Où vont la Grèce et sa Santé ?

Manolis Kosadinos
Psychiatre

        1. Dans cette période d’élections potentiellement fatales pour la Grèce, je m’interroge sur la pertinence du rapport du périple électoral que j’ai effectué en tant que candidat aux élections européennes sous la bannière de la santé. Il faut du culot pour rédiger des « carnets de voyage » au moment où des souffrances nouvelles s’annoncent pour le peuple grec. J’assume.
  1. « Il faut de sacrés vauriens pour gérer des galériens »

Ce trait d’humour potache fut le mot de passe pour renouer le contact avec H.Z., camarade de la Faculté et radiothérapeute, au moment de la conclusion d’une triple campagne d’élections grecques (européennes, municipales, régionales) angoissante et plutôt désespérée, pas moins enrichissante pour autant.
« J’aurais voulu être psychothérapeute et pratiquer des séances de psychothérapie, je suis finalement radiothérapeute et je pratique des séances de radiothérapie » dixit H.Z.
Il rajoute : « Nous avons un psychiatre de liaison affecté au service mais c’est plutôt moi qui lui fais du soutien psychologique, alors que je ne suis pas payé pour ça »
Nous avons discuté du coût excessif de l’immunothérapie pratiquée dans cet Hôpital oncologique spécialisé d’Athènes. Si les fonds étaient alloués à l’installation de nouveaux dispositifs de radiothérapie de précision, le bénéfice aurait été supérieur pour les patients. Une discussion qui a réveillé chez moi le goût pour les questions de médecine somatique et la technique. Deux jours plus tard, je lui demandais par téléphone conseil au sujet d’un ami qui devait décider du traitement qu’il allait suivre.

  1. « La Santé, oui. Publique et gratuite, on n’en sait rien. »

Nous avons été accueillis poliment dans tous les hôpitaux et lieux de soins visités. Toutefois, ma qualité de psychiatre fut davantage appréciée que celle de candidat.
« Un psychiatre ? C’est ce dont nous avons besoin tous ici ! »
Aurais-je voulu politiser la conversation en soutenant que notre combat visait des changements sociaux qui rendraient les psychiatres de moins en moins nécessaires, je me suis retrouvé malgré moi en situation dispenser des conseils à la sauvette, d’expliquer par exemple que la surconsommation de benzodiazépines était dangereuse et qu’il faudrait à la place rechercher une aide plus appropriée pour les troubles anxieux. Toute occasion est bonne à saisir pour ne pas laisser tomber…
Les rencontres avec les gens et les collègues se faisant au pas de course, j’ai subitement compris que les camarades attendaient de moi une présence qui parle de la situation. Je me suis mis à réciter en cadence la familière ritournelle :
« Pour une santé publique et gratuite de qualité, accessible à toutes et tous. Pour des postes de titulaires dans les unités de soins. Pour du travail dans des conditions dignes et humaines »
Les personnes rencontrées, toutes concernées par ces questions, ont réagi parfois de manière décalée.
« La santé, ma foi, oui. On a intérêt à la préserver. Publique et gratuite, on n’en sait rien. Ne voyez-vous pas où va le pays ? »
Ou alors : « Où ça, cher collègue ? En Suède ? En Norvège ? Vous êtes-vous rendu compte que nous sommes en Grèce ? »
Figure marquante, tel directeur médical d’un Centre public de Santé, ancien gauchiste, témoignant de son passé par son discours, sa posture et sa physionomie, nous a longuement analysés les forces sociales à l’œuvre dans les politiques de Santé, pour conclure que finalement, à la lecture de toute l’histoire moderne de la Grèce, il n’y avait rien à attendre de ce pays ni de son peuple, car la soumission finale aux puissants de ce monde serait une fatalité. Il nous a cependant accueillis très courtoisement, en dépêchant même sa secrétaire, qui nous accompagna dans tous les espaces du Centre, y compris les cabinets de consultations, interrompues par nos présentations et diffusions du matériel, exception faite du cabinet de gynécologie.
La question qui préoccupe aujourd’hui les agents des structures publiques de soins, est le manque de personnel et la précarisation des contrats de travail. Ces situations sont vécues comme un garrot d’étranglement qui se resserre, placé autour du cou des services et des personnes. Les diktats des dites « institutions européennes » et du FMI interdisent le recrutement d’agents titulaires. Les 2 000 postes de soignants annoncés par Tsipras, quelques jours avant les élections, quand bien même ils seraient effectivement pourvus, sont très insuffisants pour combler le gouffre qui s’est creusé au bout de 9 ans de panne de recrutements. Notons que mêmes ces petites mesures risquent de rester au niveau de simples déclarations, quel que soit le prochain gouvernement de la Grèce.
Les départs à la retraite ne sont pas remplacés. Les agents en CDD (supérieurs à 10 % des effectifs de la Santé) sont dans l’incertitude totale du lendemain. La Commission européenne (en réponse à la question écrite du député européen sortant d’Unité Populaire, Chountis) conseille purement et simplement… de les licencier. Les services techniques, de restauration, de transport, d’informatique des hôpitaux et autres unités de soins sont en voie d’externalisation, de privatisation, les agents restants de plus en plus accablés par une charge de travail démultipliée. La Grèce serait en retard sur ce processus, déjà bien en place dans plusieurs pays européens, dont la France. Elle devra donc vite se rattraper, au détriment du bon fonctionnement des services de Santé et des conditions de travail des agents.

