Travail de nuit, le fléau d’une société d’exploitation

«  Nous sommes passés de ma conception attentive au bien-être de chacun à une conception tayloriste des tâches. » Anne Perraut-Solivères, Infirmières, Le Savoir de la nuit, Le Monde, PUF, 2001.

Survenue de pathologies chez les travailleurs de nuit
Horaires atypiques, travail posté ou de nuit, de plus en plus de travailleurs y sont soumis.
Ces horaires spéciaux possèdent un dénominateur commun, ils contribuent à l’apparition de pathologies : troubles du sommeil, digestifs, cardio-vasculaires, gynécologiques, psychiques et... cancers. Le travail de nuit est classé comme cancérogène probable (catégorie 2A) par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) depuis le milieu des années 2000. Le problème n’est donc pas que le cancer (la conséquence, pas toujours curable), mais aussi le travail de nuit (la cause, curable).

Définitions  : selon l’INSEE, une personne travaille la nuit quand elle déclare que sa période de travail se situe, même partiellement, de minuit à 5 h 00. Selon le Code du travail, le travail de nuit recouvre une plage horaire plus large, entre 21 h 00 et 6 h 00 (loi du 9 mai 2001), entre 22 h 00 et 5 h 00 antérieurement.
La loi définit le travailleur de nuit comme tout travailleur qui accomplit une fraction de son temps de travail entre 21 h 00 et 6 h 00 : soit au moins 3 h 00 deux fois par semaine, soit au moins 270 heures sur 12 mois consécutifs. Ces définitions peuvent être modifiées dans certaines limites par convention collective ou accord étendu.

Les mécanismes pathogènes : la période minuit-5 h 00 définie par l’INSEE est décrite par les physiologistes comme celle durant laquelle l’organisme fonctionne en état de moindre résistance à tous les niveaux. Le travail de nuit perturbe l’horloge biologique interne qui régule l’alternance des périodes de veille et de sommeil. À long terme, l’exposition nocturne à la lumière bloque la synthèse d’une hormone, la mélatonine, ce qui induit une baisse des défenses immunitaires. Elle est également responsable de la dérégulation de certains gènes pouvant aboutir à la formation de cellules cancéreuses. Les résultats des expérimentations réalisées chez l’animal montrent un lien clair et direct entre l’exposition nocturne à la lumière ou le décalage horaire chronique et la survenue de cancer ainsi que l’influence de la perturbation du cycle circadien sur la cancérogénèse chez le rat.

Les études chez l’humain démontrent que le risque de cancer du sein est augmenté chez les femmes ayant travaillé de nuit, notamment chez les infirmières et le personnel navigant des compagnies aériennes (travail de nuit sur des longues durées). L’état de santé des ouvriers ayant travaillé de nuit ou en « 3 x 8 » est dégradé par rapport à ceux qui ont toujours eu des horaires standards.

Les travailleurs de nuit de plus en plus nombreux : en 2012, 15,4 % des salariés (21,5 % des hommes et 9,3 % des femmes), soit 3,5 millions de personnes, travaillent la nuit, habituellement ou occasionnellement. Leur nombre a doublé en vingt ans, celui du nombre de femmes également (500 000 en 1991, 1 million en 2002).
Le travail de nuit est plus répandu chez les trentenaires, il décroît après 50 ans. Les plans d’action ou les accords relatifs à l’emploi des seniors retiennent parfois l’arrêt du travail de nuit comme une des formes d’amélioration des conditions de travail des seniors.
Le travail de nuit est aussi plus répandu chez les intérimaires et dans le tertiaire public ou privé.

Travail de nuit, facteur de pénibilité : agents de gardiennage et de sécurité, policiers et militaires, pompiers, personnels navigants des compagnies aériennes ou agents des transports (conducteurs de véhicules), professionnels de santé (infirmières, aide-soignantes, sages-femmes, médecins), ouvriers qualifiés ou non, techniciens, agents de maîtrise des industries de process, marins, pêcheurs, employés de services divers, boulangers, charcutiers, bouchers, sont les professions les plus concernées par le travail de nuit.

À autres caractéristiques comparables, les salariés qui travaillent la nuit ont un salaire plus élevé (+ 8,1 % pour le travailleur habituel, + 3,6 % pour le travailleur occasionnel, supplément établi à partir du salaire net horaire) mais des conditions de travail nettement plus difficiles que les autres salariés : plus grande polyvalence sans pour autant disposer d’une plus grande latitude décisionnelle, facteurs de pénibilité physique plus nombreux (ouvriers industriels), fortes contraintes de rythme de travail, tensions avec leurs collègues ou le public plus fréquentes, charge émotionnelle forte (personnel soignant, policiers). Les travailleurs de nuit ont plus souvent le sentiment qu’une erreur de leur part pourrait avoir de graves conséquences. Ils ont aussi le sentiment d’être usés professionnellement : ils pensent qu’ils ne « tiendront » pas jusqu’à leur retraite (43 % d’entre eux versus 27 % autres salariés).

