« Quelque part dans la nuit des chiens »
de Sandrine Bourguignon
éditions Sulliver, 2012, ISBN 978-2-35122-089-4
C’est un roman, une fiction.
Claire, psychologue, travaille dans une unité d’hospitalisation à temps complet d’un secteur psychiatrique. Elle y est prise dans la quotidienneté de ce genre de lieu, faite de monotonie, de silence, d’accès de fureur et d’indifférence, de solitudes associées, de solidarités asociales,… Elle est aux prises de divers personnages, de leurs histoires personnelles et de leurs relations anomales. Des brisures, comme sa vie privée, où circulent un amant, un voisin, une chienne, dans une ambiance torpide de désabusement, une lassitude existentielle, un désespoir poétique. La campagne pourrait être belle, mais il fait froid, et le brouillard lourd ne semble pas devoir se lever, faisant des jours des nuits dans l’attente sans espoir qu’une lumière naisse.
Le style est sec, nerveux, des phrases courtes, une syntaxe bafouée, pour mieux faire s’entrechoquer, se battre, les mots, et diffracter, défaire le sens -commun- pour ramasser les morceaux dans une autre construction, une installation dérangeante, distorsion créatrice. Une forme de poésie, rauque, rock’n roll, un certain journalisme marginal, amerloque, des paroles de Bashung -celui de « Chatterton », « Fantaisie militaire et « L’imprudence », collage de sons et de mots dissonants et harmonieux d’où sourd une fragile et rude beauté-.
C’est un scénario. Il a même une bande son : Leo Férré, qui hante ce roman, et pas seulement par les références à quelques unes de ses chansons.
C’est aussi un manuel de psychiatrie.
Pas un manuel universitaire qui objective les maladies, qu’il faut apprendre puis désapprendre pour supporter l’angoisse de l’inconnue qu’est toujours la folie -et d’abord la sienne- (cf le « petit discours aux psychiatres » de Jacques Lacan) afin de pouvoir rencontrer le fou -et donc l’autre- sans aussitôt tourner les talons ou enfermer le psychisme dans des normes protocolaires et assassines. Mais un témoignage du transfert, c’est à dire de l’effet de la confrontation des fous, de la nécessité d’en avoir une idée, ou mieux d’en construire une pensée, où on peut repérer ce qui appartient à chacun, histoire de ne pas se laisser embarquer dans n’importe quoi ou au moins de garder la main sur ses actes, voire de leur donner une tournure thérapeutique. C’est à dire un témoignage d’une praxis et de son maniement dans la perspective de faire acte de civilisation, faire tenir folie et raison, poésie et société, l’un et les autres. À cette lecture, j‘ai pensé aux livres de Françoise Davoine (surtout « la Folie Wittgenstein », EPEL éditeur ; une merveille), de Blandine Ponet (« L’ordinaire de la folie » érès éditeur ; je n’ai pas encore lu le suivant, « Folie, leçon de choses »), et sans doute aussi Gætano Benedetti. Un manuel au sens propre du terme, de maniable, et non un traité.
Enfin, c’est un acte militant.
Même s’il est fait mention de la passivité de Claire à manifester, à prendre parti publiquement, pour le combat du « collectif des 39 » en l’occurence, c’est en effet un acte militant.
D’abord par l’entrelacement du récit « romanesque » avec le développement du discours fiéleux et félon de NS, notre ex-saigneur de la République, le 2 décembre 2008 à l’hôpital psychiatrique d’Antony. Voilà qui serti le récit romanesque dans la monture du réel, ce chevalier sans tête. Et en parallèle au développement de ce discours -péroraison-, le roman déploie le discours -existentiel- d’Antony, un des personnages qui peuple le monde Claire -celui où elle travaille, mais aussi celui qui la constitue-. S’entremêlent ainsi l’appréhension paranoïaque de NS tentant d’organiser le réel et les pulsions dans la tentative de les maîtriser sans la conscience -dans la ruine de l’âme, donc- qu’il s’agit de ses propres pulsions infiltrant le monde dans le même temps que, du monde, elles sont aussi partagées par tous, et ce qu’Antony peut fabriquer d’être ainsi sommé d’assumer les fantasmes et angoisses suscités par sa maladresse à civiliser sa folie. Au fil de la montée en charge de la superbe mortifère du premier, le second s’éteindra, victime de la loi du plus fort, ce crime contre la culture (gare aux révolvers), et donc la civilisation.
Enfin c’est un acte militant en ce qu’il pose les questions en des termes concrets, témoignage de la vie quotidienne plus qu’abstraction absconse, permettant au citoyen ordinaire de toucher du doigt l’humanité de la folie et le réel de ce travail qui consiste à tenter d’en faire société. C’est un acte militant audible et discret, plus efficace pour travailler les mentalités qu’une manifestation d’un jour.