La santé comme ZAD, on y songe… ou on s’y plonge ?

Le numéro 70 de la revue Pratiques, cahiers de la médecine utopique, intitulé « La santé : une Zone A Défendre ? » est arrivé sur une Zone d’Autonomie Définitive… C’était la fin d’un jour d’octobre 2015, dans l’épaisse convivialité d’une des cuisines collectives. Cette revue n’est pas forcément bienvenue.

Dans la pièce crépitaient le soir, entre fatigue, partages et magie.
De ma chaise fraîchement rempaillée, je regardais tranquillement circuler les savoirs. Comme d’hab’, mains dans les poches et cheveux aux vents, pleins de malice, les savoirs, ces grands personnages, passaient dans la pièce.
Savoirs chauds, savoirs lus ou vécus, savoirs ressentis, savoirs vivants, rieurs, ils venaient se faufiler dans nos conversations, s’asseoir sur nos genoux, se glisser dans les plis de nos corps, dans ces moments précieux où l’on brasse l’histoire, notre histoire.

Et je te restitue aujourd’hui cette conversation de cuisine, imaginaire et à bâtons rompus entre toi (T), elle (E) et moi (M).

T : Pour moi, santé et Zone A Défendre, ça ne colle pas. Déjà, on dit ZAD, et du coup, ça a mille facettes, c’est dense, foisonnant, hétérogène. C’est vivant quoi !
E (en rêvant) : Zombies Addicts et Drôles…
T (morne) : Zone d’Aménagement Différé, dans le jargon sinistre en sigles de l’administration.
M (enthousiaste) : Zone d’Autonomie Définitive, à Notre Dame des Landes !
E : Ouais, le mot ZAD raconte presque son histoire : un sigle administratif détourné par les mouvements d’occupation contre les grands projets nuisibles et imposés.
T : Des mouvements qui ne sont pas sortis de terre comme des champignons ! Des mouvements de luttes plus grandes, contre le pouvoir expropriant du capitalisme. C’est ça, la puissance de ce terme. Au-delà d’un territoire. Mais la santé, ça n’a rien d’une ZAD au sens de lutte contre les expropriations du capitalisme.
E (avec un gros sourire contenu) : Hummmm, quoique !

M (qui monte sur ses grands chevals) : Non mais attends, tu rigoles ?! La connerie, dans le domaine de la santé, c’est qu’on attend tout de l’État. Et c’est précisément l’État, dans la santé comme dans d’autres domaines, qui transforme tous les secteurs en champs libres au capitalisme, son idéologie d’exploitation ET d’expropriation.
E : Mais généralise pas, y a des luttes d’usager-es pas trop subventionnées. Et puis, on peut citer quand même deux-trois trucs historiques : les avortements du temps du MLAC (Mouvement de Libération pour l’Avortement et la Contraception) avant que l’État ne s’en empare. Ou encore la réappropriation faite par les personnes atteintes du virus du sida dans les années quatre-vingt-dix, avec notamment l’asso Act Up.
T : Et aussi aujourd’hui, quand on voit ce que la Case Santé de Toulouse permet pour le quartier populaire d’Arnaud Bernard ou encore ce que la Revue Asud fait exister pour les usager-es de drogues. Et puis en Grèce, il se passe un truc puissant dans les Dispensaires Sociaux Autogérés avec les consultations et les médicaments gratuits.

M (qui se crispe) : Oui, mais aujourd’hui, les luttes visibles médiatiquement dans le secteur santé, elles sont pas franchement subversives.
Et puis LA santé, ça veut dire quoi ? Ma santé ou notre santé d’accord. Mais LA santé, ça sonne philo ou discours de ministre.
E : Oui, c’est comme la « main invisible du marché » (gestes des guillemets) ou le « groupe de Bruxelles », autant de trucs et astuces du langage pour nous déposséder de ces débats.
M : Bé désolée, mais une ZAD, c’est pas de la philo. Une ZAD, c’est ici et maintenant, un territoire. C’est de la lutte, de la réappropriation, du rapport de force, des gens impliqués dans le concret jusqu’au cou et qui n’ont plus grand-chose à perdre…
T (avec un rire sarcastique) : C’est sûr, c’est pas des personnes qui rapprochent des concepts théoriques pour l’esthétique de la pensée, dans les profondeurs d’un canapé, comme ce qu’on fait là… Et la prise de risque est énorme, quand on voit la violence du rapport de force que l’État impose sur place.
E : Ou quand on voit la perte de repères qu’engendre une remise en cause profonde des autorités dans nos vies. Pour moi, il est surtout là le risque. Ça nous remue à fond cette vie, ça nous bouleverse.
M : Oui, c’est d’oser prendre ces risques dans nos vies, qui est subversif…
T : Graaave ! C’est tous les jours sur une ZAD, on est prêt-es à y perdre pour la défense du fonctionnement « écologique » (avec encore le geste des guillemets) du territoire qu’on occupe.

