Benoît Marsault,
Psychiatre
Heureusement que de journal, il n’y en a pas que de « télévisé »…
Lundi 16 mars 2020
Hier s’est tenu le second tour des élections municipales. Il a fait très beau, « les Français », dit-on à la télévision, sont sortis en masse, déambuler, se retrouver dans les parcs. Près de chez moi aussi, on se promenait, on faisait la queue sans précaution particulière pour acheter un « Merveilleux »... Pourtant, l’ordre était donné depuis samedi minuit : fermeture des restaurants et des cafés, suspension de toutes les activités regroupant du public...
Très peu de passages aux urgences ce week-end, et pas de patient en attente d’orientation vers l’hôpital psychiatrique quand j’arrive ce matin : c’est la première fois que cela arrive depuis que j’ai pris ce poste en « psychiatrie de liaison et d’urgence » d’un hôpital général de Seine-Saint-Denis, le 6 janvier dernier.
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Mercredi 18 mars 2020
Je vois aux urgences un homme de 36 ans, qui vit seul dans un appartement à M***, pas très loin de chez son père. Il était en couple jusqu’à il y a 4-5 ans, depuis plus rien. Il fait des missions d’intérim de temps en temps, manutention, plonge... Depuis les grèves en décembre, il ne trouve plus de missions, il reste à la maison. Il consomme pas mal de cannabis. Manière d’apaiser les hallucinations auditives ? Car il entend une voix, depuis de longues années, le début de l’adolescence, mais ça ne l’a jamais dérangé plus que ça, il n’a jamais vu de psychiatre, jamais pris de traitement. Depuis le confinement, il est très angoissé. La voix lui dit des choses, il reste très évasif, manifestement réticent. Je comprends finalement que le Diable est la cause, selon la voix, des événements qui frappent le pays, de l’épidémie. Et que cette voix le désigne lui, le patient, comme le potentiel sauveur du Monde. Et si le Diable venait à lui apparaître, dans le corps d’un quidam qu’il pourrait bien croiser à n’importe quel moment, allez savoir ce qui pourrait arriver... Il est angoissé, il a peur de s’en prendre à quelqu’un, lui qui a toujours été un gentil garçon...
Autour d’un café, je suis frappé des angoisses qui circulent parmi les collègues, qui habitent chacun de nous sur le risque de contracter le coronavirus. Les modes de contamination sont peu clairs, malgré le flot continu d’informations dont nous disposons et que nous guettons. Alors, le virus circule-t-il dans l’air ? Non ? Mais on a dit que s’il y avait aérosolisation, alors oui... Et le masque chirurgical ne protège-t-il vraiment pas celui qui le porte, n’est-il vraiment là que pour protéger l’autre ?
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Vendredi 21 mars
Aux urgences, l’ambiance reste plutôt cordiale. Yvonne, infirmière de l’hôpital de jour qui est venue en renfort à la liaison depuis mardi, et moi nous mettons à disposition. On pose des questions aux collègues urgentistes sur leur travail, sur la fatigue, l’état des uns et des autres, leur organisation... Ils sont très ouverts, très partants pour discuter avec nous.
On nous soumet un patient à voir. En attente de scanner, parce qu’il tousse. 36 ans, divorcé depuis deux ans. Il travaillait avec la famille de son ex-femme, ce qu’il ne veut plus, du coup il est sans emploi. Bref, depuis quelques mois, ça va de mal en pis, tout déconne, il ne sait plus où il en est... Il a pourtant une nouvelle compagne, mais ça ne suffit pas. Confinement : l’angoisse ! il se traite avec du cannabis. Sa compagne le trouve bizarre, planant, elle demande des comptes. Il « vrille », il panique, « que me veut-elle ? », avale une boulette de cannabis pour la lui dissimuler, pris en faute comme un enfant. Ça monte, ça monte... Elle appelle ses parents à lui à la rescousse, il se sent infantilisé, diminué, surveillé, culpabilisé. Ça monte ça monte, il panique encore, il commence à se persécuter, lui qui déjà était irritable, mal luné, raide, triste ces derniers temps... Tout le monde finit par paniquer, on appelle les pompiers, lui hurle, demande qu’on l’écoute, qu’on le comprenne, il a des gestes vifs... Les flics ! Agitation finalement... Urgences, contention... Je le vois donc le lendemain. Long entretien, avec lui puis sa compagne et ses parents au téléphone, le retour à domicile serait pour le mieux... Mais l’entourage est très tendu.
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Mardi 24 mars
Hier, c’était l’anniversaire de mon père. Je lui envoie le soir un court message : « Bon anniversaire papa, bises ». Il avait l’après-midi posté un message sur Facebook, dans lequel il se félicitait de ses années de dur labeur, car elles lui avaient permis de devenir l’heureux propriétaire d’un beau jardin, un grand jardin en ville. Il me répond : « Merci Benoît. Je vais essayer de rester confiné à 66 ans. Bises. » Pris dans l’angoisse des derniers jours, du flux médiatique, de la fermeté politique ambiante, inquiétante, je lui réponds : « Oui, c’est mieux. Allez quoi, quinze jours, peut-être un mois à tenir, avec un grand jardin et quelques bouquins, ça vaut le coup de s’emmerder un peu... » Alors il complète : « J’ai compris cet après-midi de beau temps pourquoi j’ai ramé vingt ans pour ce paradis avec jardin ». Je ne décèle cette fois-ci pas l’humour, trait si familier chez lui pourtant, qui se loge dans le premier message de mon père. J’ai peur pour ses 66 ans, qui sont ceux des hommes qui meurent dans les services de réanimation depuis ce week-end, du Covid. Un autre SMS arrive, juste après le dernier : « Je voulais dire arrêter tout et même l’âge ». Je reste interloqué. Je lis le message, je le relis, je ne le comprends pas. Il me faut peut-être une minute pour enfin saisir que « confiné à 66 ans », c’est une plaisanterie. Comme quand on dit : « Voilà, j’ai eu 36 ans, c’est bien, c’est un bon âge, c’est décidé, j’arrête de vieillir, je reste à 36 ans pour toujours ». Il voulait blaguer sur « confiné à 66 ans pour toujours », manière de dire « 66 pour les 30 prochaines années », et j’avais répondu : reste chez toi, j’aimerais te connaître à 67, 68, 69...
