Venise est une belle ville, à l’ambiance si particulière : le temps semble s’y être arrêté. Semblait : depuis le première fois que j’y suis allé, il y a 19 ans, la ville n’a pas changé -ou si peu-, mais la vie ! Je n’ai pas vu cette fois-ci ces marchands ambulants qui proposaient des sachets de graines ou de miettes de pain sur la place St Marc avec lesquels les touristes photographes entouraient leur modèle d’un halo de pigeons -ils ont dû être interdits, les fientes de pigeon abîmant les monuments-. Mais partout des échoppes sur roulettes proposant masques aux couleurs écœurantes, tee-shirts aux dessins affligeants, et autres souvenirs de peu, voire de rien. Il y a aussi ces pakistanais, qui balancent, en sollicitant du regard le chaland, sur une plaquette de bois recouverte d’une pellicule de papier glacé des balles aux couleurs vives, déguisées en cochon, en fraise, ou tomate, qui s’écrasent au sol en une flaque gélatineuse avant de se reconstituer toutes seules, comme douées de résilience -ainsi qu’on aime à dire aujourd’hui-. Et ces africains, tristes et maigres, qui eux vont chercher le client en vantant aux jeunes femmes ou à leur accompagnateur leurs sacs, contrefaçon de marques, tous les mêmes, qu’ils trimbalent dans des grandes poches (c’est ainsi qu’on nomme les sacs en plastiques au sud de la Loire) en plastique. Pakistanais et africains cohabitent sans rivalité, et s’entendent pour disparaître parfois, sans se faire remarquer, attendant dans le recoin des ruelles qu’un autre appel sur le téléphone portable de l’un d’entre eux leur signale que le carabinier dont ils avaient été informé de l’arrivée de la même façon avait passé son chemin. On peut parfois assister à la relève, la poche passant un autre, ou à la remise de la recette dans les mains d’un africain lui aussi, mais plutôt ventripotent et tenant discussion animée et bruyante avec des convives, ventripotents eux aussi ou jeunes femmes, à la terrasse ombragée d’un café.
Ici un enfant, assis à même le sol, déguenillé, avec une pilosité qui descend du cuir chevelu jusqu’à lui mordre l’œil et l’aile du nez du côté droit, qui tend la main aux passants, le regard apitoyant. Là une personne en équerre, probablement une femme à en croire sa robe noire qui la couvre des pieds à la tête, celle-ci couverte d’un foulard qui empêche de distinguer quoique ce soit de son visage, regardant le sol, sa main droite tenant une canne moitié plus courte qu’elle n’en aurait besoin, puisque ses épaules sont à hauteur de son bassin, et son bras gauche tendu parallèlement au sol, présentant devant le tas qu’elle forme une sébile où personne ne mets la moindre pièce. Elle porte des chaussures noires, dont la droite est tordue, la pointe relevée vers l’extérieur tandis que le talon est dévié vers l’intérieur. De son corps, on ne voit dépasser de cette enveloppe noire que ses mains : elles ne sont pas ridées, ni déformées. Elle va et vient ainsi d’un pont à l’autre, sur le riva San Bagio, s’arrêtant tous les 5 à 6 pas pour s’éponger lentement le visage. Et en toile de fond, un bateau, le Mayan Queen, le 31ème au classement mondial des yachts de luxe, immatriculé à Georges Town, appartenant à un billionnaire mexicain, amarré le long du quai, son abord barré tout du long de ses presque 100 mètres par des barrières empêchant de s’en approcher.
Et du monde, partout, des meutes d’asiatiques, parfois d’indiens, ou d’anglo-saxons, suivant un guide qui tient au dessus de sa tête un parapluie de couleur ou une simple tige de métal ornée à son bout d’un attribut quelconque qui fait signe.
Je me souviens aussi de cette vision, cinématographique, fellinienne, digne de la Mostra de Venise, dans la calle del Dose, cette petite rue menant du campo Bandiera e Moro -du nom des deux frères Bandiera, deux jeunes hommes, républicains vénitiens nés dans une maison de cette place, et de Domenico Moro, fusillés en 1844 pour leurs idées- où se trouve l’église San Giovanni della Bragora -Vivaldi y a été baptisé-, petite place calme, avec son puit central, ses 3 arbres, le café où nous prenions nos petits déjeuners -un café, italien, c’est à dire petit et serré, amer, et un croissant à la marmalade- et parfois un’ombra -verre de vin blanc de Vénitie, vert et frais-, au quai Degli Schiavoni, de cette vision donc d’une fine bande verticale de lagune sur fond d’île de San Giorgo Maggiore entre les façades des maisons de la ruelle, trait de lumière entre deux bandes sombres, brutalement obturé par le passage d’un immeuble flottant tiré par un minuscule remorqueur : le défilé d’un paquebot de 10 étages d’où des touristes amoncelés sur les ponts prenaient en photo des touristes amoncelés sur le quai prenant en photo le monstre.
Les menus des restaurants sont bien sûr écrits en italien, en anglais, parfois en français ou en allemand, mais aussi de plus en plus en russe.
Quelques tags, mais je n’ai pas vu de fous à la dérive dans les rues d’une ville sans doute peu accueillante à la gratuité.
La folie tient plutôt dans la dissociation entre le décor et ce qui s’y vit. Dans ce décor d’un autre temps, il y a bien sûr toujours les canaux, les gondoles, les ponts et les palais, mais surtout le monde d’aujourd’hui : une grande richesse et la cour des miracles.
Les vacances ne sont pas propices au travail, mais la reprise du travail non plus. Depuis que j’ai repris le travail, je n’ai pas eu le temps d’écrire autre chose que ces quelques notes de voyage.