E (avec une petite étincelle dans les yeux) : Ouiiii ! C ’est bon à entendre, ce mot écologique à cet endroit-là. Ça parle vraiment de relier les dynamiques économiques ou sociales. Et donc forcément le lien au territoire et aux ressources communes. C’est pas du tout la soupe du capitalisme peint en vert qu’on nous sert à tous les repas !
M : C’est clair ! Parce qu’on essaie vraiment de le vivre ce lien direct entre gens du coin ; impliquant, prenant, et parfois retournant. C’est de l’expérimentation, en dehors des chemins battus.

M : Il est particulier, ce « Nous » dans les ZAD. On l’a employé plusieurs fois. Parce que celleux qui vivent ici, ce sont des collectifs ou des groupes affinitaires de personnes, sans centralisation, sans homogénéité. Organisé-es entre elles et eux ponctuellement, et surtout sans hiérarchie.
T : Oui mais aussi en réseau avec des mouvements d’occupation au-delà des frontières. Et… différentes formes de militance : des associations citoyennes, locales, environnementalistes, légalistes, des syndicats agricoles, des syndicats de salarié-es parfois, voire même des politicien-nes s’il le faut…
E : Oui, et ça refait un peu le pont ! Ça se passe un peu comme ça pour les formes de militance autour des questions de santé.

T : Ouais, bof. Franchement, j’ai un peu du mal à le faire ce pont. La culture dominante dans le secteur santé en France, c’est pas l’autogestion…
E : C’est plutôt la hiérarchie à tous les niveaux. C’est typiquement le genre de secteur où tout est calculé et théorisé à partir de modèles économiques, par le capitalisme et le progrès. Et dans cet étau, n’oublions pas le formidable système adaptatif des syndicats qui avorte la colère des concerné-es.
T : Ouaip, pas joli joli, ce chapitre.
(avec ta voix des contes) Le charmant capitalisme expropriant et exploitant, qui devient peu à peu acceptable grâce aux syndicats défensifs, plutôt focalisées sur la lutte contre l’exploitation : salaires suffisants, congés payés, loyers modérés, couvertures sociales…
En négociant les droits des salarié-es avec ces «  partenaires sociaux », l’État achète sa paix sociale. Plus de droits donc plus d’État, et plus de capitalisme à la fois.
E (sur l’air joueur de la chanson du 1er Jef Klak) : …Et à l’image des syndicats, on se rappelle que « la résignation, on a toujours un pied dedans et l’autre en sus-pen-sion !! ».
M : Et tranquillement, dan s le rapport de force avec le capital ou avec l’État administratif, on lâche ses moyens d’œuvrer, la responsabilité de son propre travail, en perdant progressivement ses tenants et aboutissants. De l’artisanat à la paysannerie, du monde ouvrier à l’enseignement.
Les gestionnaires normalisent tout pour que d’un côté, certain-es décident afin que d’autres exécutent.

E (qui regarde dans le vide avec effarement) : Quand je pense que l’Ordre des médecins existe. Une justice spéciale pour ces médecins ! Au-dessus des lois du commun des mortel-les. La caste, quoi !
M : Et quand on sait que des personnes hospitalisées se sont fait balancées aux flics après les manifestations de Nantes le 22 février, voire ont été cueillies à la sortie des urgences… Ça en dit long sur le respect du secret médical ; et sur les normes de surveillance et de contrôle social, complètement relayées par certain-es professionnel-les du soin.
T : Pas si isolée que ça, la caste des médecins dans ses rapports avec la préfecture. Elle sait qui côtoyer. Mais là, c’est même plus du soin, c’est de la délation. On se tape complètement de la déontologie médicale. « Tout soin devient critiquable à partir du moment où il s’institutionnalise ».