Vu deux patients aux urgences ce mardi matin 24 mars. L’une ne supportant plus la cohabitation avec un compagnon qu’elle décrit violent, mais dont elle rachète les torts, l’autre entendant depuis deux ans des voix, sans en avoir jamais parlé à personne.
Avant de quitter les urgences, nous demandons aux collègues urgentistes comment ils vont. Deux internes nous livrent leur épuisement. Ils sont inquiets, angoissés. L’une devait être en repos aujourd’hui, mais elle a été rappelée parce que Gaëlle est chez elle, probablement Covid... Gaëlle ? C’est le médecin avec qui j’ai parlé, sans masque, un bon moment mardi ou jeudi dernier, je ne sais plus... Sans masque ? Je ne sais plus, si probablement que j’en portais un déjà... L’autre interne se sent fiévreux depuis hier soir, il s’est senti étouffer à un moment donné, il a mis un moment à se dire que c’était une crise d’angoisse. Je dis que parfois, dans ce genre de circonstances, on peut aussi s’autoriser à prendre un Xanax® 0.25, par exemple. Ils m’écoutent, je crois que cela les tranquillise que je prenne de leurs nouvelles, et que je banalise un peu l’anxiolytique.
Je songe : celui qui a fait la crise d’angoisse, n’est-ce pas celui qui vient de me laisser son siège pour que je tape sur le même clavier que lui, mes dernières observations ? Nous restons encore un peu, un sénior du secteur Covid vient reprendre son souffle dans la salle, il s’assoit. Lui et « son » infirmière sont là, ils racontent. Ils ne sont que deux médecins pour tout le secteur Covid, il y a déjà douze patients en attente. Ce matin, ils ont intubé, dans le box des urgences, un homme de 40 ans. Le dernier des quatorze lits de la réa a été pris pour lui. « On les mettra où, les prochains ? ».
Je quitte à presque 17 h 45 le service, dans le calme étrange d’un long couloir d’hôpital presque désert, inondé du soleil couchant. J’ai désinfecté pour la première fois mon sac, mes lunettes, le cordon de mon portable avant de partir... Avec l’étrange sentiment de ne pas avoir de « TOC »... De ne pas être anormalement flippé... D’en faire encore trop peu pour me prémunir d’un virus que je porte peut-être déjà, que j’ai peut-être déjà rencontré quand j’ai eu un gros rhume il y a deux semaines...
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Jeudi 26 mars
Nous réfléchissons en équipe autour d’un café, à la question du trauma. Chahid fait le récit de la réaction de sa grand-mère aux questions qu’il lui posait en revenant de l’école où on lui avait enseigné la guerre d’Algérie, et Stéphanie répondant à ma surprise d’associer pour la première fois de ma vie, en écoutant Chahid, le souvenir de ma grand-mère paternelle, de ses obsessions, de sa raideur, sa rugosité et ses rengaines sur sa déportation du travail en Tchéquie avec le terme de « trauma », dit que c’était pour elle évidence ancienne que cette question du trauma avait à voir avec ses souvenirs de sa propre grand-mère.
Je suis quand même saisi, ces derniers jours, par quelques questions qui ont dû traverser la génération de mes grands-parents. Toi, quand il a fallu se battre, où étais-tu ? T’es-tu caché ? As-tu résisté ? As-tu trahi ? As-tu caché des juifs ou les as-tu dénoncés ? Ni l’un ni l’autre, est-ce une voie plus honorable ? Et toi, qui t’es jeté dans le piège de l’affrontement, qui t’es retrouvé prisonnier, qui es mort, as-tu été plus courageux, ou as-tu répondu à ta soif d’héroïsme, de reconnaissance, d’honneurs ? Non, ça n’est pas la guerre que nous vivons. Mais un conflit, oui. Au moins en chacun de nous. Et entre nous aussi, il y a des tensions.
Au moment d’achever ces notes, je reçois ce SMS de ma mère : « Hello Benoît ! Henri est parti cet après-midi. Il ne souffre plus. Je t’embrasse. D. » Le dernier de mes grands-parents a donc quitté la scène, du fond de ses presque 90 ans, par la porte du Covid.
Vendredi 27 mars
Il me faut ces derniers jours moins de temps que d’habitude pour me rendre à l’hôpital, parce que nous ne sommes plus si nombreux à sortir de chez nous le matin pour aller au travail. En gravissant la côte qui mène au parking de l’hôpital, je croise deux corbillards. Je poursuis une vingtaine de mètres, avant d’en croiser un troisième. Le ciel est d’un bleu intense, baigné d’un grand soleil.
Yvonne me demande si j’ai vu aux informations qu’une jeune fille de 16 ans était décédée du Covid. Oui, j’ai vu. Yvonne s’interroge : avait-elle des facteurs de risque ? Je ne sais pas... A-t-elle été prise en charge trop tard ? Je ne sais pas... Connait-on des indices des formes graves ? Je ne sais pas... L’angoisse a tourné, comme le vent. Il était à l’Est mardi, et soufflait sur mon visage, le voilà au Nord, soufflant sur la nuque d’Yvonne.
