieu, surtout quand ils sont proférés par les mères, elle ajoute : À jeudi.
Spèce de grosse bite il suce il suce j’l’ai vu dans les douches eh gros pédé !
Jeanine traverse la cour de l’institution quand ces douceurs lui parviennent aux oreilles. Jeanine a envie d’en savoir plus et change de direction pour aller écouter ça de plus près, tout le monde aurait fait pareil. Le temps qu’elle atteigne les marches du bâtiment, elle capte encore quelques gracieusetés dont elle regrette que la poésie les ait désertées.
Tu lui mets dans le cul eh il lui met il lui met il lui pisse eh ta mère...
C’est pauvre. Très pauvre. Et pourquoi ces répétitions qui n’apportent rien ? Quand elle ouvre la porte, on en est réduit à eh j’le sais parce que j’le sais.
La situation révèle un éducateur et deux mômes, assis dans les fauteuils du coin détente, en train de jouer à un jeu de société. Les mômes aboient cette prose navrante à l’éducateur en agitant un bras, au-dessus de leur tête, pendant que de leur autre main ils tiennent leurs cartes en éventail. Un bras qui s’excite, et l’autre parfaitement policé. Incroyable !
L’éducateur n’a pas l’air si accablé que ça et Jeanine en secret l’admire. Comment fait-il ? Alors voulant bien faire, elle dit d’une voix qu’elle souhaite sereine et maîtrisée : « Hum hum... je ne sais pas de qui vous parlez, mais je crois que vous faites erreur. Ici on travaille, et on n’a pas le droit de mélanger le sexe et le boulot... ». Du tac au tac, l’éduc : « Ah ! vous voyez ! »
Un des mômes se tourne vers elle : « Tiens salut Jeanine » et l’autre : « Ouais ouais... » et tranquillement il se lève et va vers le coin cuisine pour touiller dans un grand saladier. Alors l’éduc :
— Bon on finira la partie après. Ça y est la pâte est bien reposée, on peut commencer à les faire cuire, t’en voudras une Jeanine ?
— Heu... oui.
— Vous entendez les garçons ? La première est pour Jeanine !
— D’acc. Au sucre ou au nutella ?
Il ont tous les trois quitté le coin des tapis, fauteuils, livres et jeux, et s’affairent à l’autre bout, autour de la plaque électrique. Une vraie scène domestique.
Un peu sonnée de ce dénouement qui se dilue dans la poêle à frire, Jeanine attend sa crêpe car ma foi c’est l’heure du goûter. Mais elle reste sur sa faim. Elle aurait bien besoin d’autre chose... Du côté de la sublimation peut-être... ? Au contraire des deux mômes et de l’éduc elle n’arrive pas à passer de l’obscénité à la pâtisserie en un claquement de doigt.
Alors la voilà à tenter de sublimer, au moins pour elle ! Mais en léchant le nutella sur ses doigts, elle se rabroue intérieurement : Non Jeanine, pas possible. On ne fera pas un atelier de poésie érotique avec ces mômes-là. N’y pense même pas. Oublie Jeanine... Et puis d’abord ils sont trop jeunes. Et puis d’abord y’a assez à faire pour contenir les débordements, l’excitation, la jouissance et tout ça sans en rajouter. Et puis d’abord, ça s’est jamais vu... Cette manie de toujours tout ramener au langage...
Un peu plus tard, elle fouille dans son bazar dont voici ce qu’elle exhume :
Je suis très émue de vous dire que j’ai
bien compris l’autre soir que vous aviez
toujours une envie folle de me faire
danser. Je garde le souvenir de votre
baiser et je voudrais bien que ce soit
là une preuve que je puisse être aimée
par vous. Je suis prête à vous montrer mon
affection toute désintéressée et sans cal-
cul, et si vous voulez me voir aussi
vous dévoiler sans artifice mon âme
toute nue, venez me faire une visite.
Nous causerons en amis, franchement.