E : Moi, je flippe. Quand on regarde le pouvoir de l’État aujourd’hui, dans le secteur de la santé et les lois proposées par le ministère de la Santé ces dernières années, ça fait peur. Surtout sur le secret médical… Tou-te-s les soignant-es de l’hôpital publique, illes fliquent déjà tout le monde avec l’identito-vigilance. Dans le but de « plus de sécurité », bien sûr.
M (sourire grinçant) : Hummm, des bons petits soldats, bien obéissant-es, avec même un peu d’excès de zèle parfois !
T : Et justement, dans les ZAD, y a quand même la notion pivot d’illégalité. Imaginable grâce à notre indépendance vis-à-vis des systèmes de salariat ou de subventions. Et illégalité ne veut pas dire illégitimité. D’ailleurs, c’est un vrai tremplin pour penser le changement… Et non pas changer le pansement comme dans les hôpitaux. Ahahah !
M : Oui, le légalisme, c’est la méthode des autorités permettant de condamner certaines luttes de revendication légitime : raisonnement binaire bien pratique pour diviser entre délinquant-es et honnêtes gens.
E : Dans le système de santé, c’est la prise en otage administrative permanente pour les usager-es ! Faut prouver que t’es suffisamment pauvre pour avoir accès aux soins, que t’es suffisamment malade pour te faire rembourser à 100 % les médicaments qui te sont indispensables pour vivre, que t’as suffisamment d’enfants pour être aidé-e… etc. Pour assurer sa bonne santé, on passe par un vrai flicage administratif.

T : Alors que dans le système des soins, une fois qu’on est malade, c’est plutôt l’urgence qui ligote les professionnel-les, avec la croyance que « si la machine ralentit, c’est les malades qui en pâtissent ». Du coup, pour continuer à soigner, y aurait pas d’autres alternatives que de s’adapter en permanence.
E : Mais c’est sûr que si on plonge dans la résistance, il y aura malheureusement un peu de casse dans un premier temps.
M (plein-e d’un mystère solennel) : Ainsi se déploie la méthode magicienne de l’idéologie capitaliste pour intérioriser la règle. L’urgence, c’est mi-ra-cu-leux. Ça implique à fond les soignant-es entre… le plaisir de l’adrénaline et le devoir de faire face. Et paf ! Ça nourrit la culpabilité à s’extraire de ce cercle infernal pour lutter et revendiquer des choses légitimes : comme par exemple, l’accès aux soins pour toutes et tous selon ses besoins, sans distinctions normées ou de salaire, de statut social, de nationalité…
E (sourire narquois) : Ouais, ouais… la santé aujourd’hui, c’est plus une Zone d’Aménagement Différé qu’une Zone A Défendre. Finalement, on est encore soumis à la temporalité des gestionnaires capitalistes.

E : Et d’ailleurs, les copains-copines, la « santé », c’est vraiment un gros paquet. On a pas trop détaillé ! On confond souvent santé et soins… Système de santé et système de soins.
T : Pour moi, la santé, c’est un moyen et pas une fin en soi. C’est inatteignable comme objectif définitif, c’est un truc vivant, dynamique, pas figé.
E : Et justement, la santé, c’est peut-être un moyen pour s’inscrire dans une lutte plus grande. Être en bonne santé, ça favorise la vitalité créatrice de chacun-e, la capacité à rentrer en communication avec l’autre, l’implication politique, la vie en groupe. C’est nécessaire pour une émancipation et une liberté collective… Non ?
M : Mouais, ché pas. Philo-Philo ! Pour ma part, la santé, les massages, toussa, c’est sûrement pas ma priorité, c’est plus urgent de lutter contre ce monde de merde. Et c’est là ma place. C’est sûr que je me détruis un peu avec l’alcool ou dans le froid des barricades, mais bon…
De toute façon vu l’époque, vaut mieux s’en libérer rapidement que vivre longtemps. NO FUTUR !!
(rires)
E : Oui OK, c’est peut-être ce qui fait sens pour toi, mais pour certaines personnes, la santé, c’est une priorité. Et si tout le monde pense dans son coin, y a pas de croisement des idées qui créent des forces de décision à l’échelle d’une société. Y a quand même des enjeux dans la vieillesse, l’enfance, la souffrance, la maladie, etc.

