Je connais son histoire de jeune étudiante : sept années de bagne au camp, d’où elle s’est enfuie à travers la forêt vierge, sans rien à manger… Son exil en France où sa première pensée a été de tout faire pour ramener sa mère et ses demi-frères et sœurs, et donc abandonner sa remise à niveau pour prendre le premier emploi venu de caissière dans un supermarché… Elle s’est sacrifiée, refusant tout mariage pour élever ses frères et sœurs.
54 ans et plein le dos… au sens propre ! Les frères et sœurs ont fait leur vie et maintenant galèrent de leur côté. La maman est restée avec elle et débute un Alzheimer. Quant à elle, elle a présenté des sciatalgies invalidantes et maintenant arrive à la fin du droit aux indemnités journalières. Elle s’obstine une deuxième fois à essayer de reprendre le travail à mi-temps : lors de la première fois, l’employeur l’avait mise à la caisse à côté des packs d’eau, malgré les interventions des organismes de prévention pour les adultes handicapés, et au bout de trois jours, elle était cassée… 25 ans de bons et loyaux services dans cette entreprise qui n’a qu’une hâte : la virer !
Nous n’avons en vue qu’une pension d’invalidité, (l’entreprise, pourtant importante, n’a pas souscrit de contrat collectif de prévoyance invalidité), et sa mère touchant sa (petite) retraite et vivant à son domicile, elle n’aura pas droit au fonds social d’invalidité. Le respect des anciens en Asie est insurmontable : sa maman fait ce qu’elle veut de sa pension et ne paye aucune facture. Ma patiente s’inquiète donc à juste titre de ne pas savoir comment elle joindra les deux bouts, avec un demi SMIC dans le meilleur des cas….
Le cabinet est le refuge où elle peut pleurer : comme elle, ces gens courageux, qui se sont toujours battus en serrant les dents et qui affluent maintenant, lestés de handicaps similaires, insolubles, m’émeuvent, me tourmentent. Entre celui qui cumule trois problèmes (maladie professionnelle, maladie et accident de la voie publique) relevant de trois organismes différents (CPAM, caisse des maladies professionnelles et compagnie d’assurance) pour lesquels chaque organisme se rejette la responsabilité, et pour finir, le laisse sans aucune ressource, entre tous les ouvriers cassés par le travail et que nos nouvelles lois voudraient prolonger jusqu’à 65 ans voire 70, entre tous ceux qui connaissent à présent la mise au chômage économique par les entreprises du fait de la crise, avec tous ceux-là nous essayons de nous battre, de trouver un minimum de solutions, mais à quoi arrivons-nous ? A constater la mise à mal de leur dignité d’êtres humains…