Je vous prouverai que je suis la femme
sincère, capable de vous offrir l’affection
la plus profonde comme la plus étroite
amitié, en un mot la meilleure preuve
que vous puissiez rêver, puisque votre
âme est libre. Pensez que la solitude où j’ha-
bite est bien longue, bien dure et souvent
difficile. Ainsi en y songeant j’ai l’âme
grosse. Accourez donc vite et venez me la
faire oublier par l’amour où je veux me
mettre
C’est une lettre de Georges Sand, dont on peut lire – si on veut, pas obligé – une ligne sur deux.
Et Alfred lui a répondu par cet acrostiche :
Quand je mets à vos pieds un éternel hommage,
Voulez-vous qu’un instant je change de visage ?
Vous avez capturé les sentiments d’un cœur
Que pour vous adorer forma le créateur.
Je vous chéris, amour, et ma plume en délire
Couche sur le papier ce que je n’ose dire.
Avec soin de mes vers lisez les premiers mots,
Vous saurez quel remède apporter à mes maux.
C’est quand même autre chose !
Mais c’est dommage parce que c’est même pas vrai. La lettre de Georges est un canular parait-il, que des amis à elle auraient écrite quand elle est morte.
N’empêche. C’est quand même autre chose...
Jeanine est apaisée. Elle l’a, sa sublimation.
- La lettre des Ateliers Claude Chassagny, avril 2017
— Qu’est-ce que vous avez commandé pour Noël ?
« Ça recommence », pense Jeanine. En soupirant, elle répond « Je sais pas... » et surtout, elle ne demande pas « Et toi ? »
— Moi j’ai commandé un galaxy
— Ah ? Mais on dit pas une ? Moi j’en ai une. Et Jeanine vide son pot à crayons. Sur sa table s’éparpillent stylos, crayons, ciseaux, règles, gommes, et des petits bouts de branches, une cuillère en plastique, des plumes de pigeon, un porte plume sergent Major, et... quelque chose qui roule et qu’elle chope prestement. Triomphante, elle lui montre au creux de sa main : « Regarde ! »
Ahuri le môme lui fait : Ben c’est une bille...
— Ben oui. Une galaxie, fait-elle fièrement en la saisissant entre deux doigts. Remarque, c’est pas la mieux je trouve...
Le peu d’enthousiasme du môme l’alerte, et en un éclair elle s’avise qu’un ado qui demande une bille galaxie pour Noël, ça ne doit pas courir les rues. Il y a peut-être un élément qui lui échappe... Cependant, espérant que la suite pourrait rattraper la chose, elle continue : Attends, j’en ai d’autres dans mon tiroir. Regarde, celle là c’est un œil de chat, et celle-là une chinoise...
Jeanine n’aime pas la galaxie. Elle est pleine de petits grains en relief, elle la trouve moche, mais elle ne le dit pas. Dans le même genre il y a la pépite, la météorite et la Jupiter. Moches. Par contre, Jeanine convoite depuis un certain temps une ouragan, une michelangelo, et une corbeau. Elles sont pleines de volutes, ça vous a un petit côté précieux et c’est d’une élégance ! Mais personne ne lui en donne en ce moment. Il y a même des mômes qui n’en ont jamais entendu parler. Une fois sortis des comètes ou des arcs en ciel, ils ne connaissent rien. Il y a la Van Gogh aussi qui est pas mal. L’an passé, elle en a fauché une à un môme. Elle aimait bien quand il venait parce qu’il amenait une grosse trousse pleine de billes et tous les deux ils faisaient l’inventaire et établissaient des listes. Jeanine est sûre qu’il n’a rien vu quand elle lui a fauchée, mais bien mal acquis ne profite jamais s’était-elle pensé, car elle l’a perdue, et ce môme ne vient plus parce qu’il s’est mis à bien lire et c’est très dommage. « C’est sûrement Jean-Eudes qui me l’a piquée, j’en suis presque sûre, fulmine intérieurement Jeanine dès qu’elle évoque la Van Gogh. Franchement, je fais pitié avec mes trois malheureuses billes... J’ai quand même un boular, mais si je le sors du tiroir, on va me le voler. »
L’ado attend, visiblement peu passionné par les billes de Jeanine.
