C’est un vieux bâtiment, datant du début du XIVéme siècle, devenu au siècle suivant le "château du roi", puis au XIXème siècle, une prison. Les habitants d’ici disent "je vais au château du roi" lorsqu’ils "vont à la prison". Les murs sont vétustes, les cellules pour 3 à 6 détenus, avec des lits superposés et des sanitaires communs. Il n’y a plus que 55 places. C’est une prison "familiale" du fait de sa taille et conséquemment à l’ambiance qui y règne ; certains apprécient, d’autres pas. C’est une maison d’arrêt, qui reçoit des prévenus des détenus (dans la suite du texte, ce mot désignera les prévenus et les détenus jugés, sans distinction) jugés, pour de courtes peines qu’ils purgeront ici, ou de longues peines pour lesquelles ils seront transférés en centre de détention.
Une Unité de Consultation et de Soins Ambulatoires, gérée par le centre hospitalier général de la commune y assure les soins des personnes détenues. Par convention entre cet hôpital général et le centre hospitalier psychiatrique gérant le secteur de psychiatrie générale où est implanté cette prison, des soignants du secteur de psychiatrie générale y proposent les soins psychiatriques.
Elle va fermer dans 6 semaines. Cette apoptose est l’occasion d’une oraison funèbre.
J’y travaille depuis 8 ans une demi-journée par semaine. Enfin, une demi-journée, c’est beaucoup dire : le médecin généraliste occupe l’unique bureau médical -l’infirmerie est en même temps le hall d’entrée- jusqu’à 9h30, et le repas étant servi à 11h30, les consultations doivent être terminées à cette heure. Il est arrivé qu’un surveillant -l’infirmière s’absente de 11h à 11h30 pour distribuer les médicaments- frappe fermement à la porte du bureau, voire ouvre celle-ci, peu avant 11h30 pour signaler qu’il va falloir clôre l’entretien. Mais c’est là un curieux phénomène que je constate également aux urgences ou lors des consultations de psychiatrie de liaison dans les services du centre hospitalier général : il n’est jamais arrivé qu’un entretien ne soit pas interrompu par l’intrusion brutale d’un soignant du service, sans frapper à la porte, et ce même si la "présence" -cette petite lumière au-dessus de la porte indiquant que la pièce est occupée- est en fonction ; cette effraction produit dans le psychiatre une sécrétion d’adrénaline toxique pour la pensée, déchire l’attention à l’autre qui s’installe et met à mal le travail de reconstruction mentale qui s’ébauche sur le front de la crise (cf. "Histoire et trauma. La folie des guerres." de Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, collection l’autre pensée, Stock éditeur).
J’aime bien penser le lieu où je travaille en me mettant dans la peau de celui qui s’y adresse -ou y est adressé-. Chaque nouvel arrivant à la prison est reçu par une infirmière de secteur psychiatrique (j’emploie ce qualificatif pour indiquer la nature de son travail, et non celle de sa formation, parce qu’hélas les infirmières qui travaillent en psychiatrie ont de moins en moins cette qualification abandonnée par les pouvoirs publics), qui fait sa connaissance, apprécie son état mental, lui présente le service public de la psychiatrie, et son mode d’emploi dans ce lieu carcéral. Lorsqu’un détenu souhaite voir un soignant de la psychiatrie, ou si un autre soignant souhaite qu’un détenu soit vu, celui-ci est reçu, généralement dans la semaine. Quand je vois un détenu pour la première fois, je commence invariablement la consultation ainsi : "Bonjour. Je suis le docteur Bogaert, psychiatre. Je viens tous les mardi matin pour voir les personnes qui demandent à voir un psychiatre, ou pour lesquelles le service médical souhaite avoir l’avis d’un psychiatre. Alors, qu’est-ce qui vous amène ?". Lorsque des soins psychiatriques sont proposés à la fin de la consultation, ou s’il apparaît de bon aloi d’ouvrir un temps pour parfaire connaissance, un rendez-vous est programmé. C’est à dire que nous proposons les mêmes soins, et dans la même disposition d’esprit, que dans les autres lieux de la Cité.
Mais il y a tout de même quelques particularités à ce travail.
D’abord les recours au psychiatre ne concernent généralement pas des maladies mentales :
- lors de l’admission, information est donnée au détenu que s’il est respectueux des personnes et des règlements, s’il montre qu’il fait des efforts pour se "ré-insérer" (aller à l’école, faire des stages, travailler, ...), et se soigner (il y a de plus en plus de situations appelant des « obligations « de soin), il aura, en plus des remises systématiques de peine (1 semaine par mois : un condamné à 1 an de prison sait à son entrée qu’il n’a que 10 mois à faire ; ça ne me semble pas très sain, cette façon de faire des réductions systématiques, qui d’entrée invalident la portée symbolique de la peine, et la situant dans un registre commercial de dépréciation), des remises de peine supplémentaires (RPS ; à ne pas confondre avec la "ré-habilitation psycho-sociale", orientation de la pratique psychiatrique moderne qui toutefois se confond parfaitement avec cette démarche conditionnelle) selon ses mérites qu’une commission a la charge d’apprécier. Ainsi, tel détenu avait demandé à me voir, dès son entrée, pour me dire que tout allait très bien, et qu’il voulait, seulement que je lui fasse un certificat médical attestant que je l’avais vu en consultation. Impossible de ne pas le lui faire, mais il a accepté de ne pas continuer d’encombrer une consultation -toutefois peu encombrée- ; mais comment faire s’il avait maintenu son effort de ré-insertion : on ne peut savoir qu’une personne à besoin de soins sans l’avoir vu en consultation, et comment refuser de certifier qu’on a vu en consultation quelqu’un qu’on a vu en consultation !
