Lire Pratiques - Parler pour soigner : fragments, par Patrice Muller - Pratiques N° 32

La parole verbale alliée au geste médical est au centre du soin. L’action de soigner est de l’ordre d’une scène d’un théâtre. L’espace primordial de cette oralité est menacé par les évolutions actuelles des métiers du soin et le type de régulation financière actuel. Passer du paradigme du soin à celui de santé suppose introduire la discussion collective du bas vers le haut dans les rouages du système.

Cet article est paru dans Pratiques N° 32 - Janvier 2006

Pratiques N°32Tranches de vie

Un corps inanimé dans la rue
De temps en temps, un évènement dramatique fait irruption inopinée et brutale dans ma journée de travail : ma réquisition dans une urgence extrême pour un corps accidenté d’une personne inconnue. Bien que très rare, je réagis de façon très stéréotypée à cet évènement. Rapidement, je tourne autour de ce corps immobile, cyanosé, ensanglanté, vérifie les battements cardiaques, palpe en prononçant à quelques centimètres du visage avec une voix forte à la limite du hurlement : « Madame, Monsieur m’entendez-vous ? Ouvrez les yeux ! » Et devant ce corps sans réponse, de me ruer sur le massage cardiaque externe et le bouche-à-bouche en demandant à l’entourage de composer le 15.

Parole ouvrante/parole fermante
Quand je suis de bonne humeur, non fatigué, bien disposé après les habituelles formule de salutation et poignée de main, mes premiers mots pour introduire une consultation sont le plus souvent : « Que se passe-t-il ? », « Qu’est-ce qui vous amène ? ». Par contre, lorsque je suis à la fin de ma journée, avec du retard dans mes rendez-vous et que j’ai devant moi un patient, bavard impénitent qui va, j’en suis sûr, me rebattre les oreilles pour la énième fois de sa douleur de hanche pour laquelle il refuse la chirurgie, je l’accueille en lui disant : « Alors, c’est bien pour votre renouvellement d’ordonnance que vous venez me voir ce soir ? »

Allier la parole au geste
J’ai mis de nombreuses années pour incorporer des mots qui me sont apparus appropriés pour améliorer ma technique de l’examen du corps. Au sortir de l’hôpital, à la fin de mes études, au moment précis où je palpais l’abdomen d’une personne, j’étais silencieux. Aujourd’hui, j’annonce à la personne que je vais palper son ventre en accompagnant son rythme respiratoire, en accentuant la pression de mes doigts à la fin de chacune de ses expirations. Je lui énonce d’être attentive à son abdomen qui se soulève et s’abaisse régulièrement au rythme de sa respiration. De cette attention réciproque entre mon geste palpatoire et sa respiration, il en est résulté une qualité d’examen bien meilleure.

Le lavabo
Lors d’une consultation, je me lave souvent deux fois les mains. Une fois avant d’examiner le patient et l’autre fois à la fin de l’examen, au moment où la personne se rhabille. Ce deuxième lavage est un subterfuge commode pour avoir le temps d’un dialogue silencieux avec moi-même. Je me parle. J’ai deux minutes environ pour me faire le bilan de la consultation qui s’achève, pour réfléchir sur la bonne attitude, les mots justes, anticiper les réponses, la bonne ordonnance, tous éléments que je vais reformuler de vive voix au patient rhabillé quelques instants plus tard. Penser, c’est se parler.

Le téléphone, un médium chaud
De très nombreuses années après, je m’en souviens comme si c’était hier. C’était encore le temps d’avant le secrétariat téléphonique que nous utilisons maintenant au cabinet médical et qui filtre en particulier les appels des demandes de visite à domicile. Nous étions en hiver, en pleine période de grippe avec de nombreuses demandes pour des personnes clouées au lit par 40° C de température. Cette fin de matinée là, au moment de partir faire ma tournée de grippés, je reçois un dernier appel d’une dame pour la « mauvaise » grippe que faisait son mari. Je ne sais pas trop pourquoi, en tout cas ce n’était pas sûr des critères objectifs de gravité médicale, j’ai commencé mes visites par ce dernier appel. C’était en fait une méningite à purpura fulminans, où chaque minute compte pour éviter le pronostic fatal… A posteriori, je crois que cette femme m’avait passé au travers de la qualité de sa voix (son timbre, sa tonalité, son débit) son inquiétude qui est entrée en résonance directe avec mon propre système d’alerte sensoriel. Cette voix portée a permis ce court circuit émotionnel pour le plus grand bénéfice du malade.

