Pierre Delion,
psychiste
J’ai longtemps hésité à écrire ce que vous allez lire, tant les préjugés actuels sont enracinés dans une doxa d’apparence scientifique qui n’admet aucune contestation : l’autisme est un trouble du neurodéveloppement dont l’origine est génétique. Point barre. Les seules interventions autorisées sont éducatives et comportementales. Tout le reste est interdit. Dixit l’HAS [1]. Re-point barre. Comme les équipes des secteurs de pédopsychiatrie, de certains CRA (Centre ressources autisme), et autres établissements médico-sociaux ne se plient pas à ces ordres, la déléguée interministérielle poursuit sa croisade antipsychanalytique et vient vérifier dans les lieux à forte densité psychopathologique transférentielle que des sous-marins ne continuent pas de faire semblant d’appliquer le programme tout en proposant des psychothérapies « en douce ». D’ailleurs, les pédopsychiatres qui plaident en faveur d’une politique intégrative permettant d’articuler plusieurs références théorico-cliniques, ne sont que d’infâmes menteurs qui refusent de suivre la politique imposée par des mesures contraignantes extrêmement fortes donnant lieu à des oukases dignes des pires périodes staliniennes. Et pourtant leurs travaux [2] valent le détour, et devraient être pris en compte par la HAS dans ses nouvelles recommandations très attendues. Vous pensez que j’exagère ? Rappelez-vous l’affaire Lyssenko [3], celle des blouses blanches, et combien d’autres, faisant régner la terreur parmi les scientifiques soviétiques. À chaque fois, des scientifiques, éminents dans leurs domaines respectifs, disqualifiés en public et délégitimés par des technocrates n’ayant aucune compétence dans les spécialités incriminées sous couvert de l’obligation de se conformer à la « ligne du parti ». Bien sûr, nous n’en sommes pas à l’élimination physique des récalcitrants, mais de nombreux signes montrent que si vous dérogez à l’orthodoxie officielle, vous serez durement sanctionné. Des demandes de formation à la psychopathologie de l’autisme sont refusées. Des colloques portant sur les problématiques institutionnelles concernant les enfants autistes sont jugés incompatibles avec la formation continue. Un professeur de pédopsychiatrie a été exclu de sa responsabilité du centre de diagnostic d’un CRA en raison de l’intitulé de sa thèse portant sur l’évaluation des tests projectifs dans l’autisme. Et les ouvrages portant sur autisme et psychanalyse éliminés dans le même temps de la bibliothèque du CRA en question. À quand les bûchers pour les livres à l’index, comme l’ont fait quelques sinistres personnages au temps de l’Inquisition, du nazisme ou du djanovisme ? Et, comble de l’imposture, si vous contestez ces décisions arbitraires, vous risquez de faire l’objet d’un signalement à l’épouse du président de la République, qui tout le monde en conviendra, est une référence en matière d’autisme.
Quand Roland Gori [4] et Barbara Stiegler [5] évoquent le libéralisme autoritaire, inventé dès 1932 par Hermann Heller [6], auquel nous sommes maintenant réduits, conditionnant les citoyens à anticiper sur les mesures contraignantes et restrictives de liberté, dans une sorte d’actualisation de la servitude volontaire, ils parlent de ce que nous rencontrons désormais comme processus d’empêchement (au sens de Lacan qui le distingue de l’embarras) des liens basés sur un fonctionnement démocratique facilitant la passivité citoyenne. L’Université, lieu par excellence de la liberté de pensée/penser, est devenue, en l’occurrence, celui d’interdictions portant sur des pans entiers de connaissances, notamment dans le domaine des sciences humaines.
En effet, la politique nationale de l’autisme concoctée par une alliance entre des hauts fonctionnaires pressés d’en découdre avec la psychanalyse et la pédopsychiatrie, des scientifiques peu scrupuleux intervenant hors de leur champ de compétence (des généticiens donnant un avis « éclairé » sur les pratiques de soins ou des linguistes prétentieux se faisant les certificateurs des pratiques EBM), quelques représentants d’associations centrées sur l’autisme [7] (parfois franchement paranoïaques), ayant eux aussi des comptes à régler avec les psychiatres de référence psychanalytique, et des politiques démagogiques faisant fi de toute référence à leurs propres spécialistes académiques, s’est imposée à tous comme une évidence scientifiquement fondée. Depuis ces recommandations de la HAS parues en 2012, nous savons que nombre de données prises en considération sont critiquables sur le strict plan scientifique, alors que d’autres données non encore disponibles à l’époque le sont maintenant, ce qui devrait amener la HAS à sortir de nouvelles recommandations plus souples et portant sur des approches consensuelles, intégratives et complémentaristes.