M : Bref, si on voulait que les luttes dans le secteur santé se rapprochent du mouvement ZAD, y aurait quand même la notion de collectifs de lutte. Pour vivre l’utopie, inventer et trouver en permanence des solutions à plusieurs…
T : En démontant l’organisation hiérarchique, qui coordonne ou qui homogénéise. Pour retrouver la soif d’une diversité fertile…
E : Cultiver la diversité, ça nous rapproche de militant-es différent-es (professionnel-les du soin, assos légalistes…). Et ça nous ouvre peut-être à des perspectives de luttes plus larges. La révolution se fera pas sans elleux !
M : Wow, attends, OK pour les professionnel-les du soin, mais c’est pas elles ou eux qui vont faire avancer la musique.
C’est entre usager-es qu’il faut s’organiser, car on n’a pas de conflits d’intérêts avec les potentiels opposants, comme l’État, l’assurance maladie, les ordres professionnels ou les industriels de la maladie ou du médicament. Les usager-es, illes n’attendent rien de la négociation, à part une souveraineté collective sur la santé et le soin, comme biens communs.
E : Oui, la lutte des militant-es professionnel-les du soin, c’est pour la plupart des luttes corporatistes et peu compromettantes pour les privilèges. Il faut bien qu’illes restent sous «  l’amabilité » de la branche administrative qui les gouverne… Illes ont des choses à perdre, des places à garder.
T (en chantonnant) : Compromis-compromis, compromission…

E : Bé, ce sera pas une mince affaire de démonter cette gouvernance, car elle passe avant tout par une organisation d’allure insignifiante, et qui soi-disant nous simplifie la vie.
Tous les outils actuels de gestion, je pense par exemple à l’informatique dans les dossiers médico-sociaux. Et à ce que la loi santé Tourraine préconise au sujet du secret médical… Ils sont pas neutres ces outils, ils véhiculent intrinsèquement une gouvernance, une idéologie qui se targue d’une pseudo « efficacité nécessaire ».
T : Mais surtout efficace au capitalisme ! Et là-dedans aujourd’hui, l’État n’est plus rempart, mais complice ! En glissant des outils « neutres » ou « apolitiques » dans notre quotidien, on perd de vue nos besoins et on accepte la gestion ; et donc, la privatisation.

M : Oui, c’est vrai que sur les ZAD, les personnes luttent contre leur dépendance au capitalisme et l’emprise quotidienne de tous ses outils, genre google, le numérique, les voitures, le travail, l’agro-industrie… Et j’en passe.
E : Et vivre sur les ZAD, c’est se débrouiller au quotidien dans une critique et une attaque du mode de vie de nos pays industrialisés, dans sa globalité. On n’y injecte plus d’argent, on déserte ! Y a mieux à faire, ha !
Un instant, illes pensaient profondément. La santé, une ZAD ?
Cette petite équipe se réjouissait de voir ce terme se diffuser. Mais si à chaque fois, il était dépouillé de son fond, c’est-à-dire de son mode d’organisation, ça ne serait qu’une énième récupération politique, voire marketing.
Mais en riposte à la récupération, illes brandirent la réappropriation. Illes se glisseraient doucement dans ces mouvements militants autour de la santé, pour y glisser leurs germes !

Puis soudain sorti-es de leur torpeur…
T, M, E : Bon, résumons…
T : Saisir son propre pouvoir, pour rentrer en autonomie et en résistance, et refuser ce qui est illégitime.
M : Et on s’organise.
E (qui gigote) : On s’or-ga-ni-se !!

S’organiser en collectif pour se réapproprier la vie, par nous et pour nous. S’enraciner dans des vies collectives, sédentaires ou nomades, où on s’épanouit avec d’autres personnes, en qui on a confiance. S’enraciner dans un temps séculaire et dans une nature grouillante, vivante au-delà de nous.
S’approprier nos sources d’eau, nos logements propices au partage, au sommeil et au repos, s’approprier la terre pour créer une nourriture de qualité en quantité suffisante, s’approprier un système de soins technique ou pas, mais à notre portée.
Et surtout vivre ses idées, même si elles sont différentes.

Plusieurs mois de discussions, d’inventions, d’actes et de luttes ensemble, ces acolytes de la cuisine se retrouvèrent pour le mot de la fin…
-  Hey, Hey !! J’ai la conclusion ! Les Zones d’Autonomie Définitive, c’est la santé !
(à suivre)

Des occupant-es, des soignant-es ou autres…

jeudi 5 novembre 2015

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