Langue écrite, langue parlée
Lorsque le problème est très biomédical, que je suis assez convaincu de mon diagnostic (je suspecte une fracture, une appendicite, une colique hépatique, une pyélonéphrite aiguë, etc.), que ma salle d’attente est pleine, que je pressens qu’il n’y aura pas de remise en question a priori du bien-fondé de ma demande d’hospitalisation, je me contente paresseusement d’un petit mot adressé au médecin de garde qui résume mes convictions et inquiétudes diagnostiques.
Lorsque, par contre, les éléments médicaux sont beaucoup plus flous, qu’il y a de nombreuses hypothèses diagnostiques, que les mêmes signes cliniques objectivables peuvent aboutir au plus bénin, spontanément réversible en 48 heures ou au plus grave, mettant en jeu le pronostic vital, je suis inquiet par mon seul sixième sens. Mme Delglantine est devant moi, il y a quelque chose dans son faciès, dans la fixité de son regard qui m’impose l’urgence de la situation, alors je prends mon téléphone pour joindre le médecin de garde et j’argumente mon inquiétude médicale. Cela donne quelque chose du genre : « Je vous appelle au sujet de Mme Delglantine. C’est une femme de 75 ans que je suis depuis de nombreuses années. Elle se sent très fatiguée depuis quelques jours avec de vagues douleurs abdominales, sans fièvre. Je lui trouve une sale tête et je la connais, elle n’est pas du genre à se lamenter pour un oui ou pour un non. Je vous l’adresse pour un bilan hospitalier car elle m’inquiète ». Pas de diagnostic clé en main. Peut-être d’ailleurs qu’il n’y en aura pas. Il faut que je puisse décrire au médecin qui va recevoir cette patiente comment, sur quels éléments très subjectifs et non quantifiables s’est forgée mon inquiétude. Je ne peux le faire qu’en dialoguant via le téléphone pour le convaincre de prendre très au sérieux les plaintes de la patiente avant de les ranger éventuellement au catalogue des manifestations fonctionnelles ou psychosomatiques. Seul l’échange verbal au moment où se pose en temps réel le problème médical permet cela.

On n’arrête pas le progrès
La salle du scanner. Le patient trône au milieu de la salle, allongé sur la table radiologique, avec ce grand anneau de métal qui va coulisser de la tête aux pieds. Autour de son bras gauche est affairée la technicienne qui pose une tubulure dans une veine pour permettre, via une seringue asservie, l’injection automatisée du produit de contraste. Puis elle se retire dans la cabine du pilotage du scanner derrière la vitre blindée où se trouve déjà le médecin radiologue. Quelques mots échangés via les micros et hauts parleurs installés de chaque côté de la vitre. Les réglages de la machine sont faits. Le programme de la machine est lancé. Tout s’enchaîne automatiquement en quelques secondes. Une voix enregistrée douce et apaisante (disponible en plusieurs langues, s’il vous plaît) égraine à plusieurs reprises au bon moment : « Bloquez votre respiration ! », « Vous pouvez respirer normalement maintenant ! ». Pendant tout ce temps, les deux personnes en blouse blanche scrutent silencieusement derrière la vitre, sur l’écran de l’ordinateur, les séquences d’images produites.

Parole singulière, parole collective
« Quelle marque de lait préconisez-vous pour mon enfant ? ». Combien de fois ai-je dû répondre à l’occasion de la consultation systématique d’un nourrisson à cette préoccupation des parents ? Si le nourrisson est en pleine forme, je réponds invariablement que la marque n’a aucune importance et que peut-être cela vaut la peine de l’acheter dans un supermarché, car cela leur coûtera moins cher. En général, cette question ne donne pas lieu à d’autres développements lors de la consultation. A chaque fois, je me remémore feu les réunions d’usagers de notre cabinet médical où nous nous retrouvions pour une soirée thématique, dans la salle d’attente, une quinzaine de personnes et nous les médecins. La même question posée dans ce cadre faisait exploser l’aspect étriquée de la question et de ma réponse et nous (en particulier les parents) échangions de manière autrement fructueuse autour d’expériences acquises, vécues, réfléchies et transmises autour des enjeux de l’alimentation, de recettes pratiques, des rejets alimentaires et autres techniques de stérilisation des biberons. Sans parler du plaisir direct à se parler de façon moins formelle pour mieux se connaître en tant personne.

