Le Titanic et les canots de sauvetage : Journal de bord d’un centre de vaccination

Brigitte Tregouet
Médecin généraliste

Le mardi 12 janvier à 23 heures, je reçois un mail de notre toute nouvelle CPTS, Communauté professionnelle territoriale de santé : « suite à la réunion du comité de pilotage vaccination covid de ce soir, le lieu de vaccination sera la salle des fêtes et débutera le 18 janvier la plateforme est Doctolib voulez-vous être Médecin référent ? »

Le Mercredi 13 janvier à 7 h 09 je renvoie un mail : « OK pour être médecin référent mais combien d’heures par jour sur le site cela implique ? »
10 h 25 : Le même jour j’écris : « Les personnes âgées ne pourront pas prendre rendez-vous sur Doctolib, il faut un accueil téléphonique en plus »
À 12 h 30, réponse de la CPTS « Il il y a la création d’un groupe WhatsApp et nous avons une réunion Zoom à 16 h 30, le centre téléphonique va être organisé. » J’annule donc mes rendez-vous de l’après-midi en urgence pour pouvoir être à la réunion Zoom.
Le soir un mail est envoyé à tous les professionnels de santé du territoire annonçant l’ouverture du centre le lundi 18 à 8 h 30 et me nommant médecin référent, au côté d’un administrateur référent et d’un pharmacien référent. Aucune lettre de mission et aucune rémunération ne sont prévues.

Jeudi 14 janvier
18 heures réunion Zoom avec Doctolib pour apprendre à se servir de l’outil. On me demande mon avis sur le nombre de vaccination à l’heure. J’ai 1 minute pour décider, alors que je n’ai jamais fait de vaccination de groupe.

Vendredi 15 janvier
Visite du site. Des box ont été montés. Des salles d’attente pré vaccinales et post vaccinales également.
Le référent administratif, directeur du centre communal d’action sociale, me demande mon avis sur tout. Je modifie l’organisation dans l’urgence : trop de chaises, trop rapprochées, et surtout qu’ils ne se fassent pas contaminer en venant se faire vacciner. Il faudrait des ordinateurs et une imprimante. Les informaticiens viendront lundi à 8 heures pour tout paramétrer. Je rencontre l’équipe que je ne connais pas encore On parle du planning. Je vois le frigo prêté par l’hôpital avec sa sonde, qui recevra les précieux flacons lundi matin.

Samedi 16 janvier
Matin : Je vais au centre de vaccination de l’hôpital où j’ai moi-même été vaccinée 15 jours plus tôt. Je regarde minutieusement leur organisation, la préparation des vaccins par les infirmières et tous leurs protocoles. Du jour au lendemain on leur a demandé d’arrêter la vaccination avec le Pfizer pour que nous le fassions. Il y’a de la déception et un peu d’amertume. Une fugace impression de concurrence entre le centre de vaccination de l’hôpital et celui qui va s’ouvrir en ville donc dans un jour et demie. Malgré cela un accueil très chaleureux de leur part. Ils me transmettent leur savoir le plus possible en si peu de temps, me donnent leurs mails et leurs téléphones.
Après-midi : j’ai vu qu’il n’y avait que 3 flacons de désinfectant pour 6 box. Je vais en acheter 3 autres dans une jardinerie que je remplis avec le produit de notre maison de santé. Je passe faire fabriquer en quelques minutes un tampon au nom du centre, et j’achète de quoi faire un livret porte-documents de référence pour les vaccinateurs et du sopalin en quantité pour le désinfectant. Je fabrique des fiches de traçabilité que j’imprime à la maison pour mettre dans chaque box lundi. Je vais chercher la trousse d’urgence au cabinet médical notamment l’adrénaline en cas de choc allergique et le fauteuil roulant pliable. Il est probable qu’il y aura des personnes à mobilité réduite mais sans fauteuil personnel.
Je redoute des bousculades à l’entrée du centre, je préviens le commissariat de mes préoccupations, qui s’avéreront infondées, bien que d’autres centres aient été vandalisés.

Dimanche 17 janvier
Je n’ai pas assez d’infirmier ni de médecin pour ouvrir demain. Il le faut pourtant : tous les rendez-vous sont pris. J’envoie des SMS et des mails à tous mes contacts. Dans la soirée, un peu de découragement. Je poste un message sur la page Facebook des remplaçants en pays de Loire. Bingo. En moins d’une heure 6 jeunes remplaçants se proposent de venir remplir les créneaux de la semaine. Je les appelle l’un après l’autre, je leur explique quel sera leur travail, je prends leurs coordonnées et je remplis le planning. Je leur demande s’ils ont une carte professionnelle de santé électronique pour faire la saisie des vaccins sur le site de la sécu Ameli-pro.

Entre temps, une journaliste d’un quotidien national, que je connais, m’appelle pour me demander comment ça va. Je vide mon sac : une impréparation totale qui nous met dans une bousculade et une tension. Je lui donne les détails.
Nuit de dimanche à lundi, je me réveille en sursaut : il faut un thermomètre pour vérifier que les gens ne sont pas malades. J’envoie un mail au pharmacien de mon quartier pour qu’il m’en mette 3 de côté. Il est 4 heures du matin. Je les paierais de ma poche car il n’y a pas de budget pour ça. Le pharmacien me regarde d’un drôle d’air lorsque je passe les chercher à midi le lendemain.

Lundi 18 janvier
Je me lève très tôt, ma petite voiture est pleine de matériel. Au centre les informaticiens de la CPMA et de la ville s’affairent. Tout à l’air de marcher mais il n’y a que 3 ordinateurs et pas encore d’électricité dans les box. Il ne faudra pas oublier de les mettre à recharger dans la cuisine transformée en salle de soin improvisée entre midi et 14 heures et le soir.
Les patients sont déjà là. Une personne de la mairie les accueille. Nous n’avons pas pensé à installer du plexiglas pour la protéger. Les infirmiers préparent les doses de vaccins. Nous commençons. La responsable de la CPTS m’appelle. L’article sur les centres de vaccination est sorti ce matin avec mes commentaires et ma photo. Le directeur territorial de l’ARS est furieux.
Pas le temps de réfléchir, le maire, le préfet et une nuée de journalistes qui négligent totalement les règles sanitaires entrent dans le centre. Ceux-ci m’envoient balader quand je leur en fait la remarque. J’ouvre les portes en grand pour aérer un peu. La hantise du cluster. J’explique au maire l’affaire du journal et au préfet l’absence totale de cadre juridique des jeunes médecins venus en urgence. Il m’écoute sans m’écouter, puis s’en va.

Brusquement le calme revient. Des personnes très âgées se succèdent dans les box. Ils sont assis sagement sur leurs chaises pour patienter les 15 minutes réglementaires d’après vaccination. Je regarde tous leurs visages. Une grosse bouffée d’émotion et de tendresse me vient. Nous faisons tout cela pour eux. Pour nos vieux. Ils font partie de nous et nous faisons partie d’eux. Nous ne les laisserons pas tomber, nous sommes tous ensemble face à la pandémie.


dimanche 2 mai 2021, par Brigitte Tregouet

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