— Heu... Alors pour Noël tu voudrais une galaxie ?
— Mais nan ! Vous savez pas c’est quoi un galaxy, sérieux ?
— C’est pas ça, alors ? fait-elle en rouvrant sa main.
— C’est un smartphone ! Sérieux vous connaissez pas ?
— Si si... je connais...
— Je voudrais un 5 pouces point 2.
— Hein ?
— Je voudrais un 5 pouces point 2...
— Ah oui c’est bien 5 pouces...
— Point 2. C’est plus confort que point 1. Et en plus il est moins cher que le point 1.
— Ah bon ? Comment ça se fait ?
— Ché pas. Et je voudrais une coque rigide aussi. La coque c’est pas cher c’est 12 euros 90.
— Ah oui ça va... Et sinon, tu sais combien il vaut le smartphone ?
— Ça va de 267 à plus de 300 euros.
— Ah quand même...
— Oui mais le 5 pouces point 1, il est à 495 et ça peut aller jusqu’à 589 euros.
— Ouh la... presque 600 euros pour un smartphone !
— Nan pas quand même. 589 j’ai dit.
— Oui mais sans la coque ! Avec la coque, t’as qu’à voir...
— Ouais concède l’ado. Mais de toute façon moi je veux l’autre. Le galaxy A5 2016 il est pas cher. Celui qui est cher c’est le Galaxy S7.
Ce dialogue essore Jeanine et l‘assèche. Vaguement, elle se dit qu’ils pourraient inventer un problème qui comparerait les prix du 5 pouces point 1 et point 2, avec et sans coque... Mais cette seule idée lui aspire sa substantifique moelle.
Elle, elle voudrait recauser des billes, mais elle n’ose plus.
Soudain, une lueur :
Je vais te lire un poème qui parle de galaxie !
— Sérieux ?
— Écoute :
Si vous voulez savoir où je suis
Comment me trouver, où j’habite
C’est pas compliqué
J’ai qu’à vous faire un dessin
Vous ne pouvez pas vous tromper
Quand vous entrez dans la galaxie... Ici elle jette un œil au môme. Pas de réaction. Elle poursuit :
Vous prenez tout droit entre Vénus et Mars
Vous évitez Saturne, vous contournez Pluton
Vous laissez la lune à votre droite
Vous ne pouvez pas vous tromper
Quand vous...
Nouveau coup d’œil. Il baille en tripotant les cinq boutons du cadran de sa montre. Son regard est morne et Jeanine pense aux vaches devant un passage à niveau, quand les rails sont à jamais désaffectés.
Elle s’ébroue. « Alors tu voudrais un 5 pouces point 2 ? »
- La lettre des Ateliers Claude Chassagny, Décembre 2016
Jeanine va sur le trottoir. Elle s’en grillerait bien une, mais elle ne fume pas dommage. Elle scrute l’horizon au coin de la rue là-bas. Ah ça y est, il vient de passer le coin. Sa femme lui tend sa canne, montre la direction tout droit là tu suis le trottoir regarde elle est là elle t’attend. Jeanine fait de grand signes avec le bras, du style Ohé du bateau, auxquels Mme Princier répond plus sobrement, surveillant son mari qui se remet en branle. Le voilà qui s’arrête devant le portail des Flaubert, il doit regarder le petit moulin. J’y vais.
– Bonjour M. Princier, vous regardez le moulin ?
– Oh bonjour, je suis content de vous voir ! Comment allez-vous ? Heu… ma femme elle a dû s’égarer…
– Non non, elle va revenir vous chercher, venez, on va au bureau.
Elle sent qu’il s’abîme dans un puits de perplexité, aussi elle lui prend le bras. « On y va ? »
– C’est pour mes impôts ?
– Non on va chanter.
– Chanter ?
– Oui je vais vous faire un café et on va chanter.
– Vous alors ! Pour mes impôts ça commence à bien faire je leur ai dit mais y’a pas moyen c’est quelque chose tout de même !
Et M. Princier fait des moulinets avec sa canne.
