Médecine, musique et beauté

Médecins, infirmières, philosophes, musiciens, tous membres de la Rédaction de Pratiques, débattent autour du thème Médecine, musique et beauté, au gré de leurs lectures et improvisations...

Le 25 01 09 à 19 h 02, Jean Pierre Lellouche , médecin pédiatre amorce le débat : ( extrait) Beaucoup de médecins jouent de la musique. On pourrait penser que cela est lié au fait que beaucoup d’entre eux viennent des classes moyennes, pourtant ni les architectes, ni les ingénieurs,ni les traders de Wall Street n’ont d’orchestre. Il existe juste un orchestre d’avocats à Atlanta, mais aucune profession ne comporte autant de musiciens que le corps médical.

Danielle Ofri dans The Lancet vol 373 du 10 janvier 2009 raconte avec beaucoup d’humour comment elle s’est mise à étudier le violoncelle avec l’ardeur avec laquelle elle avait appris le cycle de Krebs et les douze paires crâniennes. Puis, elle se demande plus sérieusement pourquoi tant de médecins font de la musique. Y aurait-il un lien entre la médecine et la musique ?

Jude Tramo, neurologue, parolière de chansons, musicienne et directrice de The Institute for Music and Brain Science à Harvard et au "Massachusetts General Hospital", pense qu’ « il y a un chevauchement entre les aspects sociaux et émotionnels de la relation médecin malade et le fait de communiquer de l’émotion aux autres à travers la musique. »
Lisa Wong, violoniste, pédiatre et présidente du Longwood Symphony Orchestra, dit « La musique que nous créons construit en nous une force émotionnelle, un sentiment d’identité et un sens d’ordre, puis nous pratiquons la médecine et c’est la même chose. »(…)

La beauté n’est pas à première vue quelque chose que l’on rencontre ou que l’on pratique en médecine. Une démarche diagnostique peut être élégante, ou satisfaisante, mais ne peut pas être qualifiée de belle. La beauté n’est pas pragmatique, elle n’augmente pas l’efficacité et la productivité. C’est peut-être ce manque de beauté qui conduit les médecins vers la musique.

Mais peut être y a-t-il en médecine quelque chose de relié à la beauté ? Après tout, la médecine est liée à la vie aux aspects remuants sensuels corporels du fait d’être vivant. On ne peut pas dire cela de la loi des machines et des affaires. Bien qu’être en vie – et être malade – puisse être déplaisant, cela ne cesse jamais d’être miraculeux. Ce miracle, et le privilège des médecins de participer à ce miracle, est en soi-même de la beauté.

Willa Cather a dit : « Les romanciers, les chanteurs d’opéra et les médecins ont en commun l’expérience unique de pouvoir entrer dans la peau des autres êtres humains. » La beauté d’entrer dans la peau de l’autre être humain, voilà comment beaucoup de musiciens décrivent l’expérience de jouer de la musique. Et, pour beaucoup, c’est l’effort pour y arriver au moins autant que la réussite qui offre le maximum de plaisir.

Le 25 01 09 à 13h 15, Françoise Besson Ducos, musicienne : Je suis aux anges avec ton texte parce que tu as une manière d’ébaucher une réponse à cette question vraiment subtile et à la fois précise dans ses références et je me disais qu’une telle réflexion sur les activités artistiques des uns et des autres a vraiment une place dans ce sujet et si d’autres veulent en parler...

Le 25 01 09 à 16 h, Elisabeth Arrighi , médecin généraliste, marionnettiste : …De mon expérience, il y a des choses en commun entre la jubilation de la création artistique (quand je trouve des mots justes et des images qui me semblent lumineuses avec les objets du théâtre d’objets), entre l’émotion du jus amoureux, et l’émotion de la rencontre avec les patients, quand on aborde ces moments un peu magiques de silence, d’écoute, d’intime. Radmila Zygouris dit des choses comme ça.