  1. « Je veux quitter la Grèce »

Les deux Hôpitaux psychiatriques d’Athènes sont des lieux qui accueillent le condensat de la plus profonde souffrance et misère de la société grecque actuelle. Situés dans une partie de la banlieue athénienne aux traditions militantes, ils sont des lieux incontournables de la campagne électorale. Depuis 2013 nous avons développé depuis la France des liens de solidarité militante avec les soignants de ces hôpitaux.
Mêmes constats, mêmes doléances qu’ailleurs, et aussi un degré de résignation. Il n’empêche que le résultat d’un travail de plusieurs années, effectué pour améliorer le sort des patients, est bien visible. Il est souvent laissé en jachère faute de personnel pour animer les lieux. Citons l’exemple de cette belle bibliothèque de l’école infirmière locale, possédant un inestimable fonds documentaire, censée accueillir soignants et patients. Elle reste aujourd’hui fermée pour cause de non-remplacement du documentaliste malade.
Les politiques d’austérité ont renforcé l’aspect sécuritaire de la psychiatrie en Grèce. Nous connaissons bien la dynamique néfaste qui produit ce résultat. La fermeture de lits oblige les services à sortir les patients avant qu’ils ne soient stabilisés, alors que la réduction des effectifs soignants prive le soin du temps d’écoute nécessaire à dénouer les situations complexes et apaiser les tensions. Il en résulte la recrudescence des passages à l’acte à l’extérieur comme à l’intérieur des murs. En parallèle, la difficulté de trouver un lit d’hospitalisation pousse les familles et les intervenants externes à recourir beaucoup plus souvent à l’hospitalisation sous contrainte, obligeant ainsi les services à hospitaliser, parfois sur des lits de camp dans les couloirs. En Grèce 60 % des admissions psychiatriques se font aujourd’hui sous contrainte. Malheureusement, ce taux est identique à celui dans certains territoires de France.
Dans ces conditions, il devient de plus en plus difficile de travailler et d’apporter des soins humanistes aux patients. Des collègues essaient toutefois de résister et de préserver des îlots de liberté dans un système globalement sécuritaire. Le maintien des portes ouvertes des pavillons devient l’enjeu de combats avec la direction. Parfois des questions qui semblent subsidiaires, comme la place des animaux de compagnie dans les services, alimentent ces conflits. Comme nous expliquent nos collègues, patiemment et avec conviction, ce sont des questions de psychothérapie institutionnelle, essentielles pour l’amélioration de l’état des patients.
En Psychiatrie, comme dans l’ensemble du système grec de Santé, la « rationalisation » des soins guette aux portes, tel un prédateur, revêtue de l’habit informatique. Dans les quelques lieux équipés d’ordinateurs que nous avons visités, aucun regard ne s’est levé de l’écran pour nous regarder. Y compris dans un service de médecine interne, où les jeunes médecins, alignés derrière une longue table, tels des courtiers en blouse blanche, ont réagi à notre présence par des soupirs étouffés.
À l’Hôpital psychiatrique d’Athènes nous fûmes accueillis par un jeune patient désireux d’engager la conversation. Dans son discours une phrase revenait de manière stéréotypée : « Je veux quitter la Grèce ». C’était une personne immigrée pour laquelle la question « pour aller où ? » n’avait de sens que rhétorique.
Un collègue dentiste, acquis au discours politique opposé au nôtre, nous a expliqué que l’exode des jeunes n’était pas un mal en soi et que, tout en regrettant le départ de sa fille à l’étranger, il était heureux qu’elle puisse déployer ses ailes dans des cieux plus accueillants. Des situations très différentes, un seul discours.
Si pour Baudelaire « les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent pour partir » il y a des voyageurs qui, partis d’un chez soi, atterrissent dans le désert. Ce désert, les liens du groupe constitué sur place et la solidarité militante de quelques-uns, s’efforcent de transformer pendant un temps en terre d’accueil. Aux abords des algécos du camp des réfugiés kurdes de Lavrio, dans la poussière, devant les détritus ostensiblement entassés par la Mairie locale, j’ai ramassé un jouet abandonné, une petite figurine dorée de cheval. Ce sera le « Rosebud » de ce voyage et le signe secret que nous avons beaucoup à faire pour préserver notre humanité et la leur.