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Lundi 30 mars
Ce matin, dix patients se sont présentés avant midi aux urgences avec des symptômes de Covid, tous ont été confirmés Covid. Le diagnostic chez les patients symptomatiques ne se pose plus avec un test biologique, mais par le scanner thoracique, et ce depuis déjà plusieurs jours, la biologie rendant des faux négatifs dans 30 % des cas, le scanner montrant de caractéristiques lésions « floconneuses » ou « ouatées ». Il neige dans nos poumons, la météo l’a dit, grand coup de froid sur la France jusqu’en milieu de semaine. Il se disait aussi ce matin à l’hôpital qu’il « y a des patients qui sortent », treize aujourd’hui, ce qui allège un peu le moral des uns ou des autres, des places en réa aussi se libèrent parfois, même si elles sont vite occupées de nouveau.
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Jeudi 2 avril
L’angoisse sourde de rencontrer le coronavirus est partout, et la réalité des suffocations des patients « Covid », suffocations qu’en langage médical on qualifie de désaturations, et qui conduisent des patients en réanimation, ou à la mort, n’est pas pour l’apaiser.
Je me rends en « service Covid », où une patiente de notre secteur psychiatrique est hospitalisée dans les suites d’une tentative de suicide. Dans la salle de soin, une infirmière se met à me parler de l’une de ses collègues qui « prend tout ça de trop près », et qui « est arrêtée depuis deux jours. Elle vit dans son garage, de peur de contaminer sa famille ».
Je cherche l’infirmière qui s’est occupée de la patiente que je dois voir, mais on me dit qu’elle est partie en réa. J’attends un peu, et quelques instants plus tard, elle revient de réa, poussant un lit qu’une autre collègue tire en le guidant. Il n’y a pas de patient dans le lit. Elles viennent de le conduire là-bas pour une « désaturation », après une intubation en urgence. « C’est la première fois de ma vie... » dit la jeune collègue, un peu sous le choc. Je laisse sa phrase voler entre nous, proposant de parler un peu ensemble de cet événement, mais « Que dire ? » me répond-elle. Je propose de revenir à un autre moment, mais « Non non, ça va », alors elle me dit quelques mots de la patiente que je suis venu voir.
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Lundi 6 avril
Une jeune femme de 27 ans dont les parents vivent en Bretagne, le frère et la sœur à l’étranger, qui vit seule dans le 93 où elle travaille dans l’administration d’un grand groupe, a fait une tentative de suicide hier. Elle m’apprend souffrir de troubles du comportement alimentaire depuis l’adolescence, mais aussi avoir connu quelques terribles moments suicidaires ou d’automutilation. Confinée depuis 15 jours, hier seule chez elle, elle a affronté un moment de profond désespoir, et s’est retrouvée face à l’idée qu’aucun des efforts qu’elle avait fourni depuis des années pour essayer de se sentir mieux, moins angoissée, moins suspendue au regard des gens qu’elle éprouve comme constamment jugeant, péjoratif envers elle, aucun de ses efforts n’a servi à rien, et qu’il n’était qui plus est plus temps d’appeler aucun de ses amis, ne voulant plus les éprouver, les user, et ne tenir qu’à ce fil dérisoire qui ne faisait que lui promettre de nouveaux lendemains qui déchantent. Alors elle a ingéré quantité de médicaments, et quand je la vois vers 11 heures, rien ne dit qu’elle ne va pas recommencer, et tout pointe même vers l’idée que de retour dans la même solitude du même confinement, elle va recommencer. Alors je l’hospitalise et malgré elle encore, puisqu’elle refuse les soins que je prescris. Mais il me faut bien la protéger, puisqu’elle n’y veille plus.
Je me rends en pneumologie, où l’on voudrait que le psychiatre « évalue » un homme que l’on qualifie de poly-toxicomane, adressé par le CSAPA jeudi dernier aux urgences, car venu consulter pour le suivi de son traitement à la méthadone, on l’a trouvé fébrile et toussant. L’addictologue a confirmé la dose de 240 mg de méthadone, qui m’effraie moi-même, mais puisqu’il l’a dit, je m’explique mal la décision du pneumologue de ne lui en prescrire que 160... 80 mg de sevrage comme ça, sur un week-end, chez un patient stabilisé et dosé à 240 depuis au moins un an, quelle mouche peut bien piquer celui qui prescrit 80 mg de moins... On voudrait pourtant que « le psy » se prononce sur les déambulations nocturnes du bonhomme, et notamment qu’il élucide les fouilles de poubelle auxquelles il s’est livré la nuit ce week-end. S’il ne présentait une fièvre rebelle, un test CoVid négatif et un scanner peu évocateur, mais malgré tout « une pneumopathie hypoxémiante » suffisamment sévère pour nécessiter de l’avoir à l’œil ici, sûr qu’on demanderait au psy de le prendre dans son service... Ce qu’il ne ferait pas, puisque le ladre est un bon bougre, gentiment halluciné depuis de nombreuses années, vaquant tout le jour durant à ses intoxications depuis au moins autant, et manifestement plus aussi performant sur le plan intellectuel qu’il l’a sans doute été par le passé, car les produits, passées certaines doses, d’évidence vous retirent des facultés... Il n’en est pas moins cordial, exprime simplement le vrai (« si ma sœur pouvait me ramener mes cigarettes et les médecins d’ici me donner mes 6 comprimés de méthadone au lieu de 4, franchement pour le reste, hallucinations et compagnie, j’en fais mon affaire »). Il ne le dit pas tout à fait comme ça, mais ça n’en est pas loin.
Dans un autre service de l’hôpital, une aide-soignante en réunion, déclare aux personnes présentes que sa collègue se plaint des symptômes du CoVid. Double réaction : la collègue se retrouve contrainte de faire des examens, qui confirment le diagnostic ; elle est en arrêt de travail, et appelle celle qui l’a signalée pour la remercier de son aide. La deuxième réaction vient de l’équipe : sitôt que l’aide-soignante « dénonce » sa collègue, tout le groupe la prend en grippe (sans jeu de mots...). La voilà pestiférée, ostracisée car elle est une « balance ». Elle s’en ouvre aux psychologues qui sont passées dans le service ce matin : « c’est très dur à vivre ».
