Georges Yoram Federmann
Psychiatre
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- Strasbourg, le 21 juin 2022
Cher Salomon,
Nous sommes le 21 juin et la fête de la musique va battre son plein.
Mais je n’aurai pas le cœur à vibrer.
Vous êtes arrivé en France en juillet 2009.
Il y aurait eu 13 ans.
13 ans sur 42 années de vie... Presque un tiers.
L’administration s’est toujours bornée à ne pas vous reconnaître, vous désignant par « M. X se disant Johnson Salomon ».
Nous nous sommes pourtant battus depuis 4 ans et j’étais convaincu que vous alliez arriver à obtenir cette reconnaissance administrative, ce sésame à la con qui vous aurait apporté un peu de sécurité et de dignité.
Vous qui avez été si impressionnant par votre maîtrise du français, vos bonnes manières et votre respect...
Vous qui, au cabinet, n’éleviez jamais la voix ; cette voix douce et presque tendre, en tout cas si attendrissante.
Vous, que l’on pouvait retrouver en prison à l’Elsau comme à une étape « touristique » incontournable de votre parcours alsacien.
Il est vrai que les incarcérations ne semblaient pas vous impressionner, vous qui « entendiez siffler les balles » perpétuellement, dans les réminiscences traumatiques qui ne vous lâchaient jamais.
Vous qui me faisiez l’honneur de me solliciter pour trouver un dentiste libéral qui aiderait à reconstruire votre dentition à laquelle vous teniez tant.
Et Anita Knafou s’y était collée.
Votre vécu traumatique vous a dévasté pour toujours.
Vous racontiez que vous aviez pris au Libéria des amphétamines et de l’héroïne « pour ne pas avoir peur ».
Vous rapportiez les résurgences des scènes de guerre sous forme d’hallucinations auditives : « de cris d’enfants », de « gens qui hurlent » ou « de coups de fusil ».
Vous vous représentiez parfois, sous le choc, les humains « comme des reptiles ».
La précarité, les humiliations répétées, le sentiment d’inutilité ont fait évoluer le tableau vers une sorte d’autisme social et relationnel qui vous a enfermé dans une forteresse psychique qui pouvait vous couper du monde.
Tous ceux qui vous ont croisé ont perçu ce sentiment de gâchis :
« C’est véritablement tragique car ce patient à des potentialités psychologiques, affectives et relationnelles qui sont gâchées ».
Vous avez passé votre temps à essayer de survivre en essayant de ne pas vous noyer comme un équilibriste, sur un fil sans fin qui sait très bien que la chute sera fatale...
Je vous ai décrit comme « un homme généreux, idéaliste et loyal donnant le change pour tenter d’offrir une adaptation de façade en apparence satisfaisante, mais qui n’était que le masque d’un sentiment de culpabilité et d’inutilité, qui ne demandait qu’à s’exprimer à la (dé)faveur du moindre doute ou de la moindre interrogation »...
Tout semblait être réuni pour vous pousser au baston, en prison...
Vous vous êtes montré très conciliant et « policé » mais la tempête existentielle qui vous submergeait, reprenait ses droits (et ses torts) dès la sortie du cabinet.
On sentait bien qu’il n’aurait pas fallu grand-chose pour vous permettre de revenir parmi « nous tous » comme vous le souhaitiez tant et comme vous aviez fini par croire que c’était devenu impossible, tant la résistance crasse administrative imposait sa logique cynique et sadique.
On sentait que vous étiez sur le point de recouvrer en partie un sentiment de dignité et d’appartenance à une humanité civilisée et respectueuse de ses lois.
Mais les réminiscences des traumatismes terribles subis vous rattrapaient et s’imposaient à vous la nuit, sous forme de cauchemars, et parfois même le jour quand le doute s’insinuait de manière trop violente et vous rappelait votre situation de précarité et de fragilité. Une situation vraiment de merde.
Le contact avec vous pouvait sembler parfois exagéré et presque obséquieux, mais il traduisait la reconnaissance que vous rendiez à ceux qui ne vous avaient pas abandonné sur ce putain de chemin de croix, même si la conscience que les puissants, quelles que soient leurs motivations, finissent par avoir raison dans le domaine politique et que la force l’emporte alors sur le droit et la raison.
Le doute s’insinuait car à votre « petite » échelle, la logique de la loyauté ne pouvait plus s’appliquer et vous vous rendiez bien compte que l’intérêt de l’État dépasse, pour les écraser souvent, l’intérêt des individus et leur exigence de justice.
Vous avez continué à vivre avec rage et détermination et beaucoup de « classe », je trouve, et c’était votre forme de revanche sur le destin morbide qui vous a toujours accablé, mais parfois l’élan vital était si altéré que vous deviez puiser au plus profond de vos ressources psychiques pour ne pas abandonner.
En demandant des ordonnances qui « chevauchaient » ou quelques billets de 10...
Qui coûtait tant à votre dignité mais vous le faisiez quand même car vous étiez noble et courageux.
« L’interruption des soins entraînerait des conséquences d’une exceptionnelle gravité à type de décompensation dépressive gravissime avec marginalisation et clochardisation avant que la menace suicidaire ne se rappelle à notre patient, en faisant perdre à l’ensemble de ses soutiens le fruit de ce travail thérapeutique exceptionnel qui a été réalisé pour ramener du néant cet homme en lui inspirant à nouveau le sentiment d’une vie à peu près normale. » écrivais-je, il n’y a même pas deux ans.
Vous ne vous êtes probablement pas suicidé mais vous êtes bien « un suicidé de cette société », qui a tant de potentialités, mais qui sait si bien se montrer pourrie et implacable envers les vulnérables... et les princes, comme vous, derrière « le mendiant » dévasté et méprisé.
J’ai aimé être votre compagnon de route même si j’étais bouleversé de vous revoir repartir en galère à la fin de chaque consultation.
Consultations auxquelles vous ne veniez en général pas quand vous aviez RDV, et que vous imposiez (avec tact et mesure) quand vous n’en aviez pas. La classe vraiment.
J’ai beaucoup apprécié bosser avec les collègues de l’ARSEA, Muriel Lickel, notamment, Charlotte Claude, infirmière régulatrice à l’hôtel Pax, sensibles et impliquées ; combatives.
Avec le Dr Knafou, dentiste.
Avec le Dr Araagones Vidal Ester de l’Elsau.
Maître Sophie Kling a fait tout son possible.
Marie-Louise, ma secrétaire, faisait partie de la « famille ».
Je me souviens encore de cette lettre des urgences de SOS Main de janvier 2021, 17 mois avant votre mort (notre mort psychique aussi, pour une part) où vous étiez allé consulter pour une morsure « de rat INCONNU en voulant le nourrir ».
La France vous a traité comme un rat mais vous sembliez ne plus devoir en tenir rancune à quiconque, tant le régime des hommes vous avait dévasté.
Reposez en paix et continuez à nous inspirer.
Fraternellement
Georges Yoram Federmann