- nombre de détenus consultent à leur entrée pour un état de malaise, qu’on pourrait qualifier d’anxio-dépressif conjoncturel : perte de l’appétit, du sommeil, ruminations vespérales et même nocturnes (mais qu’est-ce que je fais là, c’est insupportable, qu’ai-je fait pour mériter ça, ...), tension physique, psychique, agacement, irritabilité, pleurs, idées suicidaires, voire hallucinations auditives nocturnes (dans le calme, le silence, la solitude de la nuit, ils entendent leur mère ou leur compagne leur parler : phénomène fréquent dans les situations d’isolement sensoriel). Je se sais si c’est le but recherché par les juges, mais il est indiscutable que la peine qui est imposée produit un état mental pénible qui tourmente et fait réfléchir les détenus, qu’on pourrait nommer "peine". Quelques consultations, souvent réalisées par une infirmière ("relation d’aide"), parfois l’appoint d’un traitement anxiolytique très modéré, et chez les détenus qui connaissent leur première incarcération, si cet état se prolonge, un traitement anti-dépresseur, suffisent généralement.
- parfois c’est plus compliqué, lorsque l’arrêt intempestif d’une consommation de toxiques (alcool, drogues) à l’entrée ajoute des troubles de sevrage, ou qu’ultérieurement une dépendance psychologique à un produit ou tout simplement à la consommation, sous-tend des demandes lancinantes ou violentes de benzodiazépines, puis lorsque la prescription a été extorquée, de son augmentation, à visée de substitution, voire de commerce parallèle ;
- ou lorsque le détenu présente des traits de personnalité qui n’en font pas un sage capable de supporter la promiscuité avec d’autres aux traits de personnalité également diversement mais nettement marqués, les vexations, de petites à perverses, inhérentes au système carcéral, et surtout la loi, ou plutôt les lois, celle de l’administration pénitentiaire, et celle, beaucoup plus raide et surtout non écrite, du « milieu ».
Enfin, il y a aussi des malades mentaux dans les prisons, qui y entrent en état aigu après avoir commis un acte délictueux ou criminel dans le cours d’une décompensation, inaugurale ou parfois même itérative, ou qui décompensent une maladie mentale pour laquelle ils ont ou non poursuivi les soins antérieurs à leur incarcération lors de celle-ci, l’incarcération pouvant en elle-même être un facteur aggravant ou déclencheur d’un état critique. Mais dans cette petite prison, je n’ai pas rencontré beaucoup de malades mentaux décompensés, que ce soit avant leur entrée ou en cours d’incarcération. Il me semble même que les conditions de l’incarcération permettent parfois de traiter des patients psychotiques, lorsque les conditions s’y prêtent (disponibilité des soignants, et ambiance de la prison), qui auraient échappé aux soins -et même qui avaient fuit les soins- dans le milieu social ordinaire. En 8 ans, très peu de détenus ont dû être hospitalisés en Service Médico-Psychologique Régional (à leur demande donc) -1 tous les 2 ans, peut-être- ou même en hospitalisation d’office (soins psychiatriques sans consentement à la demande du représentant de l’État dans le département maintenant) -1 tous les 4 ans peut-être, et c’était à la demande du directeur de la prison, pendant mes vacances : le premier est revenu à la prison 8 jours après sans aucun changement de son traitement et de son état, le second devait passer aux assises pour le meurtre de son ami, qu’il avait jusque là dénié, et s’effondrait à l’approche de ce jugement qui le confrontait durement à son acte -. Au passage, je me suis toujours demandé comment ce jeune homme, le second des deux hospitalisés d’office, avait attendu quasiment 3 ans en prison son procès : il était évident, pour peu qu’on l’écoute avec attention, qu’il était schizophrène, bien qu’il était un jeune homme très affable et que son comportement était très policé, et le récit qu’il faisait de son histoire personnelle, et de son acte criminel, portait la marque d’un délire paranoïde et d’une dissociation de la pensée. Eh bien, 1 heure après son « acquittement » (et oui, il a reconnu les faits, mais a été acquitté) pour irresponsabilité pénale, au vu donc d’expertises psychiatriques, le juge a fait demander au psychiatre d’astreinte aux urgences, à 20h, de faire une « expertise » pour que le préfet puisse ordonner une hospitalisation d’office de ce jeune homme qui devait légalement être libéré avant minuit, ce qu’il ne voulait risquer. Ce psychiatre n’a pas fait cette « expertise », parce qu’il n’était pas expert auprès des tribunaux, qu’il était psychiatre salarié de l’établissement où serait hospitalisé d’office ce garçon (la loi précisait que le préfet ne pouvait s’appuyer sur un certificat médical d’un psychiatre de l’hôpital où se ferait l’hospitalisation d’office), et enfin parce qu’il était encore le psychiatre traitant de ce jeune homme -je l’avais été pendant les 3 années de son incarcération- et donc ne pouvait réaliser son « expertise ».