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Jeudi 9 avril
Une collègue psychiatre soutient l’idée, pour déclencher un arrêté du maire, que le fait que son patient bientôt septuagénaire, schizophrène de longue date en rupture de soins depuis quelques mois, ait des comportements inadaptés au point d’être dans l’incapacité d’appliquer les consignes afférentes au confinement, eh bien cela constitue une situation de mise en danger de lui-même et d’autrui (par le risque de transmission du coronavirus donc...) et que c’est là une situation caractérisable de trouble à l’ordre public justifiant ce que l’on appelait dans le temps « HO » (hospitalisation d’office). Quand cette semaine, on commence à parler de tracking des téléphones portables pour géolocaliser les personnes infectées Covid, qu’on imagine prévenir ceux qui auraient été en contact avec ces malades pour leur recommander le confinement sélectif et préventif, et que d‘aucuns s’alarment des restrictions de libertés individuelles au nom de la sécurité publique, quand on voit aussi ces dernières semaines les appels réitérés de médecins au renforcement des mesures de restrictions de liberté, on voit bien quand même que les plus précaires, schizophrènes et SDF, font directement les frais de ce type de restrictions, bien avant les autres !
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Dimanche 12 avril
Demain est un dimanche encore, puisque c’est le lundi de Pâques. Le temps était beau ce matin, soleil généreux, chaleur d’été. Je pars en quête de quelques légumes et d’une bouteille de vin ou deux pour tenir ce siège que la préfecture de Seine-Saint-Denis a décrété, en imposant la fermeture des commerces à 13 heures ce dimanche, et jusqu’à mardi matin. Je quitte la maison sceptique mais promeneur vers midi, remonte la rue C***, aperçois la devanture fermée de notre caviste bobo — vins naturels de l’avenue P***. Raté pour les bouteilles de siège... Je remonte jusqu’à l’avenue G***, que j’emprunte sur quelques dizaines de mètres, calme comme une promenade de bord de mer en plein hiver. Les nouvelles qu’on nous donne de la vie sauvage qui, grâce au confinement, reprend ici où là ses droits, me font rêver au dangereux félidé dont les rues de Montreuil auraient été originellement l’habitat naturel, et qui surgirait d’un instant à l’autre à l’angle de la rue F***, ou fusant vers moi hors de la Croix-de-Chavaux. Saurais-je grimper aux branches des Aesculus hippocastaneus qui bordent cette coulée bétonnée bitumée et d’ordinaire colonisée de bagnoles énervées et fumantes, pour échapper à ses griffes affamées ? Mais enfin, un gros matou gris, à peine plus vieux que mon chat, traverse sur le passage piéton et grimpe évidemment mieux que je ne l’aurais fait aux branches du marronnier commun... Faune et flore pas vraiment sauvages dans les parages... Rue R***, on fait la queue devant la boutique locavore de légumes garantis sans pesticides, et je n’ai pas envie de me tenir debout là, à deux mètres derrière la quatrième passante qui se tient à deux mètres du client qui la précède. Je rebrousse chemin. Descends l’avenue P***, passe devant le rideau de fer baissé de mon caviste préféré, devant celui du supermarché local, tout aussi baissé, et aperçois bientôt une autre queue, plus longue encore, devant le petit épicier du quartier. Voilà mon safari de légumineuses qui tourne court, je me faufile dans la rue S***, retour à la maison par la savane meulière des abords de Vincennes. Gare à ne pas traverser la rue car tout là-bas de l’autre côté de ce ruban bitumineux aux allures de fleuve Niger, sur l’autre rive le Préfet interdit les sorties entre 10 heures et 19 heures...
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Mardi 14 avril
Les psychologues de la « cellule d’appui médico-psychologique », bricolage clinique et institutionnel mis sur pied en urgence avec les quelques volontaires présentes pour pallier les absences, les arrêts de travail, le « télétravail », accompagner cette crise, soutenir les équipes des soins somatiques, penser une clinique inédite, inconnue, livrent leurs traversées des services désormais quasiment « tout CoVid ». Stéphanie raconte que là où les patients hospitalisés épousent parfois, hors CoVid, la position du malade pour faire venir autour d’eux des membres de la famille, les attirer à l’hôpital, les convoquer au spectacle de leur douleur ou de leur corps meurtri, manière de dire quelque chose à un parent, un proche, qui ne se peut dire autrement, qui n’a pu se dire avant, ailleurs, ou de réunir des gens fâchés, perdus de vue, ceux qui sont actuellement hospitalisés pour CoVid et partant, tenus isolés, éloignés de leurs familles, manifestent tapis dans leurs propos brouillés de tristesse et d’angoisse, un désir, un élan d’aller mieux, de guérir pour sortir, et se couler dans le mouvement qu’ils sentent d’aller vers les leurs, de rejoindre le dehors.