Le 25 01 09 à 20h36, Emmanuelle Frayssac, enseignante en philosophie : C’est drôlement intéressant ce rapport proposé entre médecine et beauté, via la musique. Je suis plongée en pleine réflexion, face à ce texte, en me demandant si j’arrive à le comprendre vraiment : intuitivement oui, mais précisément non, en fait ! Et vu que ce thème de réflexion est très original, j’aimerais savoir plus précisément -"il y a un chevauchement entre les aspects sociaux et émotionnels de la relation médecin malade et le fait de communiquer de l’émotion aux autres à travers la musique. » Je ne comprends pas bien le début, qui concerne le médecin.

-  La deuxième partie de la citation de Lisa Wong est assez énigmatique aussi : "construit en nous une force émotionnelle, un sentiment d’identité et un sens d’ordre puis nous pratiquons la médecine et c’est la même chose. "
-  Je ne suis pas certaine de pouvoir bien saisir vraiment la phrase de Willa Cather non plus.

Quelqu’un, médecin ou/et musicien m’éclairerait ? Ou toi Jean-Pierre ?

Le 25 janv. 09 à 23:12 , Françoise Besson Ducos  : je trouve qu’il y a une extrême beauté dans l’acte de soigner, c’est une beauté d’une grande pudeur aussi car elle est empreinte d’un combat lourd et parfois douloureux et aussi dans la défaite il reste tout de même tous les échanges, et ce qui a pu se dire parfois entre le les soignants et les patients du sens de la vie et de l’indicible et donc cette émotion très forte et particulière se transmet aussi par la musique qui contourne en quelque sorte un langage trop codifié. Je ne sais si je réponds à ta question, Emmanuelle.

Le 26 01 09 à 4h 18 , Anne Perraut Soliveres, cadre infirmière, chercheuse en sciences sociales : Je viens ajouter mes harmoniques à vos réflexions car j’ai moi-même réfléchi il y a quelque temps à ce qui m’avait formée à la recherche telle que je la pratique aujourd’hui. Je mettrai en avant la rigueur qui est en amont de ce bonheur d’arriver à une certaine maîtrise, à un moment donné, de ce quelque chose qui n’est ni stable dans le temps ni souvent reproductible.

Cherchant ce qui me semblait le plus marquant dans mon parcours, outre une boulimie de lecture refuge durant ma petite enfance ennuyeuse, deux disciplines sont apparues centrales dans ma compréhension du monde et mon évolution d’infirmière. Il s’agit de la musique et de l’équitation sportive, deux rêves socialement inaccessibles dans mon milieu d’origine.

Je me suis mise à étudier la guitare classique et l’équitation à 30 ans avec une passion et une réussite égales (Attention, "réussite" est tout relatif car elle consiste non pas dans la qualité de mes prestations, tout à fait modestes, mais plutôt dans l’accession à cette compréhension intuitive et intime qu’elles m’ont permise). La sensation de laisser les harmoniques vibrer en soi, une fois l’appréhension dépassée, vaut autant pour ces disciplines très exigeantes et rigoureuses techniquement que pour l’art de soigner. C’est l’intuition qui m’a portée à choisir d’effectuer mon métier d’infirmière en réanimation, pour la sécurité psychique que me conférait la maîtrise de la technique et de la connaissance du geste qui sauve et la libération progressive de la peur de ne pas être à la hauteur, l’accident venu.

C’est toujours intuitivement que j’ai petit à petit commencé à profiter de cette libération de la technique pour ressentir cet indéfinissable bonheur d’entrer vraiment en relation avec l’autre, malade ou médecin, comme avec une formation musicale ou avec mon cheval dans un parcours d’obstacles. Ce qu’on appelle en équitation "le tact équestre" consiste en ce stade où la technique est suffisamment acquise pour parvenir enfin à une harmonie avec l’animal, le sentir, l’accompagner dans son effort sans le gêner, l’aider à se diriger et jouir d’une espèce de grâce à s’envoler au dessus de l’obstacle comme si l’on faisait corps avec lui.

Là ne s’arrête pas la similitude car bien que l’animal soit éduqué à faire ce qu’on lui demande, tout comme, hélas, le soignant ainsi que le patient, c’est le dépassement de nos propres limites qui nous fait toucher ce que j’appelle, faute de trouver le bon mot, la grâce ( …). Voilà, c’est peut être un peu confus mais je me sens totalement concernée par cette petite musique.