Fragments conceptuels

Quelques aphorismes éclairés par trois situations de soin
I. Le soin est une action qui a pour objectif de supprimer ou de diminuer la souffrance physique ou psychique de la personne demandeuse du soin.
II. Le soin est du côté de l’immédiat, produit d’une rencontre motivée entre deux personnes : le soignant et le soigné.
III. Le soin est ou ne devrait être rien d’autre qu’une interaction entre ces deux personnes.
IV. Cette interaction est le produit des effets des rationalités et émotions de l’un et de l’autre.
V. L’action de soigner est centrée sur une combinaison du geste et du verbe et est bornée par le temps de l’écrit.
VI. Le soin est fait d’une suite de rencontres, plus ou moins fréquentes, à chaque fois uniques et singulières, délimitées dans une durée et un espace donnés.
VII. Lorsque la durée du soin est trop comptée, c’est le temps consacré au dialogue verbal qui est sacrifié.
VIII. Chaque rencontre de soin est une scène d’un théâtre joué à deux, improvisée, bien que préparée de part et d’autre.
IX. Comme tout théâtre, le soin est fait de mots énoncés, de gestes entre les deux acteurs soutenus par un décor et des accessoires nécessaires pour le jeu du soin.

-  Acteur, le soignant : il joue avec dans ses outils, sa compétence professionnelle acquise au cours de sa formation initiale, puis ses années d’expérience professionnelle avec des incorporations successives dans sa mémoire de lectures, séances de formation professionnelle et situations de soin précédentes plus ou moins marquantes qui pourront ressurgir dans une alchimie complexe « en direct » dans le soin en cours.
-  Acteur, le patient : il joue (de) sa personne : sa plainte, sa demande, ses questions, ses inquiétudes élaborées plus ou moins préalablement à la scène, dans une combinaison où les mots sont essentiels, accompagnés par des gestes et attitudes qui participent du dialogue entre les deux personnes.

Situation A
Une infirmière a à poser une perfusion intraveineuse. Avant de pénétrer dans la chambre du malade, l’infirmière aura eu et lu une prescription écrite de la part d’un médecin. Elle aura pu aussi discuter avec ses collègues dans la salle de soins de la patiente, de sa personnalité, des difficultés techniques éventuelles. S’il s’agit d’un matériel nouveau, elle aura pu lire la notice d’emploi avec les schémas explicatifs ou, si elle en a l’opportunité, elle demandera à une de ses collègues de lui faire une démonstration du matériel qu’elle ne connaît pas encore.
Une fois dans la chambre, la scène commence et se joue entre les deux, l’infirmière et le malade. Tout va se jouer entre une alliance entre la parole et le geste. Paroles de mise en confiance réciproque et paroles techniques autour de l’enjeu de la perfusion. Quelle veine choisir pour que cela marche du premier coup sans avoir à repiquer douloureusement la patiente ? Patiente et minutieuse palpation de chaque vaisseau potentiel, où les années de pratiques ont permis l’assurance et l’efficacité du geste dont va bénéficier la personne. Il se peut que le patient de son côté, si la soignante a laissé la parole circuler, fasse part de son propre savoir préalablement acquis en montrant la veine qui a marché du premier coup les fois précédentes. Puis le geste se fait : l’infirmière pique la veine et pose la perfusion. Durant tout ce temps technique ont pu s’intercaler des commentaires et des digressions variées, reflets de l’empathie de la soignante et de la mise en confiance de la personne soignée, deux dimensions indispensables pour la qualité des soins.

Situation B
Le médecin généraliste a regardé rapidement l’écran de l’ordinateur pour se rappeler le motif de la dernière consultation du patient pendant que celui-ci se déshabille. Il peut observer maintenant cette éruption de plaques prurigineuses un peu rouge et réparties principalement sur le thorax avec quelques éléments à la racine des cuisses et des bras. Le reste de l’examen est normal. Il ne se fera pas piéger une deuxième fois. Il a reconnu immédiatement ce Pityriasis rosé de Gibert, maladie bénigne spontanément résolutive, que lui avait appris à connaître plusieurs années auparavant le dermatologue dans sa réponse écrite pour une autre personne qu’il lui avait adressée parce qu’il avait « séché » devant ce même tableau éruptif. Il informe le patient du diagnostic, le rassure pendant qu’il le fait se rhabiller. Il clôt la consultation par la rentrée de quelques données succinctes dans l’ordinateur et la prescription d’un médicament pour calmer les démangeaisons.