– Hé, vous faites comme Zorro avec son épée ! Un cavalier qui surgit hors de la nuit / court vers l’aventure au galop… M. Princier écoute attentivement et quand elle arrive à Son nom il le signe à la pointe de l’épée, il se prend à brandir sa canne et zèbre l’air en clamant D’un Z qui veut dire Zorro ! Comme il en est très satisfait, il recommence plusieurs fois jusqu’à en lâcher la canne. Ils rigolent tous les deux. Jeanine se penche pour la ramasser.
– Mais non laissez je suis pas encore foutu quand même !
– Trop tard, je l’ai ! On arrive, entrez.
– Il fait bon ici. C’est chez vous ?
– Oui c’est le bureau entrez, fait Jeanine en s’effaçant. Il s’arrête quelques secondes mais se dirige vers la bonne chaise. Et c’est alors que Jeanine s’aperçoit du désastre. « Oh ! » fait-elle. Il se retourne avec sollicitude : « Vous vous êtes fait mal ? »
– Non non… asseyez-vous.
Jeanine est consternée.
– Je vous sers un petit café. Un sucre ? Fait-elle pour gagner du temps.
– Oui merci. Il fait bon chez vous. Ma femme c’est sans sucre… Il promène un regard perdu, et se reprend : mais moi c’est un, comme ma mère. Ah qu’elle fait du bon café ma mère… Vous avez perdu quelque chose ?
Jeanine fouille fébrilement dans un tiroir, et soupire de soulagement quand elle en sort une petite boite.
– C’est une bien jolie petite boîte que vous avez-là, hein ?
– Oui, fait Jeanine, c’est un nécessaire à couture. Écoutez-moi M. Princier, je peux pas vous laisser comme ça… Tout à l’heure en chantant Zorro et en tchik tchak tchok avec l’épée, vous avez fait craquer votre pantalon.
– …
– Il est tout déchiré derrière. Je veux pas que vous sortiez comme ça ! Il y a un gros trou. Énorme ! On voit… Jeanine se mord les lèvres, elle ne peut pas dire qu’on voit son caleçon, parce que c’est sa couche qu’on voit.
– Je ne vous suis pas très bien Madame.
– Vous allez me donner votre pantalon, et je vais vous le recoudre, d’accord ?
– Oui mon pantalon, il est… il est de saison voyez-vous. Mais j’ai pas de taches… Est-ce que je me suis encore taché ?
– Non non vous êtes tout propre ! Mais derrière… derrière ça va pas… Et résolument Jeanine lui défait ceinture et braguette, le fait rasseoir et lui ôte une jambe puis l’autre. Bon. Je vous recouds ça, et pendant ce temps-là, on chante.
Jeanine met son dé, enfile une aiguillée et tourne le tissu en tous sens.
M. Princier réajuste ses lunettes, et la contemple gravement.
– Vous avez toujours un ouvrage en cours vous. Comme ma mère…
Jeanine a les mains moites. « Oh la la, c’est tout déchiré… Je vais faire des petits points arrière en rejoignant les deux bords, mais si j’empiète trop, il ne rentrera plus dedans… Oh la la ça s’effiloche de partout… »
– Vous êtes bien habile…
– Vous trouvez ? Allez, on chante.
– On chante ? C’est que je ne voudrais pas faire pleuvoir…
– Pas de danger, avec votre belle voix ! On y va « Je ne sais pourquoi j’allais danser / à Saint Jean au musette… » ça y est, M. Princier est parti, sa voix vibre et emplit tout l’espace, c’est beau. Pendant le refrain, il monte le volume, il balance le haut du corps. Et en avant pour les couplets suivants pendant qu’elle renforce la couture. De temps en temps elle chante avec lui. Ch’est chuper Monchieur Princhier, l’encourage-t-elle en coupant le fil avec ses dents.
– Dites, je vais la refaire. Ah j’aime la valse moi, regardez !
