Quand l’Hôpital licencie les médecins, ou comment la cupidité mène au crime

Dans des ouvrages récents, des auteurs, peu suspects de gauchisme, se sont plu à dénoncer les tares du système.

Ainsi, Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’Economie, ex conseiller de Clinton, président d’une récente commission d’experts constituée à la demande de Nicolas Sarkozy [1], a fait paraître un brûlot de près de 500 pages [2] où sont exposés en détail les mécanismes qui ont conduit, par le biais des prêts hypothécaires, les Etats-Unis d’abord, le reste de la planète, ensuite, au désastre. Il y montre comment le simple appât du gain a conduit, en toute légalité, des experts fonciers à surestimer des biens, des banquiers à prêter à des clients incapables de faire face à leurs engagements futurs et ces derniers à contribuer à leur propre perte en spéculant sur des hausses illusoires de la valeur des biens acquis.

Jean de Maillard, vice-président au tribunal de grande instance d’Orléans, est allé plus loin. Dans un ouvrage assis sur son expérience professionnelle [3], il met en lumière l’épaisseur du papier à cigarettes qui sépare la cupidité dénoncée par Stiglitz de la fraude : on commence par exploiter à fond les ressources offertes par la loi nationale, puis on établit, toujours en toute légalité, des filiales dans les paradis fiscaux, dont on se sert ensuite pour truquer les prix de cession inter-entreprises et ainsi localiser ses bénéfices dans ces paradis : le tour est joué et le fisc fraudé.

Cette logique infernale ne pouvait qu’aboutir un jour à franchir la ligne jaune : une fraude avérée d’un contribuable aisé est récompensée par un chèque de 30 millions d’euros, au titre du bouclier fiscal, puis, à ce jeu maintes fois répété d’exonérations fiscales et d’indulgence aux actions délictuelles qui accompagnent ces mêmes exonérations, on finit par épuiser les ressources de l’Etat. Comme tout se tient dans le budget de la Nation, les caisses étant vides, on fait porter le chapeau aux dépenses de santé [4] et l’on finit par licencier des médecins dans les hôpitaux. Témoin, l’hôpital Louis Mourier (Colombes) en passe de donner congé à neuf médecins et un chirurgien-dentiste. Leur tort ? S’intéresser de trop près à la santé d’une population précaire.

Faisons les comptes : les vacations des personnels de santé remerciés coûtaient 60 000 € par an au grand maximum [5]. Ils pouvaient soigner 300 personnes, prolonger la vie de 100 autres, sauver même celle de 5 à 10 personnes par an. Rapportons cette somme aux 30 millions évoqués ci-dessus et généreusement accordés à la fraude (et cela, pour un seul et unique fraudeur, rappelons le…). Ces 30 millions représentent 500 fois le coût des médecins licenciés et donc la vie sacrifiée d’au moins 2500 personnes…

De la cupidité à la fraude, de la fraude à la non assistance de milliers de personnes en danger, quelle tête font-ils, tous les matins, face à leur miroir, ces gens-là – tout comme, d’ailleurs, les exécutants zélés de leurs basses œuvres ?

mercredi 25 août 2010, par Lucien Farhi


[1Commission de mesure de la performance économique et du progrès social, 2009

[2Le triomphe de la cupidité, par Joseph E ; Stiglitz, , L.L.L. Les Liens qui Libèrent, 2010, 474 p.

[3L’arnaque - La finance au-dessus des lois et des règles, par Jean de Maillard, vice-président au tribunal de grande instance d’Orléans, Gallimard, 2010, 304 p.

[4M. Éric Woerth, ministre du budget : « Notre objectif est de mettre fin aux abus et de créer un système plus juste, en limitant les dépenses de l’assurance maladie pour mieux soigner. » (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe UMP.), in Assemblée nationale, XIIIe législature, Session ordinaire de 2008-2009, Compte rendu intégral, Première séance du mercredi 24 juin 2009

[5Source : ArèS92. Voir aussi leur site (http://www.ares92.org/) et nos articles http://www.pratiques.fr/POUR-L-ACCES-AUX-SOINS-oui-a-la.html) Au 31 décembre 2009, ce réseau comprenait 259 professionnels ou structures adhérents et avait 952 patients inclus. Il a réalisé en 2009 496 actes et 127 consultations d’orientation

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