Le travail de nuit se cumule souvent avec d’autres formes d’horaires atypiques : travail le soir et travail le samedi ou le dimanche. Les horaires sont dans la majorité des cas déterminés par l’entreprise sans modification possible. Les travailleurs de nuit « occasionnels » ont souvent des horaires variables d’une semaine sur l’autre (43 %) et sont plus nombreux que les autres à ne pas connaître leurs horaires du lendemain (12 %).

La mise en conformité avec les directives européennes de libéralisation du travail  : depuis 2001, la législation française autorise les femmes à travailler la nuit dans l’industrie, en conformité avec une directive européenne de... 1976. Mais cette croissance a été continue depuis 20 ans (1,4 % en 1991, 7,9 % en 2012) indépendamment de la conjoncture économique ou du contexte législatif.

Discussion  : Nous pouvons aisément comprendre que le travail de nuit de certaines professions soit indispensable (personnel des hôpitaux, pompiers). Encore faudrait-il, vu les données statistiques, interdire ce travail à partir de 35 ans par exemple, afin de limiter les pathologies et le risque cancérigène. Mais que des pans entiers de l’industrie de production voient leurs effectifs nocturnes augmenter de manière continue depuis vingt ans, sans que cela ne fasse les gros titres, en dit long sur le niveau du rapport de force salariés/employeurs.

Nous sommes bien dans l’organisation scientifique du travail telle que la définissait Taylor : les employeurs maximisent les profits, quoiqu’il en coûte et il en coûte au budget de la branche maladie de la Sécurité sociale, et ce, en toute impunité pour le monde patronal.

Un des signes de cette évolution est le « travail du dimanche » qui revient en boucle chaque année dans l’actualité, à l’occasion d’affaires judiciaires. Le débat est tronqué et on parle peu de la précarisation du travail (que le travail du dimanche implique), qui est socialement invisible et pourtant construite par les pouvoirs politique et économique en collusion. Tabou hier, le travail du dimanche ne l’est plus pour les tenants de l’idéologie du « tout marché » notamment dans la classe politique de droite comme la classe de la « gauche » de pouvoir.

Il semble normal à tous que le travail de nuit soit mieux rémunéré, car plus pénible que le travail de jour, mais le supplément du salaire de nuit n’est-il pas la « carotte » utilisée habilement par le patronat pour, premièrement, tenter d’asservir les travailleurs de nuit (qui auront tendance à moins revendiquer) et, deuxièmement, surtout ne pas revaloriser le salaire de jour, dans le but de la division du travail et des salariés ? Nous le savons, la part du capital a progressé depuis une quarantaine d’années, alors que la part du travail et donc de la rémunération a, elle, baissé.

Cette évolution de l’organisation du travail et des horaires est donc bel et bien le résultat de décisions économiques et politiques imposées, qui ont pour conséquence la destruction, presque invisible, de la santé humaine.

Et pourtant, l’abolition du travail de nuit est possible. Nous pouvons lire dans le Journal officiel de la République française : « Paris, le vendredi 21 avril 1871, sur les justes demandes de toute la corporation des ouvriers boulangers, la commission exécutive arrête : Article premier : le travail de nuit est supprimé. Article 2 : Les placeurs institués par l’ex-police impériale sont supprimés. Cette fonction est remplacée par un registre placé dans chaque mairie pour l’inscription des ouvriers boulangers. Un registre central est établi au Ministère du commerce ».

Cette décision fut d’abord une mesure de justice sociale. Mais nous savons que le traitement de la question sociale améliore la santé publique. Les communards étaient donc des visionnaires et des ardents partisans de l’émancipation humaine.

Aujourd’hui, les syndicats feraient bien de s’inspirer de cette décision hautement symbolique de la Commune de Paris, pour porter, dans leurs revendications, l’interdiction du travail de nuit, celui qui ne sert que le capital et les faux besoins construits de toute pièce par l’économie de marché.

Sources  :

  • Le Journal de la Commune, Ed. Bleu autour, Paris Bibliothèques, Eloi Valat
  • Le Milieu de travail, l’usine dans le territoire, Ivar Oddone, Gastone Marri, Sadra Gloria, Gianni Briante, Mariolina Chiatella, Alessandra Re
  • www.inrs.fr
  • http://www.fmpcisme.org(site des fiches médico-professionnelles)
  • www.inserm.fr
  • DARES (direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) analyses, n°62, août 2014 (Ministère du travail)

jeudi 16 octobre 2014, par Patrick Dubreil

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