Il se lève, tient sa canne à bout de bras légèrement inclinée, et 1-2-3, 1-2-3 il fait glisser ses pieds…
Jeanine médusée, regarde. Les yeux fixés sur le pommeau de sa canne, en couche, en chaussettes et mocassins, les jambes blanches et rabougries, il danse. Alors, de son doigt chapeauté par le dé, toctoctoc, toctoctoc, Jeanine bat la mesure pour la valse du prince…
- La lettre des Ateliers Claude Chassagny, Octobre 2016
Jeanine vient de déplier sa serviette et de s’asseoir dessus. Avant de se mettre au boulot, elle s’octroie un petit moment délicieux, elle enfouit ses orteils dans le sable et regarde les grains dégouliner entre les doigts de pied. Soupir de contentement. Elle sort de son sac un grand calepin, puis fait une moue. D’abord elle va s’enduire, il ne faudrait pas qu’elle se choppe un coup de soleil. Elle prend sa crème à bronzer, dévisse le bouchon, renifle et en dépose un peu dans le creux de sa main. Elle commence par les jambes en frétillant d’aise. Ah le bruit des vagues, le soleil, la petite brise… parfait, tout est parfait. Une fois bien huilée, elle lorgne vers le sac. Dedans il y a toujours le gros calepin, et cinq ou six chemises de couleur différentes. Allez Jeanine, vas-y ! Tu seras tranquille après… se rabroue-t-elle. Elle saisit la bleue et parcourt la première page. Courageuse, elle pose le calepin sur ses genoux relevés, et démarre : Docteur, j’ai rencontré un de vos jeunes patients Yohan Hamdi, né le 4 mai 2008, pour qui vous avez prescrit un bil… Elle s’interrompt. Il faut d’abord qu’elle téléphone à Pierre, elle a promis… Répond pas. Bon reprenons… pour qui vous avez prescrit un bilan or… Voyons si Christiane est là, il faut qu’elle lui demande un truc. Jeanine reprend le téléphone, mais sans plus de résultat. Agacée, elle poursuit : pour qui vous avez prescrit un bilan orthophonique. La consultation était motivée par de grosses diffi… Ouh ce soleil cogne vraiment fort… vaudrait mieux qu’elle se baigne. Jeanine enfouit tout dans le sac et va vers l’eau. Qu’elle trouve un peu frisquette. Pendant qu’elle fait grimaces et contorsions d’usage pour s’immerger jusqu’au cou, un beau monsieur souriant lui dit « Elle est bonne ! » « Ouh ! Elle est froide quand même… » « Oui mais une fois qu’on y est elle est bonne ! » Alors Jeanine, intimidée par l’audace de ce dialogue se fiche à l’eau et nage bravement vers le large.
Retour à la serviette. Pendant que le soleil la sèche, elle va retéléphoner à Pierre et Christiane, ce serait trop bête de mouiller les dossiers. Personne ne répond. Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent ! Bon elle va plutôt prendre le dossier jaune, elle se sent plus inspirée pour le jaune. Docteur, j’ai vu pour un bilan orthophonique une de vos jeunes patientes… gnagnagna… cette petite fille a déjà été suivie quand elle avait 4 ans pour des difficultés de langage oral. Il semble qu’elle parlait bien, mais ne prenait jamais la parole et c’est encore ce qui motive la consultation aujourd’hui.
Tiens ça sonne. Oui ? Ah Christiane je t’ai appelée… oui… oui… ah bon ? Non. Non ! Tu crois ? Ah ben oui mais… heu ben oui mais… Moi ben là je bosse… si si je suis à la plage mais… si si je rédige mes bil… si si c’est parce que j’ai du retard… Si si ça avance… Ah d’accord… bon ben je te laisse alors… Bisous oui bisous.
