Et au milieu coule une filière…

Patrick Dubreil
Médecin généraliste

Lettre ouverte à Jérôme Salomon et Katia Julienne de la Direction générale de la santé

  1. Le 26 octobre 2020

Chère Katia, Cher Jérôme

C’est un fou qui dit à un autre fou qui repeint son plafond dans sa maison en bois, en forêt, dans le Montana (États-Unis) : « ohé, accroche-toi au pinceau, j’enlève l’échelle ! ».

C’est l’un de vos nombreux courriels (en annexe ci dessous), celui du 20 octobre 2020 [1], « à l’attention des professionnels de ville », qui met le feu aux poudres dans ma tête de noix. Je le décrypte, mot après mot, les poils hérissés. Avec tout le respect que je vous dois, et après l’avoir lu, j’ai eu cette réflexion hautement élaborée : « vous me la cassez menue, la noix ! ». Pardonnez-moi cette familiarité, mais c’est de saison, nous sommes en automne, nous venons même de passer à l’heure d’hiver, mais nous avons surtout péniblement vécu cette année de pandémie mondiale à la Covid 19.

Katia, Jérôme, en en-tête de votre courriel, vous nous qualifiez de « professionnels de ville »... Hors des grandes métropoles, n’y aurait-il donc point de professionnels... disons, de périphérie ou de campagne ? Est-ce une simple habitude de langage, certes pratique, mais uniformisante, que de qualifier ainsi ceux qui ne travaillent pas à l’hôpital ? Est-ce que le métier d’un médecin généraliste des Hautes Pyrénées est le même que celui d’un médecin parisien, tous deux qualifiés de « professionnels de ville » ? J’en doute. Est-ce le premier barreau de votre échelle langagière issue de l’idéologie qui sous-tend votre courriel-discours ? Tentons de l’escalader. Ne soyez pas choqués de ma démarche, j’essaie juste de comprendre votre langage, en fonction aussi de la réalité de ma vie quotidienne au travail.

Nous, « professionnels de ville », avons droit d’abord à un éloge symbolique de votre part, reconnaissant que... si, si, finalement... non seulement nous travaillons, mais en plus nous sommes « mobilisés », c’est une grande découverte : « l’impact de l’épidémie sur l’organisation se caractérise d’abord par une forte mobilisation des acteurs de ville, tant dans le dépistage que pour la prise en charge des patients ».

Selon le dictionnaire, la mobilisation est soit « une opération qui a pour but de mettre une armée, une troupe sur le pied de guerre », soit « un rassemblement et mise en action ». Nous ne sommes pas des militaires, donc je valide la seconde définition du mot et je vous réponds que tout être humain exerçant une profession est déjà en action, à défaut d’être en rassemblement, surtout concernant les « professionnels de ville » qui connaissent bien la division et l’éclatement des forces de travail.

Mais nous ne devons pas assez travailler, ou être assez mobilisés, ou pas « totalement » à vos yeux : « Le système de santé doit être totalement mobilisé afin de pouvoir prendre en charge les patients COVID+ et assurer la qualité et la sécurité des soins pour les autres patients ».

Que signifie ce « totalement » ? Faire des heures « sup », rentrer à 21 heures chez nous tous les soirs, chose « naturelle » pour nous, « professionnels de ville », sans pouvoir embrasser nos proches (s’ils ne nous ont pas déjà quittés, lassés de nous attendre chaque soir) ? Rogner sur nos congés, sur nos vacances de la Toussaint, sur la fête des morts ou d’Halloween ? Pourrons-nous aller au cimetière nous recueillir sur la tombe de nos grands-parents qui ont succombé il y a 3 mois lors du déconfinement ? Nous pouvons en douter car Jean Castex, premier ministre a déjà promis une prime aux soignants hospitaliers qui ne prendront pas de vacances à la Toussaint, sans pour autant parler d’embaucher d’autres soignants, « embaucher » n’étant pas un mot faisant partie de son vocabulaire.

