J’ai soigné pendant 34 ans une population majoritairement fidèle à la religion musulmane. J’ai vécu le passage d’une cité populaire où les habitants avaient leur place dans la société à une cité où l’essentiel de la population lutte contre l’exclusion sociale sous ces différentes formes.
J’ai fait innombrables consultations du 8e jour de vie. J’ai accompagné ces enfants dans des parcours de vie d’emblée difficile, à l’image du parcours de leurs parents. L’immense majorité ces familles fait face à l’adversité avec un grand courage, avec des valeurs de solidarité, de fraternité, de souci d’égalité et tant mieux si leur « soumission » à l’Islam les aide dans l’intimité de leur vie.
Mais j’ai vite compris que certains de ces enfants finiraient mal. Le cumul des handicaps dès le début de la vie compromet l’avenir. Je suis médecin, je ne sais pas soigner sans comprendre la cause, l’origine de la maladie. J’essaie de comprendre pourquoi ces gamins au rire joyeux, voulant tous devenir footballeur, perdent pied petit-à-petit. Je les ai aidés à faire des études, certains ont vite décroché et sont allés s’embourber dans l’échec scolaire avant de « tenir les murs de la cité ». J’en ai vu beaucoup réussir et décrocher des bacs + 5 puis en attendant l’espoir du bon job, livrer des pizzas. J’ai aussi vu ces adolescents avaler les insultes, être humiliés par les contrôles au faciès. Tous ne sont pas devenus délinquants, la plupart ont trouvé les ressources pour faire face mais pas tous.
J’ai besoin de comprendre pour aider, pour accompagner, pour faire mon travail. Je n’ai jamais accepté et fait de compromis vis-à-vis de leurs participations à différents trafics pour justifier leurs besoins de vivre comme tout le monde. Mais je n’accepte pas que cette volonté de comprendre me soit renvoyée par certains comme une complicité avec leurs dérives, comme une complaisance vis-à-vis de leurs violences. Je soigne autant les victimes que les agresseurs, et je n’hésite pas à exprimer ma colère, mon dégoût quand ces hommes font leurs saloperies. Ils m’ont toujours reconnu ce droit de ne pas être d’accord. Mais les symptômes les plus graves que j’ai vu se constituer, c’est la perte des repères, c’est la diminution des affects, c’est surtout devant la réalité sociale et devant cette société qui souvent n’a pas su leur faire une place, l’installation de la défiance, puis c’est le fatalisme qui se développe et qui conduit à penser que, si cela existe, c’est parce qu’ils n’ont pas de place dans la République. Alors ce nouveau parcours de vie qui se dessine au fur et à mesure de la confrontation avec la police et la justice finit par les conduire en prison. Le procès, même s’ils en comprennent la cause, est le moment de détresse car il est souvent infantilisant, humiliant et va donc accentuer ce sentiment de rejet et de vide. C’est dans cette fragilité qu’ils rencontrent en prison l’Islam radical qui vient combler ce vide et qui fait sens. On connaît la suite.
Je comprends la tristesse de tout un peuple devant l’odieux carnage à Charlie Hebdo, je suis bouleversé, affligé, mais j’essaie de comprendre pourquoi ces gosses sont devenus des assassins. Il ne suffit pas de dire des évidences face à la violence, de brandir le risque de la menace terroriste, de se rassurer de l’indignation populaire. Mais il faut faire attention de ne pas uniquement aller chercher la cause du mal ailleurs dans le monde arabe, il faut aussi s’interroger en quoi ce que j’ai fait ou ce que je n’ai pas fait a contribué à en venir là.