Purée, pas moyen d’en placer une ! ronchonne Jeanine. Bon elle en était où ? Pfff… elle a perdu le fil ! Tiens un SMS. C’est Pierre qui dit qu’il ne peut pas maintenant. Tant mieux, comme ça, elle avance. Alors… des difficultés pour prendre la parole… voyons voyons…
Ce soleil… elle piquerait bien un roupillon. Elle serait plus en forme après une petite sieste. Alors Jeanine s’allonge, la tête sur son sac à dossiers. Et sous le bleu du ciel, pendant que les vagues inlassablement vont et viennent et que le bruissement de la mer la berce, voluptueusement Jeanine s’assoupit. Et voilà qu’elle se met à rêver. Dans son rêve, elle rédige à toute allure des dizaines et des dizaines de comptes rendus. Elle en écrit plein à l’avance car ça servira bien un jour. Les feuilles du calepin se remplissent et se tournent à toute vitesse…
Doctus, j’ai reçu l’un de vos petiots dont la parlotte s’emberlificote pour cause de catapultage postilloneux… Et figurez-vous que l’inattention trouble de votre ado teigneux s’est envolée comme neige au soleil, et saviez-vous que la cocolexie de la jeunette à poil ras a fondu comme un vol d’étourneaux en plein midi ? Et les faux nems du petit de la bouchère se sont enfin agglutinés, et les mots bulles coincés dans le cordage vocal du crieur ont largué les amarres. Et l’écrifure du bel Arthur a cessé de l’écorcher. Et Raoul, que l’infini des nombres rendait maboule, se rassure les nuits sans lune en chiffonnant quelques dizaines sous ses doigts fébrilous et nervous. Et les typhons zortographiks de tout le secteur conjugaisonneux ont réintégré le bercail grammairial, et tout le monde fut content.
Quand le calepin est rempli, Jeanine se réveille. Tout sourire car l’inspiration est là, elle reprend son stylo, et modifiant à peine ses souvenirs oniriques, elle vous plie cinq comptes rendus en moins de deux…
- La lettre des Ateliers Claude Chassagny, Juillet 2016
Jeanine fait un petit trait pour le môme assis en face d’elle, avec qui elle fait une série. Jeanine est maussade. Elle fait la gueule et voudrait changer de boulot. Elle voudrait faire… décoratrice. Ou vigneronne écolotte – écolotte est le féminin d’écolo, rien à voir avec les échalotes qui ne prennent qu’un T et tiens maintenant qu’elle y pense ce serait peut-être une idée de planter des échalotes entre les ceps de vigne… – ou vendeuse de perles, oui c’est ça, elle voudrait faire vendeuse de perles, et aussi pâtissière et peigneuse de girafe, et comptable épanouie dans son travail et appreneuse de langues mortes et patineuse et DRH dans une fourmilière. Mais Jeanine est réaliste, elle sait qu’elle n’a pas les compétences et qu’elle se ferait recaler dès le premier entretien.
Jeanine est en rogne parce qu’elle doit aller à une équipe éducative. Jeanine n’en peut plus des équipes éducatives… Un très grand nombre d’années de boulot, émaillées d’équipes éducatives ont fini par l’amener à ce point de non-retour : elle s’en fout des équipes éducatives, elle les abhorre, elle les vomit… Mais c’est mal de dire ça, ce n’est pas professionnellement correct, c’est carrément mal.
Jeanine a d’abord poliment décliné la chouette invitation de Mme Berdou référente de scolarité, qui a très peu apprécié ça s’est bien entendu au ton aigre qui a suivi : Alors dans ce cas si vous ne pouvez vous libérer faites un petit écrit… Et allez elle en était sûre ! L’autre jour y’en a un du collège qui lui a demandé un petit Compte rendu parce que comme ça voyez-vous on pourra lui alléger les devoirs, et aux contrôles lui enlever quelques questions. Certains couillons ne peuvent pas tout seuls décider dans leur propre cours de raccourcir un truc pour un môme en galère. Il faut que cette décision, qui devrait découler du bon sens et de l’attention portée à chacun, soit institutionnalisée, formatée, procédurisée et papelarisée pour se transformer en PAI. Dans cinq cents ans les ethnologues pourront éplucher ces vestiges pour en faire des sujets de thèse. « Aux alentours de l’an 2000, le PAI, Plombe l’Aile aux Illusions ». Mais elle s’égare.
