C’était l’été, saison tranquille s’il en est. Était-ce avant ou juste après mes congés ? Je ne m’en souviens plus, mais est-ce si important ?
Elle m’avait consulté avant de partir elle-même en vacances. Elle s’était plainte de sa fatigue et m’avait de nouveau raconté le calvaire qu’elle vivait avec son mari. Il était dépressif et avait déjà eu des épisodes de souffrance morale importante, mais là, il dépassait les bornes. Il ne mangeait plus, il avait de nouveau perdu du poids et refusait de se soigner. Elle n’en pouvait plus et ce d’autant qu’il la menaçait de nouveau de se suicider. Alors, c’était décidé, elle allait le quitter. Leur fils était grand maintenant, il approuverait sa décision, la vie à la maison était vraiment un enfer !
Avant de partir, elle voulait qu’il réagisse, elle voulait lui faire peur, elle voulait avoir la conscience tranquille, elle voulait que je lui prescrive un bilan … Mais je ne l’avais pas vu depuis plus d’un an ! Mais il avait fait une prise de sang qui était parfaite il n’y avait pas si longtemps ! Mais il ne m’avait rien demandé ! Mais…
Elle était revenue à la charge en me disant que ce serait uniquement pour l’amener à consulter de nouveau. Elle me disait que ce n’était pas pour rien puisqu’il se plaignait toujours de son mal de dos. Alors, au lieu d’une prise de sang pourquoi ne pas lui prescrire un scanner ? Je lui ai prescrit un scanner du rachis dorsolombaire…
Voilà, maintenant c’était marqué ! Elle pouvait partir tranquille et moi avec mes principes à la con, je pouvais toujours me prendre la tête. Maintenant ce qui était fait était fait ! De toute façon, il n’était pas obligé d’y aller faire ce scan…
Et puis, plus rien. Les vacances sont passées par là. Les consultations se sont poursuivies, écrasant progressivement ce souvenir dérangeant…
… Jusqu’à l’appel du radiologue ! « Il y a une belle image ostéolytique de la onzième vertèbre dorsale. Et sans être formel, on peut même évoquer un diagnostic : Un plasmocytome. » Il le lui avait dit et avait évoqué la nécessité d’un avis neurochirurgical, alors il voulait savoir avec qui j’avais l’habitude de travailler. J’étais abasourdi mais je n’en montrai rien. « Je me charge de lui prendre un rendez-vous avec le Dr Untel et lui préparerai un courrier pour le parcours de soins ».
Aussitôt dit, aussitôt fait, j’appelle le neurochirurgien. Sa secrétaire m’explique qu’il n’y a pas de rendez-vous disponible avant trois mois. Je lui demande de me rappeler le soir même. Il me rappelle comme prévu et je lui explique alors la situation. Il convient qu’il faut effectivement le voir rapidement et un rendez-vous est rajouté à son planning surchargé. Je prépare ensuite la lettre et laisse un message sur le téléphone du patient.
Depuis, j’ai reçu un tas de comptes-rendus d’imageries, de consultations du neurochirurgien, du rhumatologue, de l’anesthésiste et de l’anatomopathologiste. La biopsie a bien confirmé le diagnostic [1] et le bilan d’extension s’est avéré négatif. La réunion de concertation pluridisciplinaire [2] a conclu à la nécessité d’une radiothérapie.
Alors, en bon médecin traitant, j’ai rempli un protocole d’Affection de Longue Durée (ALD). Le médecin conseil me l’a renvoyé avec son accord pour une exonération du ticket modérateur pour une durée de cinq ans.
Je crois que le patient a été très occupé depuis le mois de septembre et tout le mois d’octobre mais il a quand même pris le temps de m’appeler pour pouvoir récupérer le feuillet de l’ALD lui étant destiné ; il m’a également interrogé pour savoir s’il pourrait bénéficier d’un mi-temps thérapeutique à la fin des rayons.
Je garde de cette séquence un goût d’amertume que j’aimerais comprendre. J’ai l’intuition qu’à un certain moment j’aurais pu faire autrement. Que se serait-il passé si j’avais eu l’opportunité de l’appeler, de lui parler ? Peut-être que le voir en consultation, l’écouter, l’examiner aurait modifié ma décision ? Peut-être que son refus de soin aurait influencé ma prescription ? Qu’une négociation n’aurait pas abouti à la même ordonnance ? Peut-être que nous serions passés à côté du diagnostic jusqu’à une forme plus évoluée de sa pathologie ?
Se torturer le cerveau par des dilemmes éthiques, c’est avant l’action que cela a un sens. Une fois que l’ordonnance a été rédigée, une fois que la prescription était dans son sac à main, les dés étaient jetés. Et comme dans la tragédie grecque, l’Anankè [3] nous amènerait jusqu’à cette situation.
Peut-être qu’un jour je partagerai avec mon patient le malaise que j’ai ressenti à avoir eu cette négociation nauséeuse avec son épouse ?