Sabine évoque deux patients signalés par les réanimateurs et transférés dans des services moins intensifs, et pour lesquels l’équipe de soin repère de vagues états de confusion, des attitudes un peu étranges. Dans le particulier de l’entretien avec elle, ils livrent des phénomènes de déréalisation au moment de l’éveil. L’un paraît rire sans objet, imbécile, étonné d’observer le cadran d’une horloge que les aiguilles parcourent, dans sa perception, en sens inverse de l’habitude, et il rit et rit. L’autre raconte qu’il voit passer des cercueils dans le couloir, et ne comprend pas de quoi il s’agit. Je songe : des cercueils dans un couloir de réanimation ? Peu probable... plutôt des brancards portant des housses fermées sous lesquelles on devine des formes oblongues, de taille humaine, voilà comment un corps part à la morgue, le cercueil vient après. Mais ce patient dit : « des cercueils ». Et Sabine de se mettre à penser ce moment du « dire », et le passage-retour vers un état moins obnubilé, moins sidéré, moins « sonné ». Et le processus d’oubli, pour ne pas dire de refoulement, qui sitôt opère et rejette ces étranges perceptions de la sortie du coma, du retour aux vivants. Sabine pense sa présence : viser une énonciation brève, une touche légère, pour mettre de côté au plus vite. À moins qu’un affect de trauma, d’angoisse, de tragique en somme ne se greffe aussitôt sur ces paroles, et alors accueillir sans forçage ni excès. Mais tel n’était pas le cas, ni pour l’un des deux patients dont elle nous parle ce matin, ni pour l’autre. Non, l’un comme l’autre évoquaient, furtivement. Et Sabine accompagnait, poussait finalement tendrement dans le dos, comme une main rassurante qui imprime à peine une direction et rappelle qu’il y a quelqu’un derrière, si le corps chancelle, qui retiendra la chute. Pour diriger ces souvenirs d’effroi vers leur juste place, pour l’heure celle d’une mémoire perdue. Nous envisageons, bien entendu, que ces événements et leur charge terrible puissent faire retour, sans prévenir, à la faveur d’un trauma prochain, anodin, peut-être même non repérable dans la trame des jours et du quotidien qui va reprendre chacun de ces êtres, et qu’il faille retisser à partir de là un sens, soutenir une élaboration. Je pense à Michel Le Carpentier, l’a-t-il prélevé chez Jean Oury, qui convoque souvent l’idée de « reprise d’existence », à entendre non pas comme « reprendre », mais bien comme « repriser », quelque chose d’un point, d’une réparation couturière de la trame de la vie trouée. Sabine et moi faisons l’hypothèse que la présence du psy à ce moment « carrefour » est comme un panneau indicateur, qui pourra faire boussole, orienter si ces sujets repassent par-là, ou bien tomber définitivement dans l’oubli d’un croisement de pistes au milieu d’un désert immense, croisement que personne n’empruntera plus jamais.
On évoque aussi les collègues. Hier soir à la télévision, le Président a dit qu’il était temps que les familles puissent rendre visite à leur proche en fin de vie. En gériatrie, l’équipe est d’une vigilance de chaque instant avec les plus ou moins vieillards qui meurent dans leurs bras, heure après heure. Ils ont à peine de quoi se protéger eux-mêmes, réutilisent des surblouses dont l’intérieur est à peine sec de la transpiration du soignant qui vient de la quitter. Comment ? Comment donne-t-on accès aux familles ? Bien sûr, les soignants voudraient permettre aux enfants de venir voir leurs parents mourants, mais avec quelle blouse les protégera-t-on, les proches, quand les soignants n’en ont pas en nombre suffisant pour faire leurs soins ? La colère des soignants est immense. La mienne aussi. Monsieur le Président, à Mulhouse, portait un masque FFP2. Je n’en ai pour ma part, pas encore porté une seule fois.
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Jeudi 16 avril
Sur réquisition d’un officier de police, je procède à l’examen psychiatrique d’un homme qui est placé en garde à vue depuis la veille suite à une ivresse et des troubles du comportement, enfin en tout cas, il a « dégradé des biens ». Il est surtout l’objet assez évident de phénomènes psychotiques dissociatifs qu’il peine à contenir pendant les quelques minutes que nous passons ensemble, il s’approche de moi malgré mes rappels réitérés des « mesures barrière », bel exemple de ce qu’en psychiatrie, ça ne veut pas dire grand-chose, la précarité psychique de sujets en proie à la dissociation les rend hermétiques à cette dimension minimale de la réalité que pour notre sécurité, nous voudrions les voir rejoindre, simplement se tenir à un mètre de nous, ne pas s’approcher de notre visage avec le leur dont ils ne parviennent pas à couvrir les orifices par ce masque qu’ils ne supportent pas et qui pend sous leur menton accroché à leurs oreilles. J’abrège, et organise l’hospitalisation.
En psychiatrie, les premières loges, c’est donc par exemple de se trouver face à un patient agressif, délirant, qui s’agite, fait de grands gestes, s’emporte, se fout complètement de porter correctement son masque et vous postillonne allégrement dans les bronches au moment où vous pensez devoir le contenir, l’arrêter, y aller de votre corps.
Risquer se retrouver intubé en décubitus ventral pendant un mois en réanimation pour s’être fait cracher dessus par un patient délirant, voilà qui pour ma part, me trouble un peu. Un instant. Et puis ça passe. La psychose ne s’attrape pas, le Covid oui. Bon, eh bien, pas héros pour sûr, mais là où je me tiens, humblement, faisant avec mes peurs, et veillant à l’aide que je peux porter. En est-on jamais quitte de son corps, quand on se tient à cet endroit du monde ?
Vendredi 17 avril
Hier soir de gardes aux urgences : en retournant jusqu’au secrétariat de la psychiatrie de liaison, chercher un masque, je croise un homme antillais grand, baraque, qui tire un brancard au bout duquel une jeune femme plus petite le pousse, et sur lequel une housse blanche, fermée de la tête aux pieds, comporte d’évidence un corps. Je les vois s’engouffrer dans l’énorme ascenseur qui descend vers la morgue. Première confrontation pour moi à un corps « CoVid ». Sauf que je n’en sais rien, c’était peut-être un mort d’autre chose. Une image me revient, reçue de la secrétaire de la liaison le matin même, pendant mes transmissions à Chahid, autour d’un café, image qu’elle tenait d’une personne « informée » que « vous savez, tous les petits camions frigorifiques qui circulent en ce moment », et effectivement, quand elle le dit, je les vois, on voit, sur la route entre chez moi et ici en voiture, le matin le soir, j’en vois, « eh bien en ce moment, ça n’est pas des surgelés qu’ils transportent »... Et les médias qui parlent de cette morgue « de campagne » (revoilà la morgue) ou d’une fosse commune aux États-Unis, dans l’état de New-York je crois... Les petits camions frig-horrifiques devrait-on écrire alors...