Vous évoquez dans la même phrase « les autres patients », tiens, tiens... les non-Covid, les oubliés de l’histoire du printemps 2020, ceux qui, au moment du confinement forcé généralisé, n’osaient pas venir au cabinet des « professionnels de ville » par peur de mourir de la Covid ou pour ne pas déranger les médecins, les « vieux », notamment, à qui les autorités et les familles ordonnèrent de rester chez eux, cloîtrés, isolés, sommés de ne pas mourir de la Covid, mais d’autre chose peut-être... de solitude, d’angoisse, de tristesse... Qui sait ?

Ces autres patients, depuis mars 2020, c’est la première fois, à ma connaissance, que vous les nommez. J’hallucine ! J’ai pourtant bien nettoyé mes lunettes. Ces autres patients, tous les « chroniques », ont dû clamser aussi cette année pour que vous ayez une pensée charitable envers ceux d’entre eux qui ont survécu. Moi, « professionnel de ville », non confiné, je remercie la DGS de me rappeler que je dois soigner les « autres patients ». Je n’y avais pas pensé tout seul. Putain, Jérôme, Katia, heureusement que vous êtes là !

Poursuivons votre lettre d’appel à la mobilisation : « cette nécessaire évolution doit engager l’ensemble des acteurs tant au niveau régional que national ». Les « professionnels de ville » doivent se sentir «  engagés  », vous nous le répétez : « en tant que professionnels de ville, vous serez engagés à assurer la prise en charge en ville des patients Covid et des sujets contacts, ne nécessitant pas une prise en charge hospitalière ; à assurer l’amont et l’aval des hospitalisations conventionnelles, pour les retours des patients Covid à leur domicile, mais également pour les sorties précoces des patients hospitalisés non Covid  ».

« Vous serez engagés » est-il un ordre militaire, une injonction adressée aux « professionnels de ville » pour nous contraindre, nous culpabiliser, voire nous infantiliser ? C’est sans doute un peu de tout cela. Ce qui est sûr, c’est que cette expression, répétée à longueur de paragraphes, ignore la réalité du soin et le sens de l’engagement initial et continu des soignants dans leur métier. Autrement dit, je vous réponds que nous, « professionnels de ville », en dehors de ceux qui ont fermé leur cabinet pendant le confinement forcé généralisé, sommes toujours déjà engagés [2]. Inutile de le matraquer à longueur de mails.

Je continue de vous lire : ce « message urgent vise à rappeler le contexte épidémiologique actuel et son impact sur les acteurs du système de santé. Il présente également la stratégie d’adaptation de l’offre de soins, à laquelle participent les professionnels de ville ».

Tout est toujours urgent pour vous, les institutionnels ralliés, si je ne m’abuse, au néolibéralisme. C’est votre manière de gérer la crise et la pénurie, que vous ou vos ancêtres avez contribué à faire naître.

Vous pensez que votre idéologie ne doit pas être changée puisqu’elle est naturelle, mais que c’est l’espèce humaine qui doit évoluer et s’adapter à votre nature, avec toujours moins de moyens humains et matériels pour prendre soin du vivant. Vous contribuez vous-mêmes, par votre mode de développement destructeur de l’environnement, à faire émerger les pandémies microbiennes.

Enfin, lisons le « dernier barreau » de votre échelle langagière : « une vigilance forte des agences régionales de santé (ARS) est nécessaire sur la structuration et la fluidité de la filière de médecine ».

C’est beau comme un poème, ça coule comme une source, comme une rivière. Katia et Jérôme, vous nous murmurez, à nos oreilles de « professionnels de ville » : « la fluidité de la filière de médecine »… romantique, non ? Comme dans le film de Robert Redford (Et au milieu coule une rivière), avec le charme en moins, car ce qui suit ne ressemble pas vraiment aux grands espaces du Montana.

Accrochons donc à nos oreilles notre paire de verres correcteurs et posons-là sur notre nez, si nous avons le luxe de pouvoir nous en payer de bons. Allons voyager, Katia et Jérôme, je vous emmène, allons faire « une partie de pêche » dans la filière fluide de la médecine en France.