Loin de cette idée d’assouplir la politique générale en faveur des enfants autistes en France, les responsables sanitaires durcissent le ton et développent contre leurs propres services publics de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent une organisation anti-sectorielle, en contradiction avec la loi de 1985 sur la sectorisation toujours en vigueur, installant des plateformes diagnostiques des troubles du neurodéveloppement (PCO [8]) sur tout le territoire français qui concurrencent directement les secteurs de pédopsychiatrie, les CAMSP — centre d’action médico-sociale précoce — et les CMPP [9] qui se voient injustement réorganisés sans leur consentement de la façon la plus brutale. Et tout le monde sait désormais que les troubles du développement de l’enfant sont essentiellement « neuro », et ne comportent plus la notion de « psycho », renvoyant les aspects psychiques aux poubelles de l’Histoire. D’ailleurs la déléguée interministérielle répète à l’envi que pratiquement 10 % des enfants sont concernés par de tels troubles, mélangeant avec l’autisme de nombreuses autres pathologies qui ne lui ressemblent guère, ce qui contribue à de nombreux biais scientifiques pour les chercheurs.
Au fond, ce qui compte c’est d’ériger une politique comportementale de rééducation des enfants troublés, dans laquelle la psychopathologie transférentielle sera inexistante et la psychanalyse renvoyée à son obsolescence supposée.
De plus, les enfants que nous soignons, leurs parents, et les professionnels n’osent pas dire ce qui leur arrive de peur d’être ostracisés et victimes de campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux (pour en avoir connu les affres, je sais de quoi je parle). Des associations de parents d’enfants autistes (La main à l’oreille, RAAHP [10])... ne sont pas admises dans le cercle des réunions ministérielles abordant l’autisme. Des professionnels, des ouvrages de référence, des formations, des pratiques, sont « condamnés » à figurer sur des listes noires. Ne trouvez-vous pas que tout cela fleure un certain totalitarisme ?
À chaque fois qu’une découverte digne de ce nom est faite par des neuroscientifiques, je m’en réjouis. Mais pour l’instant je n’ai pas trouvé de réponse probante à la question qui me taraude depuis cinquante ans que j’exerce la psychiatrie : d’où vient l’autisme et comment peut-on le soigner ? Bien sûr il y a eu quelques avancées dans différents domaines, génético-neuroscientifiques et psychopathologiques, mais pas au point de pouvoir affirmer que seules les premières sont les bonnes. D’ailleurs, elles ne répondent toujours pas à mes questions. De la même manière qu’en son temps, je me battais avec de nombreux collègues contre l’idée que la psychanalyse pouvait, à elle seule, « guérir » l’autisme, de même, pouvoir penser qu’un être humain n’est que le produit de ses gènes et de son cerveau est aujourd’hui ridicule. Nous devrions modestement faire appel à nos collègues des autres champs de connaissances pour constituer un ensemble complexe réunissant tous ceux qui ont un savoir et/ou une expérience concernant ce vaste sujet. Tous les praticiens qui accueillent et tentent de soigner les enfants autistes, quand ils ne sont pas sous l’emprise pathologique et monomaniaque d’une idéologie exclusive, le font en recourant à plusieurs champs théorico-cliniques. L’histoire du concept de serendipité montre que les trouvailles, mêmes dans les sciences dures, sont souvent le fait de logiques abductives, loin des classiques démonstrations inductives ou déductives. Et l’autisme n’y échappe pas.
J’ai l’habitude de proposer l’aphorisme suivant : éducatif toujours, pédagogique si possible et thérapeutique si nécessaire. Il me permet de construire avec l’enfant, ses parents et tous les partenaires nécessaires, un costume sur mesure, loin des certitudes excluantes énoncées par l’HAS, mais en accord avec une part de ses recommandations de bon sens. Mais qui dit costume sur mesure ne peut pas en prévoir la taille avant la rencontre avec la personne concernée. Les tailleurs vous le diront. Tout protocole préétabli ne fait que s’appuyer sur un idéal qui est souvent loin de la réalité, et s’apparente à ce titre au prêt à porter.