  1. Épimètre : en attendant les barbares

En Grèce, lors des élections européennes du 26 mai les formations porteuses d’alternatives pour la sortie de l’austérité ont été marginalisées.
SYRIZA, le parti actuellement au gouvernement, élu initialement pour renverser les politiques d’austérité mais les ayant finalement appliquées de manière renforcée, a été largement défait au profit d’une Droite néolibérale, revancharde et déchaînée. De toutes probabilités, le même scénario se reproduira le 7 juillet 2019, lors d’élections anticipées que le Premier Ministre a été contraint de convoquer face au désaveu massif du corps électoral.
Les barbares aux portes du pouvoir ont déjà annoncé la couleur : c’est le nivellement total de ce qui reste de services publics, d’État social et de droit du travail.
Les hôpitaux publics sont dans le viseur des annonces de privatisation. L’accès libre de toutes et tous aux soins sera probablement remis en question. Mesure palliative du gouvernement SYRIZA, elle aurait dû être consolidée par son intégration dans un système, pérenne et cohérent, de couverture sanitaire et sociale universelle. Telle qu’appliquée à ce jour, même si importante pour le soulagement provisoire d’une grande partie de la population grecque, elle a contribué à la mise en difficulté financière des hôpitaux, et elle reste particulièrement vulnérable à une contre-attaque du néolibéralisme.
Les intérêts privés ont déjà beaucoup d’emprise sur le système grec de soins par le biais de mécénats, de donations avec contreparties, de financements du soin et de la recherche par les laboratoires pharmaceutiques et d’autres groupes privés. Tout cela risque de s’aggraver et de s’approfondir par les politiques des futurs maîtres du pouvoir.
L’accentuation annoncée du virage néolibéral survient à un moment où la précarisation, l’appauvrissement, le désarroi et la souffrance diffuse des classes populaires grecques, en s’intensifiant vont faire augmenter la demande adressée au service public de soins. Celui-ci, davantage dépourvu de moyens, sera dans l’impossibilité d’y répondre. La solidarité citoyenne, nationale et internationale, sera appelée à reprendre de nouveau le flambeau. Il faudra qu’elle trouve de nouvelles ressources, à contre-courant de la résignation et du fatalisme ambiants, à contre-courant du sentiment de frustration généré par des batailles perdues.


mercredi 12 juin 2019, par Manolis Kosadinos

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