Et que voyons-nous le long de cette filière fluide de médecine ? Des tas de cadavres de la pandémie à la Covid 19 qui jonchent les berges du fleuve et les bancs de sable, çà et là, tels des troncs d’arbres morts sur la Loire après la tempête, des files d’attente dans les couloirs des urgences hospitalières avec des brancards à la queue leu leu, (comme on est heureux !), et, émergeant de dessous des draps jaunes, des plaintes et des gémissements de malheureux inconfortablement installés et agglutinés depuis des heures et des heures... attendant, qui, une main tendue, qui une caresse dans les cheveux, qui, un urinoir ou un bassin, pour soulager cette douleur du bas-ventre qui menace de faire claquer la vessie, muscle non extensible. Et j’en passe.

Que voyons-nous le long de la filière fluide de médecine ? Des longs délais de rendez-vous de consultations chez les spécialistes, des dépassements d’honoraires exorbitants, des renoncements aux soins face aux taxes et forfaits divers qui se sont accumulés depuis 30 ans, dont le forfait-urgence-hôpital prévu dans la loi de financement de la Sécurité sociale de 2021, comme punition pour tous ceux qui se présenteraient aux urgences sans hospitalisation.

Que voyons-nous le long de la filière fluide de médecine ? Des « professionnels de ville » vieillissants, usés, fatigués, dont certains ont dépassé l’âge de travailler, pris dans un étau qui se resserre au fil des ans, conscients que leur pratique, qu’ils aimeraient de santé publique, est empoisonnée par les questions d’argent d’un côté, par les préoccupations matérielles et humaines de chef d’entreprise de l’autre côté, s’auto-exploitant parfois, s’aveuglant surtout sur leur sort, souvent incapables de penser que leur métier puisse être pratiqué d’une manière différente.

C’est justement pour penser les métiers du soin et organiser la réflexion indispensable à l’élaboration de l’émancipation de tous au travail, que la revue Pratiques a été créée en 1975. Nos colonnes sont ouvertes à toutes celles et ceux qui ne veulent plus subir mais agir loin des courriels-discours hors-sol de la DGS ou d’autres institutions trop éloignées du réel.

Katia et Jérôme, c’est la fin de notre voyage au pays de la filière de médecine, je vous laisse juges d’en apprécier la fluidité ou peut-être vous rendez-vous compte des nombreux obstacles qui l’empêchent de couler, comme une rivière transparente du Montana.

Malgré tout, je vous livre la fin de mon histoire, histoire de ne pas nous séparer fâchés.

C’est un fou qui repeint son plafond dans sa maison en France et qui répond à l’autre fou : « n’enlève pas l’échelle, je n’ai plus de pinceau... ». Alors le fou n’enlève pas l’échelle et tous deux peuvent continuer à coopérer, solidaires. Ils se cotiseront même, hors de la loi du marché, pour s’acheter des pinceaux. Pas fous !
Bien à vous et à vos enfants.


Annexe :

Stratégie d’adaptation de l’offre de soins à la reprise épidémique

  1. 15 octobre 2020
  2. À l’attention des professionnels de ville

Mesdames, Messieurs,

Le présent message DGS-Urgent vise à rappeler le contexte épidémiologique actuel (1) et son impact sur les acteurs du système de santé (2). Il présente également la stratégie d’adaptation de l’offre de soins, à laquelle participent les professionnels de ville (3).

1. Le contexte épidémiologique

La situation épidémiologique actuelle objective une très forte circulation du virus sur le territoire avec toutefois des différences entre les départements. À ce jour, 74 départements sont classés en zones de circulation active (ZCA). Des mesures de freinage complémentaires ont été mises en œuvre au sein des métropoles.

En parallèle, on note des indicateurs issus de l’offre de soins illustrant une mobilisation croissante tant en pré-hospitalier qu’hospitalier avec une reprise soutenue des admissions dans les établissements de santé que ce soit dans les services de réanimation mais aussi en hospitalisation conventionnelle. La reprise épidémique se conjugue, en effet, à un haut niveau d’activité hospitalière lié au rattrapage des activités déprogrammées durant le second trimestre, avec des plateaux techniques opératoires fortement mobilisés et un niveau d’activité qui rejoint celui de 2019 dans de très nombreuses régions, voire le dépasse.