Samedi 18 avril
Le parc est assez vide, je cours dans l’air chaud, printanier, mon visage baigné de soleil, sous les amas lourds, lointains et assez isolés de nuages d’orage. Je ne suis pas inquiet de leur pluie, ils sont trop petits dans ce grand ciel bleu pour représenter une menace.
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Lundi 20 avril
L’équipe de l’Unité d’Hospitalisation de Courte Durée, convertie en unité CoVid depuis presque trois semaines, est ulcérée. Un mail de la direction est intervenu ce week-end, demandant le nettoyage complet des murs des chambres à l’eau de javel en 3 heures de temps, afin de reconvertir l’unité en « non CoVid », devant la baisse du nombre de patients arrivant aux urgences pour des suspicions CoVID. Tout ça pour voir quelques heures après installer dans les mêmes chambres, des patients pour « suspicion CoVid », et parfois à deux dans une chambre ! Chahid est là au moment où Stéphanie nous fait ce récit, je le prends à témoin : « tu vois ! Ce que je te disais ce matin, le management à l’hôpital ! » Oui, à l’hôpital général c’est criant, ce sont les managers qui dictent les consignes : retransformer une unité CoVid en non-CoVid, créer une « unité mobile » rééducation CoVid, une ligne directe CoVid... que des idées des « managers ». Et les médecins ? Absents ! Silencieux ! Muselés ? Consentants ? Complices ? Épuisés. Las. Résignés.
En fin de matinée, je me rends en chirurgie viscérale où l’on héberge une patiente de la gastro-entérologie (rien que ça, il y a une thèse à faire sur hôpital de flux...). L’infirmière me la présente, pour aller vite, comme une chieuse. Évidemment, elle ne dit pas ça, elle m’explique qu’elle fait des va-et-vient en permanence entre sa chambre au 3e étage et l’entrée de l’hôpital au rez-de-chaussée, pour aller fumer cigarette sur cigarette, qu’elle arrache sa perfusion quand elle l’incommode, qu’elle est grossière voire insultante avec les infirmières, par exemple elle commente la taille des fesses d’une aide-soignante un peu enrobée, bref, elle tape sur les nerfs de l’équipe. Pour son malheur, l’infection urinaire qui l’a conduite dans le service a fait suite, à 24 heures près, à une situation de crise qui l’avait amenée à l’hôpital psychiatrique, provenance qui semble avoir autorisé le médecin de la nuit d’astreinte pour la chirurgie viscérale à lui prescrire la coquette quantité de 100 mg de LOXAPAC. Si bien que depuis cette nuit, elle est beaucoup moins pénible... N’aurait-elle jamais reçu l’étiquette « psy », je suis absolument certain que l’on ne se serait pas du tout autorisé une prescription pareille, mais même sans parler de cette dose énorme, d’une prescription d’un quelconque sédatif au motif que la patiente est tout bonnement, disons-le, exécrable. Je patiente un peu qu’elle sorte des toilettes, puis elle me reçoit. Elle m’explique qu’elle n’a jamais été hospitalisée en psychiatrie, que sa mère et les maris de ses sœurs sont la cause de tous ses tracas, qu’ils sont venus chez elle pour la menacer, elle ne sait pas pourquoi, que de toute façon, le traitement qu’ils lui font subir, et dont elle ne veut rien dire, est absolument indigne. Par exemple, qu’est-ce que ça veut dire qu’on la soupçonne de ne pas savoir respecter les consignes du confinement et de la distanciation sociale et des mesures barrières au point de déplacer chez une sœur puis chez l’autre, sa vieille mère qui d’habitude vit avec elle ? On la considère donc comme une telle inadaptée ? Chômeuse, elle l’est certes, depuis quelques semaines, mais elle a toujours travaillé, elle est croupière dans les casinos. Jamais donc vu de psy, jamais de traitement, et oui, de temps en temps, un peu de cocaïne, dans son milieu, c’est bien le diable... quant au couteau avec lequel sa sœur dit qu’elle les a menacés, elle ne voit absolument pas de quoi il s’agit, ils en rajoutent un peu. C’est typiquement la patiente de ce que j’appelle depuis quelques jours « la marge ». J’émets quelques recommandations sur le traitement avant de quitter le service, et suggère de la réorienter dans le service de psychiatrie où elle était arrivée une semaine auparavant quand les soins de l’infection urinaire seront terminés.
Mardi 21 avril
Trois avis en attente aux urgences. Un jeune homme pour une agitation anxieuse et délirante la veille au soir. Sur fond de confinement, (encore un) : chômage depuis la crise sanitaire (fin de contrat précaire dans un grossiste de matériau en bâtiment), et hier soir, sans élément déclencheur retrouvé, un effondrement massif, dans les bras de sa mère, en pleurs, terrifié par l’angoisse, avec des hallucinations visuelles. Il s’agite, devient violent, sort de l’appartement en pleine crise, délire sur l’arrivée imminente de son père, perdu de vue depuis des années, qui pourrait débarquer et les blesser, lui et son frère. Il frappe des passants, se retrouve cloué au sol par les pompiers. Ce matin quand je le vois, son grand corps noir, sec, maigre et musclé porte les traces de la ruade, éraflures, écorchures. Il est fatigué, cassé par les 50 mg de LOXAPAC qui ont suffi lui à l’apaiser, calmer la furie, et à lui faire faire un scanner, qui revient normal. Il raconte aussi qu’il y a une voix qui lui parle, depuis des années, mais ça n’est rien, ça ne l’angoisse pas, c’est là, simplement comme ça. Là aussi, clinique de la marge, et clinique de l’en-deçà du radar psychiatrique, signe discret, à peine signe.