Et puis Jeanine a reçu un autre coup de fil. De l’enseignante cette fois. Redoutable celle-là, Jeanine la connaît. Qui ne lâchera pas prise facilement ! Toute l’année elle va seriner des anathèmes à la mère, pour son bien évidemment. Elle susurre au téléphone : « Il faut que nous fassions une équipe éducative parce que ça fera trace vous comprenez, et le redoublement du CE1 sera plus facile à obtenir. Et il faut ab-so-lu-ment qu’on trouve son blocage… »
Mais il n’y a pas de blocage chez cette môme ! elle est en train de découvrir la lecture, comment ça marche, à quoi ça sert… Bien sûr, elle aurait pu le faire l’an passé… mais elle l’a pas fait que voulez-vous que je vous dise ! Elle avait sans doute autre chose à déblayer… Mais elle a eu au CP l’incommensurable chance d’avoir une géniale maîtresse, une pas comme vous, une qui était patiente, tolérante, accueillante… Ne vous acharnez pas à en faire le cas du siècle my God !
Bon. Jeanine n’a pas dit tout ça. Pas eu le cran. Et maintenant, elle se dit que si elle veut empêcher cette sauvage d’extirper aux forceps un imaginaire blocage à la môme, il faut qu’elle y aille à cette foutue équipe éducative… Ah si elle pouvait se casser une patte… Mais non ! Pourquoi elle ? Alors que, sans enseignante, plus d’équipe éducative ! Jeanine est en train de faire un autre petit trait sur la feuille du môme. Inutile de dire qu’elle est ailleurs. Heureusement le môme est bien parti dans ses évocations. Tout de même, il faut qu’elle se ressaisisse. Je vais lui trafiquer les freins pour que sa voiture dérape. Je vais l’empoisonner à l’arsenic. Si je pouvais l’écrabouiller… Soupir. Imaginer l’enseignante hachée menu en petit pâté lui fait un bien fou. Elle se détend. Comme boulot, c’est assassin qu’elle voudrait faire ! Et tout sourire, elle trace un nouveau petit trait plein de conviction, et se lance dans un discours parallèle, un peu intempestif ma foi, mais qu’elle n’arrive pas à réprimer :
— Dis, qu’est-ce que tu voudrais faire toi, quand tu seras grand ?
— Moi ? dit le môme dérangé dans ses idées, je voudrais faire policier.
— Policier ?
— Ben oui, j’arrêterais tous les voleurs et tous les assassins.
— Ah bon ? Quelle idée…
- La lettre des Ateliers Claude Chassagny, Avril 2016.
Jeanine est pâlichonne, elle tousse, renifle et larmoie en louchant vers la pendule… Un grog… C’est un grog qu’il be faut !
Mais en attendant, elle a en face d’elle un môme dont les jambes sous le bureau lui fichent des coups de pieds dans les tibias. En fait de grog ça n’est pas très requinquant. Elle grimace silencieusement, mais à la troisième fois, elle tente de se révolter faiblement : Hé, tu veux bien faire atten...
— Oh pardon ! Je m’esscuse ! Je t’ai fait… je vous ai fait mal ?
— Ben un beu… bais ça va t’inquiète bas… répond Jeanine en enfouissant son nez dans un kleenex.
Et curieusement, elle se trouve ragaillardie. Ces excuses, c’est réconfortant… cela distille une chaleur qui vaut presque celle d’un bon rhum cannelle brûlant à l’intérieur des entrailles. Il est gentil quand bêbe ce bôbe...
— Tu be la lis ton histoire ?
— Oui mais j’ai pas fini… Bon je la lis où c’est que j’en suis : Il a… i ya… nan.. il a… il a...
— Tu veux beut-être dire il y a ?
— Oui ! Il y a un… un… Il y a un... je sais pu ce que j’ai mis...