Situation C
Une heure du matin, le chirurgien orthopédiste est harassé. C’est sa troisième intervention successive depuis le début de sa garde, la veille à 14 heures. Lorsqu’il entre dans la salle d’opération pour « la fracture spiroïde du tibia », il est en présence pour la première fois du patient déjà endormi par l’anesthésiste. Jusque là, le blessé avait été pris en charge par l’interne de garde aux urgences. Celui-ci lui avait montré, entre deux opérés, les clichés de la fracture et ils avaient posé à l’issue de la discussion, l’indication d’une plaque-vis pour consolider la fracture. Rapidement, avant de revêtir sa casaque opératoire, il relit les notes écrites par l’interne dans l’observation, puis il regarde attentivement les clichés de la fracture affichés sur le négatoscope situé non loin de la table opératoire. L’intervention dure une heure trente environ. Elle se déroule avec des successions de silence, de conversations badines entre les trois personnes autour de l’opéré (le chirurgien, l’anesthésiste et l’infirmière instrumentiste) et de bordées de jurons quand des difficultés surviennent. Plus tard, dans la salle de réveil le malade sortira de son profond sommeil en émettant quelques mots avec difficultés. Il est probable que le patient ne découvre son chirurgien que bien plus tard, lors de la consultation de contrôle, un mois après la sortie de l’hôpital.

Fragments politiques pour reconstruire notre système de soins

Le libéralisme entre parole trompeuse et silence
Une des difficultés majeures pour contrer les effets ravageurs sur notre système de soins du libéralisme, c’est qu’il avance masqué sans discours politique global explicitant la cohérence d’ensemble des mesures politiques prises en son nom. Le libéralisme avance par petites touches disparates, soulevant peu de vagues et suscitant peu de commentaires politiques. Il s’agit de mesures législatives, techniques ou administratives dont la lisibilité politique est nulle pour la très grande majorité des citoyens. Quel est le pourcentage de citoyens informés et capables de comprendre la cohérence cachée entre le plan « Hôpital 2007 » qui préside maintenant aux destinées financières des hôpitaux publics, « l’option médecin traitant », l’instauration du nouveau forfait de dix-huit euros pour les patients qui subissent des actes médicaux d’un montant supérieur à quatre-vingt onze euros ? Toutes mesures visant à ouvrir encore plus le marché de l’assurance complémentaire individuelle au détriment de la Sécurité sociale.

L’Assurance maladie, une institution muselée où l’on ne discute plus de rien
L’Assurance maladie est administrée technocratiquement du haut vers le bas avec une tutelle à tous les étages de l’Etat. Les assurés sociaux ont été dépossédés de « leur Sécu ». Ils n’y peuvent rien dire, rien discuter, rien décider. Les conseils d’administration sont devenus de simples chambres d’enregistrement des décisions prises sous la seule autorité de l’Etat au plus haut niveau.

Institutionnaliser le temps de la discussion collective : une condition nécessaire pour le changement
Nous avons déjà dans de nombreux articles défendus la nécessité de passer du paradigme du soin à celui de la santé individuelle et collective. Mieux vaut prévenir que guérir. Pour ce faire, nécessité se fait sentir de modifier les rapports entre soignants, soignés et gestionnaires. Cela passe par la mise en place sur les terrains du soin de lieux d’informations, d’analyses, de débats, où la parole des uns et des autres puisse circuler en plus du colloque singulier soignant/soigné classique. Ces lieux « où l’on peut parler ensemble » existent déjà ou sont à créer à partir de structures existantes :
- Les réseaux de santé de proximité à généraliser. Ils sont par nature des lieux de dialogues où les gens se parlent facilement et souvent dans leur pratique de coopération horizontale pour élaborer des solutions visant à résoudre les problèmes de santé des personnes vivant dans la zone géographique couverte par le réseau.
- Les caisses d’Assurance maladie primaire doivent (re)devenir des maisons de santé où sont recueillis, discutés avec les intéressés (soignants, usagers et gestionnaires) les indicateurs de santé publique, d’accès aux soins afin de définir des actions prioritaires dans le territoire concerné.
- C’est en partant de cet échelon local pourvu de tels lieux de débats que l’on pourra décliner en remontant vers les échelons administratifs supérieurs (la région, le niveau national) d’autres modalités dans la prise de décisions et la régulation financière du système, le principe de la réintroduction d’élections pour les représentants aux conseils d’administration (autres lieux de débats contradictoires potentiels) étant repris à tous les niveaux.

Libérer du temps pour discuter, réfléchir et décider collectivement est la seule alternative méthodologique aux procédures de comptages-évaluations-régulations technico-administratives qu’on est en train de nous imposer par le haut (cf. le dossier médical personnel, l’option médecin traitant, la tarification à l’activité des établissements hospitaliers, etc.).
Ce sont ces différents théâtres du débat collectif qu’il s’agit d’organiser et de mettre en place pour une alternative au scénario actuel. C’est en leur sein que se construiront les nécessaires changements dans les façons de faire des uns et des autres, des soignants aux usagers en passant par les gestionnaires.

Patrice Muller
Médecin généraliste

vendredi 1er février 2008

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