Pour terminer, deux règles -je crois qu’il faut utiliser ce mot- sont essentielles pour pouvoir travailler dans ce milieu : d’abord il ne faut pas lier des relations amicales avec les surveillants, pas plus qu’avec les détenus, ensuite il ne faut jamais prescrire de benzodiazépines (et bien sûr en expliquer les motivations : pharmaco-dépendance, toxicité hépatique, risques de détournement des produits -monnaie d’échange ou stockage à visée suicidaire-, et enfin traitement efficace ponctuellement, certes, mais idiot en ce qu’il n’est que symptomatique, et que l’apaisement symptomatique suffit très souvent à faire l’impasse sur une mentalisation des affects pénibles). C’est certes raide, et simpliste, mais la vie quotidienne dans ce milieu est violente et ne se satisfait pas de pudibonderie ni de sensiblerie. Le plus difficile, finalement, est de distinguer les situations authentiques de détresse des pressions destinées à détourner le soin et ses dérivés (médicaments, certificats, ...) pour en obtenir des bénéfices secondaires. De même qu’un détenu qui entre dans une prison doit commencer par se faire respecter, un soignant doit se faire respecter et se garder de la perversité essentielle -au sens médical-, polymorphe -au sens freudien, c’est à dire inhérente au type de régression induite par la situation d’incarcération- et contagieuse du système carcéral orienté exclusivement sur la punition. Petite illustration récente : un quart d’heure après le début d’une consultation, il était 11h15, un surveillant tambourine à la porte de l’infirmerie, et dit à l’infirmière, suffisamment fort pour que je l’entende, que « le psychiatre doit se presser, parce que la pause se termine bientôt, et que si le détenu n’est pas rentré en formation à la reprise, celle-ci ne lui serait pas validée » (et donc qu’il perdrait des jours de RPS).
Comme dans toute « succursale » de l’administration, des interprétations et des arrangements personnalisent les lois et règlements à la situation locale, et il faut se montrer patient, solide, et parfois rude, pour se faire respecter. C’est ainsi partout, même dans les hôpitaux, mais encore plus à la prison. Ainsi par exemple il m’a fallu faire demi-tour à deux reprises en arrivant au sas entre la porte d’entrée et le couloir menant aux locaux de l’UCSA, parce qu’un directeur nouvellement nommé avait refusé que j’entre avec mon téléphone mobile -qui me sert à rester en contacts avec les urgences (j’étais parfois de permanence pour les urgences pendant la demi-journée de consultation à la prison), les centre médico-psychologiques où je travaille, mais aussi de carnet d’adresse, d’agenda, et de carnet de notes-, bien qu’il existait une note de la direction interrégionale de l’administration pénitentiaire, dont je lui avais d’ailleurs donné une copie à sa demande, permettant aux médecins de rentrer dans la prison avec leur téléphone mobile. Il a fallu que lors d’une réunion annuelle de la commission prévue par la convention rassemblant les représentants des personnes morales engagées dans cette mission il signale ma désobéissance aux règles de sécurité propres à l’administration pénitentiaire, pour que je rappelle l’existence de cette note, qu’il s’engage à interroger à ce sujet la direction de son administration et à respecter sa réponse, puis que j’apprenne quelques mois plus tard que je pouvais entrer à la prison avec mon téléphone mobile impunément. C’est certes affaire de personnes -avec d’autres directeurs, avant et après celui-là, il n’y avait pas eu ce type de problème-, mais ça fait partie de travail de psychiatre de secteur d’assumer les conflits en y tenant sa place fermement.
C’est bientôt fini. C’était difficile, mais passionnant. Beaucoup de temps passé à supporter des pressions, des craintes de me tromper -ne s’agissant pas de malades mentaux le plus souvent, le psychiatre n’a pas les repères de la « science » qu’il a, peu et mal, apprise à la faculté de médecine et ne peut s’appuyer que sur son expérience personnelle-, à rencontrer des personnes ayant une vie violente, à les aider à assumer leur peine, et à essayer de réfléchir avec eux sur ce qui nous arrive.
Il se dit que la prison serait rachetée par des chinois, qui en feraient un hôtel de luxe.
Voilà. Je fais mes adieux à la prison. Et j’ai voté hier.