Sofian a treize ans

Où le Docteur S. s’investit laborieusement dans la santé de l’ado et nous fait quelques confidences sur sa propre adolescence

Sofian a treize ans et il vient consulter ce soir pour des douleurs lombaires, accompagné de sa mère.

J’ai connu la famille de Sofian il y a sept ans dans un contexte difficile. Son père, alors âgé de trente-trois ans, était atteint d’un cancer neuroendocrine multi-métastatique qui avait résisté à plusieurs lignes de chimiothérapie. Un ultime essai de radiothérapie métabolique l’avait fait traverser l’Europe pour rejoindre l’Autriche et profiter d’un protocole expérimental de Lu177-Octreotate.
Je l’ai alors assisté dans cette tentative désespérée de soin ; il était très motivé jusqu’à la fin, dans un déni de la sévérité de son état. Il est mort dans une unité de soins palliatifs, il y a cinq ans. Sofian et sa sœur aînée ont grandi. Ils ne m’ont jamais parlé depuis, de leur père, je sais pourtant qu’un jour ce sera nécessaire. J’en ai peut-être moi aussi besoin. C’est compliqué de parler aux enfants parfois…

Aujourd’hui, pourtant, cela semble une consultation banale. Un ado qui a mal au dos, j’ai déjà mon idée là-dessus, la croissance, les postures au travail, un bénéfice secondaire… En fait, ce n’est pas si simple que ça et au lieu d’une consultation vite pliée, une quinzaine de minutes(1) , avec ordonnance d’antalgiques et conseil sur sa position assise en classe, cette consultation va durer presque quarante minutes. Je ne sais pas si c’est le silence de sa maman qui m’a incité à remplir les blancs par des questions ouvertes ou si j’ai senti chez ce jeune homme le besoin d’aborder d’autres questions ? Le fait est que, d’une consultation que j’imaginais simple, j’ai fait émerger des problématiques plus complexes.

La consultation avait pourtant commencé normalement : accueil courtois, je remarquai sa croissance avancée et sa moustache naissante. Je l’interrogeai en lui faisant préciser les caractéristiques de ce lumbago qui le gênait en fin de journée mais qui le réveillait aussi la nuit. L’examen clinique me permettait de constater que sa corpulence s’était améliorée avec un IMC à 23.3 (2). Un examen plus détaillé de la colonne vertébrale montrait une courbure lombaire exagérée, en lien avec une faiblesse de la sangle musculaire abdominale, une douleur à la palpation des épines vertébrales des 2ème, 3ème et 4ème lombaires, une contracture réflexe du muscle carré des lombes(3) à droite et enfin une gibbosité droite en flexion antérieure. Ça y est, je tenais une hypothèse diagnostique sérieuse, une déformation probable de la colonne vertébrale, une décompensation douloureuse liée à la faiblesse musculaire et à une mauvaise posture au travail. Je lui prescrirais alors un bilan radiologique et des antalgiques et cela suffirait…

Mais non, il a fallu que j’aille plus loin. Il a fallu que je parle d’activité physique parce que cela avait déjà été un thème lorsqu’à dix ans on s’était préoccupé de la prévention de l’obésité. Certes, il faisait du vélo pour aller au collège et se promener avec ses camarades, mais il m’explique qu’il a décidé de ne plus aller aux entrainements de foot. Pourquoi ? Parce que depuis qu’il a changé de club cette année, il ne s’est pas intégré au groupe. Ils ne se saluent même pas avec les autres joueurs lorsqu’ils se croisent au collège ! Et moi d’insister, il ne faut pas baisser les bras, si l’intégration ne s’est pas faite facilement, ce n’est pas forcement de ta faute, mais c’est un problème collectif. Tu dois en parler à l’entraineur, peut-être peut-il remédier à cela ? Il peut, lors des entrainements, au lieu de vous faire travailler la technique ou le positionnement sur le terrain, orienter les exercices pour améliorer les compétences de cohésion et d’entraide.
Là, je sors de mon champ de compétence et élabore des hypothèses. Je fantasme probablement, n’ayant jamais assisté à un entrainement de football. La dernière fois que j’ai fait un match de foot, c’était il y a vingt-cinq ans, lors d’un match amical entre deux promotions d’étudiants en médecine. Mon talent s’était soldé par un pénalty raté à la dernière minute, une entorse de la cheville lors de ce magnifique shoot et des engueulades de toute mon équipe pour ne pas avoir égalisé. C’est dire si je n’ai pas vraiment d’expérience footballistique, à part devant la télé…

Je ne sais pas si je suis arrivé à le convaincre par mes beaux discours, mais j’estime que cela va le faire réfléchir. Alors, on s’en tient là ? Pas d’autres soucis avec le sport ? Et l’EPS(4) ? Il m’explique qu’il ne peut pas faire le sport actuellement. A-t-il mal ? Pas vraiment, mais c’est difficile, il n’est pas assez souple et puis la danse classique, c’est pour les filles… Alors là, je lui fais une confidence qui, j’espère, pourra marquer son esprit. Je lui explique que j’ai pratiqué la danse classique pendant cinq ans et que je trouve que c’est un sport très athlétique pour un garçon. Il développe la musculature de manière harmonieuse, autant les bras que les jambes. Pas comme le football. Mais si on travaille les bras, il y a les touches… On travaille également l’équilibre, la maîtrise des gestes, du port de tête et la musculature dorsale. Il y a enfin une dimension artistique pour accorder ses mouvements à ceux d’un groupe et sur une musique avec une chorégraphie. Là, je perçois son air dubitatif. Il a du mal à se projeter dans une activité où le corps est au centre de l’espace et ce, en relation avec les autres, et surtout avec les filles. Se sent-il à l’aise vis-à-vis de ce corps ? Non, il est gros et malhabile ! Ouh là, là, il va y avoir du boulot… J’essaie de le rassurer en lui expliquant, qu’à son âge, il est normal de parfois se sentir mal dans sa peau et patati et patata sur le corps qui change et qu’il doit avoir confiance en l’avenir.

Je ne souhaite pas continuer à le perturber par mes questions qui, a posteriori, me semblent de plus en plus intimes et déstabilisantes ; il est préférable d’en rester là. Je le réassure en lui disant que je suis certain qu’il va trouver une solution et qu’on arrivera à le soulager rapidement. Je souhaite le revoir avec les résultats de la radiographie dans quelques semaines et lui accorde un repos sportif de huit jours avec un certificat d’exemption de sport, mais pas plus, car c’est une matière comme les autres.

Au fait, j’ai oublié de lui dire que lorsque j’étais danseur, je ne l’ai jamais avoué à mes camarades de collège qui, eux, pratiquaient tous le football… Va savoir pourquoi…

1 http://www.drees.sante.gouv.fr/la-duree-des-seances-des-medecins-generalistes,4409.html

2 Indice de masse corporel (poids exprimé en kg divisé par la taille exprimée en mètre au carré)

3 http://fr.wikipedia.org/wiki/Muscle_carr%C3%A9_des_lombes

4 Education Physique et Sportive

mercredi 26 novembre 2014, par Docteur S.

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