Alain Quesney
Pédiatre
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- Would you know my name ?
If I saw you in heaven
Would it be the same ?
If I saw you in heaven
[...]
I must be strong
And carry on
‘Cause I know I don’t belong
Here in heaven
Éric Clapton
- Would you know my name ?
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En quelle langue Français, Diaoula, ou Anglais dire notre douleur ? Quel rite pour le porter en terre ? Comment être assez fort (strong) pour se relever (stand up) et continuer (carry on) son chemin de vie quand on est parent d’un enfant mort accidentellement ? Comment continuer son travail de professionnel en crèche quand, en vain, on le cherche dans la nurserie ?
Comment comprendre, c’est-à-dire littéralement « accueillir en soi » cette terrible nouvelle ?
Profitant de quelques instants d’indisponibilité de sa maman, il a poussé une chaise contre l’appui de la fenêtre puis a perdu l’équilibre du troisième étage et n’a pu être réanimé... Cet enfant fréquentait notre crèche depuis l’âge de 7 mois. Seul enfant d’une très jeune mère originaire de la Côte d’Ivoire, il avait connu des aventures très risquées en ante puis néonatal. Il faudrait revenir sur les affres du grand voyage, la traversée de la Libye, puis de la Méditerranée et la pirogue qui s’arrête enfin sur les bords de l’Orne... À l’échographie, c’était un bébé très hypotrophe pour le terme estimé, au point qu’après l’IRM fœtale et la ponction amniotique finalement sans anomalies, une interruption médicale de grossesse ait pu être, un moment, proposée par les soignants puis refusée par la mère... Et c’est la Néo Nat et l’HAD... Il faudrait dire le nombre d’intervenants médicaux, médico-sociaux, sociaux, leur bienveillance souvent, leur maladresse parfois dans un système converti par force au rendement comptable et désormais non formé à la complexité de certaines histoires. Il faudrait rendre hommage au désir de comprendre des soignants, des accueillants, mais aussi à leur désir de se faire comprendre de la mère et l’enfant. À leur capacité à s’appeler et à se rencontrer, pour un véritable travail de synthèse qui leurs paraissait satisfaisant et tout naturel. Alors tout s’éclaire : l’anorexie et les vomissements cèdent, le torticolis s’atténue et Abdoul sourit de son petit sourire modeste et coquin qui défie les prédictions médicales (?) puis maternelles « il sera paralysé ! »... La courbe de poids s’améliore et les conseils du kiné se révèlent très aidants notamment pour l’aménagement du quotidien à la crèche. Abdoul marche vers 20 mois. Sa mère fait une formation professionnelle...
Au moment où le récit devient sans histoires... Quel grain de sable de la destinée ?
Si Dieu existe, l’a-t-Il voulu ? Ou comment a-t-Il pu laisser faire une chose pareille ? Il nous faudrait engager un sit-in de protestation silencieuse, en écho à Son silence plutôt assourdissant... mais, on a beau essayer de Le tenir par sa barbichette blanche, Il a sur nous l’avantage de l’éternité... Le débat philosophique et métaphysique devient alors vite lassant.
Tout ça pour ça ! Notre fierté, notre joie de voir Abdoul se développer tranquillement, il n’en reste donc plus rien, sinon « des regrets, des regrets » [1]. Nous sommes atteints en plein cœur de ce que nous pensions constituer notre vocation soignante : la réparation avec tout ce qu’elle engage d’échecs possibles, de culpabilité, de remords et aussi de regrets... On a beau tenter de se prémunir contre le risque d’une identification massive aux parents, contre l’empathie sans distance et la pensée magique héritée de notre petite enfance, cet événement nous fait complètement « dérailler » ! Pour ce qui me concerne, le grand-père pédiatre que je suis, a été tellement sidéré par la nouvelle et à ce point interpellé par le réel et l’imaginaire qu’il a passé le jour même des coups de fil à ses trois filles, mamans de jeunes enfants pour faire le point sur la sécurité à leur domicile.
Pourtant il s’agirait de ne pas tout mélanger — la cruelle destinée de Junior — et les interprétations sauvages entre dénégation et voyance extra-insipide
« S’il est tombé, ce n’est pas parce que, à la crèche nous le traitions de petit casse-cou ».
« Et si on l’avait moins stimulé, il serait toujours là... »
« Junior est lui aussi dans notre douleur », paraphrase tirée du texte de Goethe « les années d’apprentissage de Wilhelm Meister » citée par Conrad Stein dans « les pièges de la compassion ». [2] Est-ce bien leur rendre service à ces familles et à ces enfants pris dans la folie de notre monde — que de les faire rentrer durablement dans notre douleur, notre empathie ? Plaidons plutôt pour que les professionnels bénéficient de cet « apprentissage à la relation »... qui dure toute la vie : une sorte de dialectique dynamique entre complaisance-compassion et une position froide et défensive proche du rejet. C’est dire l’intérêt des réunions d’équipe pour accueillir la parole des professionnels de la crèche. [3]
Mais dans notre tête (et cela accroît encore la confusion) il y a aussi le déterminisme de l’histoire coloniale de la France, la férocité de la Géopolitique, l’explosion du nombre des réfugiés climatiques, les manques de moyens de l’accueil de la petite enfance, tous facteurs que nous ne pouvons pas corriger magiquement ni même démocratiquement, mais qui, rappelés quotidiennement à notre connaissance participent à notre malaise et vrillent notre culpabilité d’homme blanc ! À chacun ses remords, à chacun ses phobies, à chacun ses défenses ! J’ai pu alors me mettre à lire ou plutôt relire. L’ouvrage de Ginette Raimbault : Lorsque l’enfant disparaît [4] m’a beaucoup aidé. Il donne une analyse subtile de la création d’artistes dont la vie a été marquée par la perte d’un ou plusieurs enfants, de Victor Hugo à... Éric Clapton [5]. Bien sûr les référentiels culturels de chacun d’entre nous sont divers et variés et il faudrait mobiliser activement les ressources de l’ethnopsychiatrie pour aider cette jeune maman dans cette douloureuse épreuve. Qu’elle trouve dans notre solidarité active et émue, l’expression de tout notre respect !