Les modélisations faites par l’Institut Pasteur dans certaines régions indiquent d’ores et déjà que leur capacité régionale pourrait être dépassée dans les prochaines semaines. Dans ce cadre, le système de santé doit être totalement mobilisé afin de pouvoir prendre en charge les patients COVID+ et assurer la qualité et la sécurité des soins pour les autres patients.

Cette nécessaire évolution doit engager l’ensemble des acteurs tant au niveau régional que national.

2. L’impact de la reprise épidémique sur les acteurs du système de santé

L’impact de l’épidémie sur l’organisation se caractérise d’abord par une forte mobilisation des acteurs de ville, tant dans le dépistage que pour la prise en charge des patients.

À l’hôpital, la reprise épidémique impacte, en premier lieu, les activités de médecine en lien étroit avec la médecine de ville. Ces services connaissent d’ailleurs une sollicitation plus importante liée à des évolutions de prise en charge requérant moins de soins réanimatoires, l’âge des patients et une articulation renforcée avec les EPHAD.

Aujourd’hui, l’impact de la Covid est aussi croissant sur les services de réanimation et plus largement sur l’ensemble de la filière soins critiques pré- et post-réanimation dans un contexte de mobilisation concomitante pour des patients Covid et non-Covid (soins programmés et reprise de l’activité « polytraumatisé »).

L’enjeu est donc, dans de nombreuses régions, d’organiser simultanément, et pour les patients Covid et pour les patients non-Covid, la filière médecine en lien étroit avec la ville, l’HAD et les EHPAD d’une part et la filière de prise en charge de soins critiques, médecine et SSR d’autre part.

3. La stratégie d’adaptation de l’offre de soins

Une organisation territoriale pilotée par les ARS

Pour organiser la réponse de l’offre de soins, les ARS pilotent la gouvernance territoriale au niveau de chaque région. Cette gouvernance a vocation à mettre en réseau l’ensemble des acteurs (Samu, établissements de santé publics et privés, URPS, établissements et services médico-sociaux, etc.), afin de disposer d’une vision partagée de la situation et de ses évolutions ; de déployer une organisation territoriale adaptée aux besoins des patients en coordonnant l’ensemble des acteurs et de mettre en œuvre la stratégie régionale de l’ARS dans le cadre du plan ORSAN REB.

La structuration de la filière de prise en charge ambulatoire

Une vigilance forte des ARS est nécessaire sur la structuration et la fluidité de la filière de médecine. Celle-ci doit concerner, au vu des volumes, l’ensemble des acteurs publics et privés, et être organisée territorialement.

En tant que professionnels de ville, vous serez engagés à :
• Assurer la prise en charge en ville des patients Covid et des sujets contacts, ne nécessitant pas une prise en charge hospitalière ;
• Assurer l’amont et l’aval des hospitalisations conventionnelles, pour les retours des patients Covid à leur domicile, mais également pour les sorties précoces des patients hospitalisés non Covid ;

par le biais d’une instance de régulation territoriale partagée et commune sous l’égide de l’ARS et avec les acteurs du territoire (via les URPS notamment).

L’implication des pharmaciens d’officines est majeure au sein de cette prise en charge, via notamment la délivrance de masques de protection aux patients atteints de la Covid, cas contact et personnes vulnérables à risque de développer une forme grave.

Concernant l’arrêt de l’approvisionnement en masques via les stocks de l’État, un message spécifique vous sera adressé prochainement.

L’implication de tous les acteurs dans la sensibilisation des patients sur les préconisations pour diminuer la transmission du virus est essentielle notamment vis-à-vis des patients les plus vulnérables et de leurs proches.

Merci pour votre mobilisation.

Katia Julienne
Directrice générale de l’offre de soins
Pr. Jérôme Salomon
Directeur Général de la Santé


mercredi 28 octobre 2020, par Patrick Dubreil


[1Direction générale de la santé, courriel du 15 octobre 2020, signé de Katia Julienne, Directrice générale de l’offre de soins et du Pr. Jérôme Salomon, Directeur Général de la Santé.

[2Pour comprendre, lire avec intérêt : L’abécédaire de l’engagement, Miguel Benasayag, Bayard, 2004.


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