Pourquoi j’ai voulu témoigner de son décès ? Je ne sais pas, car je n’avais pas de lien particulier avec ce patient. Il m’avait rencontré il y a plusieurs années et j’étais devenu son médecin traitant, plus par nécessité que par réelle affinité il me semble. Cependant, en y repensant précisément, il m’est apparu que son histoire de santé révélait plus qu’un simple principe de finitude et je me suis senti poussé à investir cette singularité pour pouvoir la partager, grâce à ce texte.
M. F. est mort, il y a un mois. Un courrier du service de soins de suite et de réadaptation (SSR) m’en informait, avec les formules de condoléances usuelles.
Je l’avais joint par téléphone un ou deux mois auparavant. J’avais en effet reçu du centre hospitalier universitaire (CHU) un courrier qui m’informait de la progression de son cancer pulmonaire et d’un projet de soin qui devenait de plus en plus aléatoire. Le pronostic était sombre. Sachant qu’il vivait seul, je lui avais laissé un message sur son répondeur. Il m’avait rappelé pour m’informer de sa situation : hospitalisé en SSR en périphérie de notre ville depuis plus d’un mois, il faisait régulièrement des allers-retours en hospitalisation de jour, dans le service de pneumologie, pour effectuer des examens complémentaires et recevoir des soins spécifiques oncologiques. Il connaissait le diagnostic et se doutait du pronostic mais espérait pouvoir rentrer chez lui dès que possible.
J’accompagnais M. F. depuis 5 à 6 ans pour ses problèmes de santé. Nous avions fait face successivement à des épisodes de décompensation de sa bronchite chronique. Il avait dû être hospitalisé lorsque ces surinfections s’accompagnaient d’une désaturation en oxygène. Cette fragilisation ne l’avait cependant pas convaincu de la nécessité d’un sevrage tabagique. Pas plus que les douleurs des jambes et la limitation de son périmètre de marche qui étaient apparues en raison de son artérite des membres inférieurs et qui avaient justifié la pose d’une endoprothèse vasculaire. Ces épisodes de santé nécessitaient désormais un traitement médicamenteux continu, que je lui prescrivais désormais régulièrement.
Il m’avait révélé un jour que cette dépendance au tabac s’accompagnait de celle à l’alcool, avec beaucoup de pudeur. Il se rendait compte que cela entrainait des troubles, comme les tremblements et la perte d’appétit. Il comprenait que cette association était particulièrement toxique, mais sans m’en donner les détails, il m’avait expliqué que sa vie avait été difficile et que le soutien de l’alcool était devenu irréversible. Cette dépendance et cette déchéance physique s’étaient de plus accompagnées d’une situation professionnelle de plus en plus compliquée.
C’est en mai 2008 que je l’adressai la première fois à un pneumologue, pour une surinfection bronchique résistant à un traitement antibiotique bien conduit. Une fois cet épisode résolu, je le ré-adressai, en janvier 2010, car son état s’était détérioré, avec un essoufflement au moindre effort, une bronchorrhée abondante sans complication bactérienne. J’insistai sur le fait que M. F. ne pouvait plus assumer son travail d’artisan plombier et qu’il avait été exposé durant son parcours professionnel à l’amiante, aux hydrocarbures, et bien sûr à l’alcool et au tabac… Le mois suivant, le pneumologue m’informait qu’une exploration par scanner avait mis en évidence une image suspecte de 11 mm dans le lobe inférieur gauche, qu’il faudrait contrôler 2 mois plus tard. La ponction initialement prévue n’est pas réalisée du fait de la stabilité de la taille au contrôle. Huit mois plus tard, une nouvelle exploration tomodensitométrique confirmait que la lésion restait stable, à 11.7 mm…
En octobre 2011, il est hospitalisé en pneumologie pour une infection pulmonaire compliquée d’un pneumothorax qui nécessite un drainage. Durant l’hospitalisation, le scanner est toujours stable et rassurant, concernant l’image lobaire inférieure gauche ; par contre, les radiologues signalent l’apparition d’une lésion lobaire supérieure droite de quelques millimètres, à surveiller. Début 2012, il revoit son pneumologue pour un nouvel épisode infectieux et il refait un nouveau scanner, qui semble ne pas avoir changé depuis l’année précédente. Durant cette année, il est hospitalisé de nouveau, pour une infection pulmonaire, ainsi que pour une ischémie aiguë d’un membre inférieur, qui nécessite la pose d’un nouveau stent, sans que les scanners réalisés soient alarmants.
Le 29 septembre 2013, M. F. vient me consulter pour des crachats hémoptoïques. Il a beaucoup maigri et ne fait plus de 42 kg, il est très fatigué et décrit des douleurs importantes ; nous décidons de l’hospitaliser en urgence. Le 1er octobre, j’apprends qu’il a été transféré dans le service de pneumologie, après la découverte d’une masse hilaire du poumon gauche et de métastases surrénaliennes.
C’est le 29 novembre que j’ai entendu pour la dernière fois la voix de M. F.. Un mois plus tard, je reçois le courrier de décès. J’ai souvent, depuis, réfléchi à l’histoire de M. F., de sa solitude et de sa souffrance, de sa dignité aussi, de sa lucidité et de sa pudeur. Sa vie aurait-elle été différente si une biopsie avait été faite il y a 3 ans ? Le cancer a-t-il été le fruit du cocktail carcinogène des produits toxiques qu’il a inhalés et ingurgités durant sa vie ? Et que dire de la dizaine de scanners qu’il a subis durant ces trois dernières années ! J’ai été impressionné par sa personnalité et j’ai ressenti le besoin d’écrire ce témoignage posthume comme une épitaphe. Le sort a voulu que je rencontre, il y a 2 jours, une nouvelle patiente dont le métier est infirmière dans le service de pneumo-oncologie… Ma curiosité était aiguillonnée ! Le hasard a voulu qu’elle connaissait très bien M. F., qu’elle l’a accompagné pendant ce dernier mois, d’une part, mais que c’était son plombier, d’autre part.
Je suis soulagé de savoir qu’il n’est pas mort seul.