Le matin, à 7h30, après mon café, j’aime à consacrer quelques minutes d’intimité à la lecture du Monde Diplomatique … En ce mois de juin, la page 28 du journal est occupée par un article intitulé Soigner le malade ou la maladie ? par Bruno Falissard, professeur de biostatistique à Paris Sud.
L’auteur en appelle à Saint-Thomas d’Aquin, Georges Canguilhem et Claude Bernard pour répondre à la question de la prééminence de l’intérêt général sur l’intérêt particulier dans le champ des soins, en particulier lors des essais cliniques.
La pensée moderne décrit une médecine fondée sur les preuves (Evidence-based medecine ou EBM), où les choix thérapeutiques sont orientés par des faits prouvés mais également par les préférences du patient et l’expérience du médecin. Des essais cliniques sont réalisés de manière aléatoire (Randomised Clinical Trials ou RCT) pour comparer une nouvelle intervention (molécule ou examen complémentaire) à un traitement ou examen de référence. La charte d’Helsinki a établi en 1964 les règles éthiques qui régissent ces essais. Un nouveau traitement doit alors être confronté à un traitement de référence ou, à défaut, à un placebo.
L’industrie pharmaceutique, à court d’innovations, en est réduite à prouver que ses nouveaux médicaments ne sont pas moins bons, en matière d’effets secondaires, que les produits de référence. Cela constitue les essais de non infériorité. Pour pouvoir être validés, ces essais doivent être assortis d’un sous-groupe contre placebo. Cette méthodologie est cependant critiquable puisqu’elle sous-entend que des patients dans ces sous-groupes n’ont pas pu bénéficier du meilleur traitement existant (celui de référence) et cela est entériné par une clause dans cette même déclaration d’Helsinki.
Bruno Falissard conclut que, même dans une déclaration fondée sur les principes éthiques, les valeurs défendues devraient être immuables. Il est des situations où le bien commun (sous le poids des lobbies pharmaceutiques) prévaut sur le bien individuel, faisant de notre Art une activité non plus scientifique, mais bel et bien politique, se rapprochant des sciences humaines et sociales.
Alors, après cette lecture faite à 7h30 du matin, je m’interroge sur ma propre pratique de médecin généraliste de quartier. Suis-je assujetti à respecter le bien commun selon la règle de Saint-Thomas d’Aquin ?
Assurément ,pas toujours, quand je prescris un arrêt maladie d’une semaine supplémentaire à cette jeune enseignante qui n’est pas prête, fatiguée par les nuits d’allaitement et dont la classe ne lui laissera aucun répit à sa reprise. Le bien commun serait d’économiser des heures de remplacement, et d’arrêter d’assister ces fonctionnaires nantis !
Qu’en est-il du respect de l’EBM ? Est-ce que je suis à la lettre les recommandations (pour le bien commun) lorsque je prescris des traitements ou des examens complémentaires ? Je participe depuis 8 ans à un groupe de pairs. Chaque mois nous nous retrouvons autours d’un bon repas préparé par l’un d’entre nous, nous essayons d’analyser avec soin nos pratiques. Nous respectons le principe du tirage au sort pour savoir quel sera le cas à présenter (par exemple la 3ème consultation du mardi précédent). Nous essayons ensuite d’identifier des questions que pose cette consultation et de chercher des références à partager entre nous. Il apparaît, lors de cet exercice, que la plupart d’entre nous respectons les critères de l’EBM.
Cependant, bien souvent, il n’existe aucune référence ou recommandation pour orienter nos décisions, car les principales recommandations se réfèrent à des essais cliniques réalisés en situation d’hospitalisation, ou sont adaptées à des spécialistes. Par ailleurs, la production de savoir académique (qui nourrit l’EBM) s’avère entachée d’irrégularités (par exemple, concernant le Valsartan® qui a fait la fortune du laboratoire Novartis [1] ). Il s’avère également que certaines recommandations sont favorables à des médicaments, grâce aux liens d’intérêts que les experts entretiennent avec les industriels favorisés. Il s’ensuit que ces recommandations ne sont pas applicables. Ainsi, l’association Formindep a obtenu de la Haute Autorité de Santé l’annulation des recommandations concernant le diabète de type 2 et la maladie d’Alzheimer [2] Comment, alors, ne pas se méfier du bien commun ?
Je m’interroge alors sur la démarche de décision éthique. Est-ce que ma pratique de médecin généraliste répond à des exigences de rigueur ? Pourquoi prescrire un anxiolytique à un papy agité après le décès de sa femme, et dont les préoccupations économes tournent à l’obsession ; pour qui le ferais-je ? Pourquoi ? De quel droit ? Probablement pour apaiser ses angoisses et son sentiment de solitude quand vient le soir. Peut-être aussi pour permettre aux auxiliaires de vie de travailler sans subir les critiques, voire les insultes. Pour permettre à la fille de ne pas avoir à supporter l’expression du deuil de son père…
Ces principes éthiques m’ont été enseignés au cours de ma formation aux soins palliatifs, alors que j’étais déjà installé depuis 5 ans. Je pense que tous les soignants devraient avoir accès à ce type de formation pour identifier peut être plus facilement la finalité des interventions en santé et savoir si celles-ci répondent à l’intérêt de nos patients, ou plutôt à un intérêt plus global.
Pour être franc, il faut reconnaitre que, pour un patient pour lequel une telle réflexion a pu avoir lieu, combien de situations ont abouti à une ordonnance …
… pour faire vite,
… par habitude,
… parce que c’est à la mode,
… parce qu’on me le demande,
… parce que je ne sais rien prescrire d’autre,
… parce que c’est mieux que de ne rien faire…
En fait, je ne suis pas meilleur que les autres, même si j’ai toutes ces pensées seulement à 7h30 du matin !