Puis une dame de 74 ans, qui répète à l’envi depuis la veille que la manière avec laquelle ses enfants et petits-enfants la traitent ces derniers temps, voilà bien qui mériterait d’en finir. Version « retenez-moi ou je fais un malheur », mais si on ne la retient pas, elle rentre chez elle, et tout ira bien. Bon.
Le troisième, voilà une patiente qui a déjà été hospitalisée à deux reprises depuis un mois, la première fois une dizaine de jours, la seconde la moitié, et la première fois pour une tentative de suicide qui l’avait quand même conduite jusqu’à la réa et quelques heures d’intubation. Elle décline pour antécédents : « plus de 10 tentatives de suicide », un alcoolisme ancien, un suivi instable... Sinon, elle vit habituellement avec sa fille, mais élève aide-soignante, cette dernière est réquisitionnée dans une maison de retraite pour cause de CoVid, et hébergée dans un hôtel à proximité du lieu de sa réquisition. Confinement donc, isolement, et marge. J’ajoute : profession ? Croupière... Elle a le même contact « inadapté » que la patiente de chirurgie viscérale, c’est-à-dire adapté d’une certaine manière, mais excessivement adapté, trop « là », sur l’autre. Quelque chose du « retrait » (OURY) manque. Elle dit qu’elle est en demande d’hospitalisation depuis longtemps, car elle vit l’hôpital comme le seul lieu qui la rassure. Elle a intégré la morale ambiante au point de presque sous-entendre que cette façon qu’elle a de demander des soins, ça serait trop, malvenu, presque une forme de manipulation, elle parle de « chantage ». Revoilà « l’emmerdeuse » du service de chirurgie viscérale, et quand j’appelle dans le service psychiatrique d’où elle sort à peine, et insiste pour qu’on l’y ré-admette, je sens bien que le psychiatre auquel je m’adresse doute de la pertinence de l’hospitalisation. Pourtant, elle est revenue cette nuit avec 2,06 g d’alcool dans le sang, « parce que c’était ça ou la bouteille de Théralène ». La bouteille qui l’a conduite en réanimation il y a un mois... Les marges donc.
Mercredi 22 avril
Je vois aux urgences un patient psychotique chronique, suivi sporadiquement dans mon secteur depuis de nombreuses années. Il s’est agité la veille, au domicile de sa sœur, parce que les voisins faisaient du bruit. Dans l’hôtel social où il vit, les voisins aussi, font du bruit. Et il entend des voix. C’est peut-être ça, les voisins bruyants. Il voudrait aller à l’hôpital. Pourquoi pas, même si à moi, il ne me parait pas si angoissé, ni vraiment « décompensé », pas si délirant, pas déprimé, pas suicidaire... En lui re-prescrivant le traitement qu’il a arrêté de prendre depuis un mois et demi, et avec un rendez-vous rapide au CMP, je crois que ça pourrait aller. Je lui dis que si vraiment il veut aller à l’hôpital, je peux faire une demande, mais que depuis hier, on y trouve très peu de places, qu’il risque d’attendre ici aux urgences plus de 24 heures. Il préfère partir. Je lui remets une ordonnance, un rendez-vous avec moi dans 6 jours à la liaison.
À l’unité de court séjour, une jeune femme de 20 ans, arrivée hier pour trois tentatives de suicide en moins de 24 heures, la dernière par ingestion d’eau de javel. Elle demande à être hospitalisée. J’appelle le standard de l’hôpital psychiatrique, où l’on veut me passer le secrétariat du secteur dont elle dépend. Mais je sais, de mon expérience des derniers jours, que c’est une démarche vaine : cela rajoutera simplement un intermédiaire, voire deux (la secrétaire et le médecin du secteur), mais ce ne seront pas eux qui décideront de l’admission. Car depuis le CoVid, les différentes cellules de crise qui se sont tenues ont abouti à la mise en place de pavillons d’entrants, à visée de sas infectieux. Il y a donc deux pavillons désormais dédiés aux entrants. Alors je demande au standardiste « le pavillon qui fait les admissions aujourd’hui » : il me passe le « service des admissions », où là non plus, l’on n’est pas au courant que les admissions se traitent désormais avec un jour le pavillon X, le lendemain le pavillon Y. Après quelques jours de vaines tentatives, je devrai me résoudre à demander tantôt l’un tantôt l’autre, et là bien évidemment, on y saura si l’on est « d’admissions » aujourd’hui. Restera le facteur chance : une sur deux de tomber sur celui qui ne les fait pas, et devoir appeler l’autre. Petite apologue des bouleversements plus ou moins importants qui entravent discrètement ou plus bruyamment le travail par temps de crise, et donc d’une certaine désorganisation temporaire.
Ce mardi donc, quand j’arrive à joindre l’infirmière du service, elle m’apprend que « ma » patiente est la 6e d’une liste de demande d’hospitalisations pour aucun lit disponible au moment où j’appelle, et il est plus de midi...
Jeudi 23 avril
Un patient a fugué avant-hier du service où il était hospitalisé. Il dépend des services du Nord du département, de par sa sectorisation, c’est-à-dire son adresse. Je lui demande comment il est arrivé jusqu’ici ? Car M***, ça fait vraiment loin, de là d’où il vient. Il m’explique, très délirant d’une manière générale, mais sur ce point précis d’une grande acuité, que fort mécontent des soins qui lui étaient prodigués dans son secteur, il a eu l’idée de venir jusqu’ici, pensant que cela lui permettrait d’être admis dans un des services du Sud du département... Quand les patients semblent mieux renseignés de l’organisation de l’hôpital par temps de crise que les personnels des différents services ne le sont !
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Mardi 28 avril
Le patient que j’ai vu aux urgences il y a une semaine, et dont je n’aurais pas imaginé qu’il puisse consentir à venir me voir au rendez-vous que je lui avais donné ce matin, parce que d’évidence habitant les contrées très éloignées de la psychose d’où l’on ne revient que rarement à l’heure et à l’endroit précis du rendez-vous qu’on s’est vu proposer, ce patient est bien là ce matin, ponctuel, édenté, fatigué, halluciné mais vaillant. Douce surprise de psychiatre.