— Bontre, fit Jeanine pleine de sollicitude en se penchant vers sa feuille. Attends bontre, dit-elle en retournant la feuille vers elle, parce qu’elle ne s’y retrouve pas à l’envers…
Jeanine s’applique, se concentre, mais la lumière ne se fait pas. Elle lève les yeux vers le môme qui attend, anxieux. Allez Jeanine, se rabroue-t-elle, allez… Elle se remouche, respire un grand coup et déchiffre des yeux : Il a un... bese qui est an fontin roulon les de garson se prale en tre soi ildi ce il folamené gélui dan le can parsece il est pa an sécurité ilpar te et le romén au can.
Jeanine vas-y, jette-toi à l’eau ! Alors docile elle saute :
— Hum hum… C’est à dire que… il y a celui qui est en fauteuil roulant… heu… le bese… bon… on sait bas trop qui c’est... et les deux autres garçons se barlent entre soi et ils disent qu’il faut l’abener chez lui dans le camp barce qu’il n’est bas en sécurité. Alors ils bartent et le rabènent au camp, n’est-ce bas ?
— Oui oui ! fait le môme tout joyeux. Et après ils partent en courant chercher la mère et ils voient un taureau et le taureau il attaque la mère et elle est morte et ça la fait disparaître chez le diable… mais je l’écrirai la prochaine fois ?
— D’accord. Bais dis donc elle est bas gaie ton histoire !
— Ben c’était comme ça dans le film ! J’ai fait des fautes hein ?
— Heu… oui t’en as fait… Bais tu sais quoi ? Je vais te la réécrire et toi tu la recobieras, d’accord ?
— D’accord ! fait le môme enthousiaste.
Et Jeanine s’exécute. Son stylo va rapidement, mais elle veille à bien dessiner chaque jambage, chaque bouclette, à bien respecter les qualités d’une belle cursive. Il faut bien se raccrocher à quelque chose, n’est-ce pas… et il est clair que pour l’heure ce ne sera pas à la belle orthographe.
— Il y a des bots que tu connais bien ! Sécurité, tu t’es bas trombé du tout ! Tu l’aibes bien ce bot ?
— Ché pas. Ma mère oui.
— T’aibes bien ta bère ?
— Nan ! Heu si… mais ma mère elle aime bien ce mot-là, elle dit tout le temps que maintenant on est mieux en sécurité qu’avant. Avant où on était elle voulait pas que j’aille jouer en bas mon frère il s’est fait casser la gu… le môme met la main devant sa bouche.
— Hou la ! Tu l’as bien embêché de sortir, hein !
— Oui j’ai eu chaud !
— Tu l’as gardé en sécurité ! T’as bien fait...
Ils rient tous les deux et Jeanine replace la feuille devant lui. J’ai juste laissé un blanc pour le bot bizarre… Tu n’as bas retrouvé qui est en fauteuil roulant ?
— Si ! c’est un monsieur !
— Ah ! Alors je te dis les lettres et toi tu l’écris : ÈBE, O, N, S, I, E, U, R
Et le môme trace les lettres dans le trou qu’elle a laissé avec une application qui fait plaisir à voir.
— Ayé ! s’écrit-il triomphant… Maintenant faut que je le recopie tout. Tu me fais des lignes ? Ma mère elle dit qui faut que j’écris droit.
— Voilà dit-elle en traçant des traits. Ça sera bien droit cobbe ça...
Et le môme commence. Jeanine se cale dans son fauteuil, se remouche, et suit l’avancée des travaux. Elle sait exactement où il en est parce que les mouvements du stylo la renseignent sur la lettre qui se trace. Bajuscule escabotée, tant bis, pense-t-elle. Si je l’arrête dès la brebière lettre on n’a bas fini… Mais quelque chose lui fait froncer les sourcils, on en est à monsieur, et elle n’a pas repéré le m… Au lieu de ça, elle a reniflé une boucle qui monte et… un grigri. Elle se penche vers la feuille… C’est bien ce que je bensais… il a écrit bonsieur avec un B au lieu d’un èbe...
- La lettre des Ateliers Claude Chassagny, décembre 2015.
Les chroniques de « Jeanine l’orthophoniste » ont été publiées dans La lettre des Ateliers Claude Chassagny puis regroupées dans un recueil que vous pouvez vous procurer via leur site.