Lettre du Claire Gekiere, psychiatre et praticien hospitalier, sur l’accès aux soins en Savoie - février 2014

En PJ et ci-dessous, une lettre édifiante et une bonne analyse d’une psychiatre sur la stratégie de refus préfectoral à l’encontre d’étrangers atteints de psychotraumatismes, visant explicitement les déboutés du droit d’asile.

Le 16 février 2014
Dr Claire Gekiere
psychiatre des Hôpitaux
praticien hospitalier,
médecin responsable de l’EMPP de la Savoie (équipe mobile psychiatrie précarité)

Madame ; Monsieur, Cher(e) collègue,

Je souhaite attirer votre attention sur une modification récente des pratiques préfectorales en Savoie qui ont des conséquences très préoccupantes sur l’accès aux soins de personnes en situation précaire, et dans ce cas précis de personnes d’origine étrangère venues demander l’asile en France.
Dans ma pratique psychiatrique, comme psychiatre de l’EMPP depuis 2010, je suis des personnes souffrant de psychotraumatismes, graves le plus souvent, en lien avec les évènements qui les ont obligées à fuir leur pays, et parfois aussi à ceux survenus sur le chemin de l’exil.

Il m’arrive donc de rédiger des certificats lorsque ces personnes déposent une demande au titre de l’article 313-11.11 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA)qui prévoit que : « l’étranger résidant habituellement en France, dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale, dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité, sous réserve qu’il n’existe pas de traitement approprié dans le pays dont il est originaire » peut alors bénéficier d’un titre de séjour « vie privée et familiale », dit souvent « étranger malade » renouvelable, délivré par la Préfecture, après avis du médecin de l’ARS (agence régionale de santé).
Or, depuis octobre 2013, plusieurs personnes, alors même que l’avis du médecin de l’ARS était favorable, et que pour la plupart il s’agissait d’une demande de renouvellement, ont eu des réponses négatives de la Préfecture, sous forme donc d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français).
Les motivations de ce refus, dont plusieurs font l’objet de recours, méritent d’être connues.
Après avoir noté que le médecin de l’ARS avait donné un avis favorable, l’arrêté de refus de séjour enchaîne plusieurs « considérant » relatifs à la pathologie et aux soins nécessaires :

1-« considérant que les motivations du rejet d’asile par la CNDA mettent en cause la réalité des faits évoqués et jettent un trouble sérieux sur les troubles psychiques supposés en résulter ; »
Ce premier « considérant » se retrouve dans tous les cas, traitant dans la même phrase le demandeur de menteur et le médecin au choix d’incompétent ou de fraudeur. Il pose en outre la question de savoir comment la préfecture a pu savoir qu’il s’agissait de troubles psychiatriques, puisque le certificat médical est envoyé sous pli confidentiel au médecin de l’ARS, qui transmet son avis au préfet

2-« considérant qu’il ressort des informations données par le médecin-référent de l’Ambassade de France à Kinshasa que la pathologie psychiatrique est prise en charge dans les grandes villes de la République démocratique du Congo, que toutes les spécialités usuelles y sont disponibles et que les capacités médico-chirurgicales générales y sont correctes »
ou encore : « considérant qu’il ressort du rapport Caritas de janvier 2010 point 3-4-3 que l’Arménie est à même de traiter toutes les maladies y compris psychiatriques »
ou encore « considérant que l’ensemble des éléments relatifs aux capacités locales en matière de soins médicaux et de médicaments disponibles dans le pays, les rapports du 11 mars 2009, du 22 août 2010, du 6 mai 2011 et le télégramme diplomatique du 18 mars 2013 de l’ambassade de France au Kosovo, établis d’après les éléments communiqués par le Ministère de la santé du Kosovo, démontrent le sérieux et les capacités des institutions de santé kosovares, qui sont à même de traiter la majorité des maladies courantes, en particulier psychiatriques, et que les ressortissants kosovars sont indéniablement à même de trouver au Kosovo un traitement adapté à leur état de santé »
On ne voit pas bien pourquoi des gens qui ne souffrent pas de troubles auraient besoin de soins, ni pourquoi la référence à ces sources n’a pas joué lors des avis favorables donnés précédemment aux mêmes personnes

3-Plus étrange, et alors même que se pose la question soulevée dans le premier « considérant » de savoir comment le préfet a pu connaître la nature psychiatrique des troubles, il arrive que l’arrêté comporte ceci :
« considérant que l’intéressée présente des troubles psychiatriques qu’elle a portés à la connaissance des services préfectoraux en joignant à son dossier administratif, sans le mettre sous pli, son certificat médical, qu’elle a ainsi levé le secret médical »
ou : « considérant que l’intéressé ayant de lui-même levé le secret médical déclare présenter des troubles psychiatriques et être suivi par un médecin psychiatre au centre spécialisé de la Savoie, établissement de santé dispensant des soins en santé mentale »
Or, très récemment, la préfecture a mis en place un nouveau document ,qui aboutit à lever le secret médical (ce qui est interdit par la loi) au prétexte même de bien le respecter : il s’agit d’un courrier adressé au médecin devant rédiger le certificat., Il lui rappelle les termes du code CESEDA, et lui demande d’adresser le certificat au médecin de l’ARS sous pli confidentiel. Mais il demande aussi que le médecin vise, en le signant et en y apposant son tampon, ce courrier, et le rende à la personne qui doit le joindre à son dossier administratif, ce qui permet à la préfecture de connaître ainsi la spécialité du médecin signataire !

Ainsi , depuis octobre 2013, la Préfecture refuse la poursuite de soins jugés indispensables par les équipes de soins et par le médecin de l’ARS, ce qui conduit concrètement à l’aggravation des troubles psychiques des personnes concernées, en augmentant la précarité de leur situation et en y ajoutant le désespoir lié à l’épée de Damoclès de l’OQTF.
Le nombre croissant de ces refus, et pas que pour les soins psychiatriques semble-t-il, montre un changement de politique, au moins locale, qui aggrave encore les conditions d’accueil des personnes demandant l’asile à la France.
La motivation de ces refus, qui jette l’opprobre sur les migrants concernés et sur les soignants et qui se joue du secret médical auquel chacun a droit ne semble pas être tenable en droit, mais ont un effet immédiat alors que les recours demandent des moyens et du temps.

Comme médecin, et comme citoyenne, je ne peux que protester contre une telle pratique et demander, avec votre appui, qu’il y soit mis fin.

Avec l’expression de mes meilleures salutations,

Dr Claire Gekiere

mardi 25 mars 2014, par revue Pratiques


Voir en ligne : http://www.uspsy.fr/Lettre-du-Clair...

Documents joints

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