Le 26 01 09 à 8h30 Jean Pierre Lellouche  : Je suis très heureux que le texte de Danielle Ofri sur le Lancet vous ait intéressé... Ce que vous avez écrit sur médecine musique et beauté me semble très intéressant et cela correspond tout à fait à ce que j’attends de la revue. Chacun de nous dit ce qu’il pense, ce qu’il a lu et d’autres réagissent et nous essayons ensemble de faire que les pensées réflexions informations s’enrichissent les unes les autres (..)

Le 27 01 09 à 5h55 : Emmanuelle Frayssac  : Bon, je reprends mes questions à propos de ce texte de Jean-Pierre, sans doute comme le cheveu sur la soupe ou la fausse note dans le concert. Mais ce texte continue de m’intriguer. Je redis donc que je ne saisis pas le rapport entre médecine et beauté, ou musique, tel qu’il est posé dans les citations du texte de Jean-Pierre. - que signifie pour un médecin que la "communication d’émotion" ? - que signifie pour un médecin qu’il "entre dans la peau de l’autre" ? - que signifie pour le "sentiment d’identité et un sens d’ordre" chez le médecin ?

N’oublions pas par ailleurs que La musique est un langage, les math, le latin et l’allemand sont aussi un langage difficile et ardu qui est souvent l’apanage de l’élite. La maîtrise du langage quel qu’il soit, artistique ou scientifique, est un signe, un instrument de pouvoir, de sélection, de reproduction des élites.

Le 27 01 09 à 13:03 : Elisabeth Arrighi  : Emmanuelle, c’est vrai que notre démarche de prendre appui sur les émotions, d’articuler le relationnel au politique, cette démarche qui rassemble les soignants autour de Pratiques n’est pas partagée par tous et a besoin d’être explicitée. Je me permets de te renvoyer à un article que j’ai écrit dans le N° 16 « les émotions dans le soin », qui aborde cette question centrale.

Le 28 01 09 , à 3h01, Emmanuelle Frayssac  : Je viens de lire avec attention ton texte Elisabeth du n°16, et j’ai bien entendu la démarche de prendre appui sur la réalité pour la transformer, propre à l’acte de création et à l’accompagnement que tu offres aux patients.
En fait, mon questionnement ne remet pas en cause ce qui a été affirmé dans les différents textes… J’essaie de réfléchir à ce sujet pour moi encore énigmatique proposé par Jean-Pierre : médecine beauté et musique. (...)

-  Toute émotion partagée avec l’autre n’étant pas esthétique ou musicale, en quoi l’émotion du rapport médecin-patient est-elle de nature esthétique et très précisément comparable avec l’émotion musicale ? - Les citations évoquent la musique en termes d’"ordre" : y a-t-il quelque chose de similaire en médecine ? Je vais lire le nouveau bouquin du neurologue Oliver Sacks sur la musique, peut-être trouverai-je ici aussi des réponses. (…)

Le 28 01 09 à 9h40, Jacques Richaud, neurochirurgien : Je rajoute au passionnant commentaire d’Emmanuelle que du fond de notre « histoire médicale » perdure l’affirmation selon laquelle « la médecine est un art », légitimant toute interprétation esthétique de sa pratique. Et cela doit aussi nous interroger sur le risque qu’une telle attitude masque une forme d’évitement (celui de l’impuissance thérapeutique des temps de la médecine primitive, ou celui de la lourdeur d’une relation dont on peut songer à modifier le terrain sur laquelle elle s’exprime pour s’écarter de la souffrance...).

Le rappel historique de l’art médical se doit de signaler aussi que la chirurgie primitive n’atteignait pas cette « noblesse » d’un art... Au point que le diplôme de médecin, jusqu’à un passé récent, était un diplôme « universel », autorisant toutes les pratiques, y compris chirurgicales, sans apprentissage légalement exigible... (....) C’est souvent en songeant à chercher à savoir d’où nous venons que nous découvrons vraiment mieux qui nous sommes ; ces réflexions nous obligent à un tel cheminement fait d’interrogations réciproques, toutes légitimes et toutes complexifiantes de la problématique abordée.

samedi 5 juillet 2008

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