L’exemple le plus criant actuellement est celui de l’inclusion scolaire. Toutes les bonnes âmes se haussent du col pour réclamer cette politique généreuse en faveur des enfants handicapés. Et je suis le premier à la défendre lorsqu’elle est possible pour l’enfant. Mais l’inscrire dans le marbre sans donner les moyens à ceux qui l’assument au jour le jour, notamment les enseignants, est une imposture de plus. Lorsque les Italiens, avec la loi 180 édictée en 1978, ont décidé de cette politique volontariste, ils ont fait en sorte de donner les moyens de la réaliser. Ce qui n’est toujours pas à l’ordre du jour en France malgré des grandes déclarations démagogiques qui éludent soigneusement les problèmes posés aux enseignants, et laissent penser aux parents qu’ils sont dans leur bon droit en revendiquant cette politique souhaitable pour leurs enfants. Mais c’est oublier rapidement que cette philosophie de travail est possible à la condition d’en avoir les moyens non seulement financiers, mais surtout conceptuels. La pédopsychiatrie de secteur jouait dans cette équation complexe le rôle essentiel d’articulation entre les « forces en présence ». Mais la disqualification massive dont elle fait l’objet de la part de ses propres tutelles en a obéré l’efficacité évidente. Et combien d’enseignants, surtout en maternelle et dans le primaire, flirtent-ils avec le burn-out pour être obligés d’obéir à de tels ordres hiérarchiques ? Pour avoir longtemps pratiqué avec eux des groupes d’inspiration Balint, j’ai pu mesurer le désespoir qui les touche lorsqu’ils sont soumis à ce genre de double contrainte. Les aides apportées par un SESSAD [11] ne suffisent pas toujours à transformer les angoisses archaïques, concept majeur de la psychopathologie de l’autisme, qui surgissent chez certains enfants autistes et il est parfois nécessaire de recourir à une hospitalisation de jour en pédopsychiatrie. Dans ce cas, l’enseignant qui assure la scolarisation des enfants dans la structure de soin, est en meilleure situation pour évaluer ce que l’enfant peut atteindre en termes d’objectifs pédagogiques, car il dispose de l’aide de toute une équipe soignante avec laquelle il est en contact quotidien. Dans tous les hôpitaux de jour où j’ai l’expérience des intervisions pour les cas les plus difficiles, je réalise à quel point ces soignants ont à cœur d’apporter une aide spécifique à ces enfants en grandes difficultés, tout en privilégiant, à chaque fois que cela est possible, l’investissement de la pédagogie. L’inclusion en soi n’est possible que si le pédagogue est articulé avec tous ceux qui peuvent permettre de la réussir : les parents avec les éducateurs et les thérapeutes.
Mais l’idéologie dominante reste aujourd’hui la dé-psychiatrisation par principe, excluant sauvagement tout ce qui pourrait aider un enfant à réussir son intégration dans la vie, au même titre que les autres, mais avec des aides qui tiennent compte de ses particularités.
Bref, nos gouvernants, plutôt que de continuer à mettre de l’huile sur le feu pour masquer leurs difficultés à honorer leurs promesses démagogiques concernant les TSA (troubles du spectre autistique), feraient mieux de plaider enfin pour une réconciliation entre les parties actuellement en guerre, afin de réunir nos forces, nos intelligences, nos hypothèses de travail et nos moyens pour les prendre en charge de la meilleure façon, sans exclusive, sans parti pris, sans leçons de morales à deux sous et sans les contraintes inquisitoriales actuelles qui, sous couvert de scientificité, ne servent qu’à régler des comptes dignes d’un autre âge. Les équipes de pédopsychiatrie de secteur sont prêtes à ces convergences puisqu’elles en ont déjà entamé le processus depuis de nombreuses années.
Nous attendons des politiques qu’ils initient de nouvelles voies plurielles, polyphoniques et ouvertes à la créativité. Pour cela, ils devront absolument changer l’équipe actuellement en charge de ces missions, tant elle s’est disqualifiée par ses discours pétris d’une haine inqualifiable dans une démocratie digne de ce nom. Nous avons réellement besoin de hauts fonctionnaires qui assument leur appartenance au service public et ne prônent pas à longueur de recommandations la délégitimation du service public de secteur et le recours à la privatisation (à bon marché) d’un système de santé à bout de souffle.