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Mardi 5 mai
J’ai pris quelques jours de congé. Récupérer de la panique qui nous a saisis il y a bientôt deux mois, et aussi m’absenter in extremis, avant cette nomination de chef de pôle qui me pend au nez, dans quelques jours maintenant.
Je pars courir. La pluie me tombe dessus au mi-temps de ma course. Je rentre pas mal trempé. Après déjeuner. Lecture : la théorie du ruissellement. Je reste dans mes préoccupations économiques et pluviales...
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Jeudi 7 mai
J’ai « oublié » de prendre des notes dans ce journal hier soir : n’est-ce qu’une anecdote ? Il y a une lassitude du thème, de l’actualité, du moment de l’épidémie. Il y a une habitude qui s’installe, et qui n’est sans doute pas un thème banal de tout ce moment : comment d’un moment d’exception, de découverte et de sidération, de crise, qui se manifeste sous le mode de la bascule, une effraction, un surgissement, l’on s’insère lentement dans un mouvement contraire, un mode étale, dans une répétition qui ne se déclare pas, celle des jours qui se succèdent, d’un quotidien et d’une récurrence. Par exemple, ce fait banal que l’on n’a pas prêté attention au moment où les gens dans les rues autour de nous ont cessé d’applaudir à 20 heures à leurs fenêtres. Retour à la normale. Mais qu’est-ce qui a cessé d’abord, ceux qui écoutent ou bien ceux qui faisaient du bruit ?
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Dimanche 10 mai
Promenade urbaine, la dernière sous cette loi du kilomètre de distance et de l’heure de déambulation. Rues légèrement en pente, que longent tantôt un immeuble repoussant, bas, veule, branlant des plaques de préfabriqué qui lui font office de murailles, laides et grises, mal foutues, tantôt de tristes masures sans charme, ternes et décourageantes, tantôt de jolies maisons ouvrières délicates, discrètes, tantôt de belles meulières aux marquises décaties. Surtout je regarde avec délectation ces glycines et ces rosiers qui se glissent entre les barreaux rouillés de grilles vieillissantes. J’aime ces rues paisibles, quand le regard s’échappe par une venelle au sol délabré, béton troué, flaques ceinturées d’herbes rebelles, que l’imagination invente des jardinets ravissants derrière des murets colorés en mauve ou rose pâle, ou qu’elle se déploie dans le décor à peine deviné d’un ancien entrepôt, sous des poutres métalliques entre lesquelles des vélux énormes laissent pénétrer la lumière du ciel. Là on dîne, là on dort, là on s’aime, là-bas on se quittera. Derrière les volets pas tout à fait alignés de trois immeubles vaguement ressemblants, appuyés les uns aux autres dans une rue tortueuse, comme des triplés épaule contre épaule attendant que leurs parents viennent les chercher à la sortie de l’école, l’un façade vert pomme, l’autre orangé, et le plus gros d’un beige un peu sali, mais aux lignes imperceptiblement plus majestueuses, derrière ces volets un air d’opéra.
Lundi 11 mai
Premier jour du « déconfinement ». Beaucoup plus de voitures sur la route, ce matin comme ce soir.
Un patient passé par les urgences vendredi dernier est arrivé dans le pavillon d’hospitalisation de « mon » secteur l’après-midi sans résultat de la PCR. Le prélèvement a bien été fait à l’hôpital général avant son transfert, comme cela a été convenu avec les collègues urgentistes depuis plus d’une semaine, mais les infirmiers du pavillon d’hospitalisation n’ont eu le résultat que près de 48 heures plus tard : positif ! La situation est préoccupante car le patient, très dissocié et pourtant consentant aux soins psychiatriques, n’a pu être que difficilement à chaque instant surveillé par l’équipe — et l’on sait quelles conditions architecturales et de nombre de personnels présents expliquent cette difficulté — et qu’il a donc au moins à un moment déambulé dans le pavillon sans protection. On voudrait savoir pourquoi le retour du résultat de PCR a été si long... Chahid et moi décidons de mener l’enquête. Contrairement à l’idée que s’en était faite certains collègues du pavillon, nous découvrons qu’il ne s’agit pas du tout que « nos » patients, ceux des psychiatres, ne seraient pas prioritaires et qu’on aurait mis leurs prélèvements de côté. Car aux urgences, des patients pas du tout « psy », en attente d’admission dans les différents services de l’hôpital, sont en stand-by dans les brancards des urgences pour certains depuis plus de 24 heures, et ce depuis le début de ce week-end de pont, pour la même raison que leur résultat de PCR n’arrive pas. Pourquoi ? Parce que l’hôpital a reçu des consignes, en ligne directe : plan de déconfinement, un premier ministre tonitruant 500 000 tests par semaine, les huiles administratives des ARS s’ébrouent ! On agite les calculettes, on fait des multiplications, des divisions, et finalement on donne des ordres : « ouvrez le laboratoire de l’hôpital de M*** à l’ambulatoire, qu’il traite toutes les prescriptions émanant des confrères de ville ! »... Ce, semble-t-il, sans concertation avec les médecins de l’hôpital, urgentiste ou biologiste. Et donc, aucune mise en place d’une priorisation des demandes. Du coup, le laboratoire débordé et qui plus est en tension avec l’approvisionnement en réactifs (48 par jour...), traite les demandes selon leur ordre d’arrivée ! Encore une belle réussite du management à l’hôpital...
En fin de matinée, je reçois du DRH médical la copie du courrier, daté du 27 avril, qui devait m’annoncer ma nomination de chef de pôle et que je n’avais pas reçu. Me voilà désormais informé.