« Les monstres existent. Mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux. Plus dangereux sont (…) les fonctionnaires prêts à croire et à agir sans poser de question. »
Primo Levi [1]
Les intertitres et « relances » en gras sont de la revue Pratiques.
"Du brevet « concurrence » au brevet « monopole "
Le 17 juillet 1997, lors de la première discussion de la directive européenne 98/44 de « brevetabilité des inventions biotechnologiques », les parlementaires furent accueillis à Strasbourg par une manifestation d’handicapés vêtus par le cartel des industriels des « sciences de la vie » de maillots jaunes portant l’inscription « Patents for life », « des brevets pour la vie ». La protection de nos inventions est nécessaire, expliquaient ces philanthropes, pour débarrasser l’humanité des fléaux de la faim et de la maladie. [2] La Commission et les gouvernements faisaient leur ces assertions sans examiner si le brevet avait ou pouvait avoir un effet incitateur sur l’innovation.
Pourtant, aucune étude économique empirique n’a réussi à démontrer l’effet incitateur du brevet sur l’innovation, effet postulé par le bon sens à quoi se réduit ici la théorie économique. Et lorsqu’un effet a pu être mis en évidence, il était inverse.
Ce paradoxe s’éclaire si l’on replace le brevet dans son contexte historique, celui de l’économie concurrentielle du XIXè siècle et du libéralisme qui en est la traduction théorique et politique. Peut-être a-t-il pu jouer alors un rôle incitateur par sa disposition-clef, l’exigence de rendre publique l’invention en échange du monopole (anathème pour tout libéral) temporaire conféré à l’inventeur.
En sortant de la protection par le secret, le brevet stimule la concurrence entre inventeurs, laquelle subvertit la protection que confère le brevet et contribue au progrès technique. Ce brevet-concurrence est, on le voit, une construction subtile dans le droit fil de la conception libérale qui fait de la concurrence le principe régulateur d’une société d’individus égoïstes. L’inventeur est ainsi conduit « par une main invisible à promouvoir une fin qui n’est aucunement dans ses intentions. » [3]
« aucune étude économique empirique n’a réussi à démontrer l’effet incitateur du brevet sur l’innovation...lorsqu’un effet a pu être démontré, il était inverse »
Avec la concentration industrielle de la fin du XIXè siècle, ce brevet-concurrence, dans un mouvement dialectique classique, est remplacé par le brevet-monopole, par exemple dans les industries nouvelles de l’électricité et de la chimie. Westinghouse et General Electric mettent leurs brevets en commun et bloquent ainsi leurs concurrents. L’extension à la même époque du brevet aux molécules chimiques confirme que la dérive est déjà bien avancée puisque personne ne va investir dans le perfectionnement d’un procédé de fabrication d’une molécule brevetée.
Cette logique du brevet-monopole joue à plein maintenant dans les deux domaines parallèles du brevet logiciel et du brevet du vivant. Les entreprises dominantes qu’il s’agisse de Microsoft, d’IBM, ou de Monsanto, Novartis ou DuPont ont anticipé sur les directives européennes en déposant des dizaines de milliers de brevets auprès de l’Office Européen du Brevet – un organisme de droit privé ! - les premières sur les algorithmes (les méthodes de calcul), les secondes sur les gènes. En remplaçant la protection du logiciel par le droit d’auteur par le brevet des algorithmes (un logiciel est constitué de milliers d’algorithmes), il s’agit d’empêcher les développeurs indépendants (en particulier de logiciels libres), de concurrencer le cartel puisqu’ils devront nécessairement recourir des algorithmes brevetés.
Dans le domaine du vivant, le brevet sur les gènes remplace le Certificat d’Obtention Végétale (en quelque sorte le droit d’auteur) qui protégeait les « variétés » (Encart) et aboutit au même résultat. Il s’agit à terme d’éliminer la concurrence de petits sélectionneurs et surtout des sélectionneurs ‘publics’, au cas bien improbable où ces derniers s’aviseraient de faire concurrence au cartel des agrotoxiques semenciers.
Et bien que le brevet des gènes soit fondé sur des hypothèses réductionnistes depuis longtemps dépassées et constitue une imbécilité biologique, [4]
au point qu’on peut se demander comment il pourra bien s’appliquer, [5] la menace de procès interminables et immensément coûteux suffit. Le cartel peut faire confiance à ses cabinets internationaux d’avocasserie pour soumettre les récalcitrants. Mais, à l’heure de la cartélisation néo-libérale, ces considérations d’intérêt public et de bon sens importent peu.
« dans le domaine du vivant, le brevet sur les gènes remplace le Certificat d’Obtention Végétale... il s’agit à terme d’éliminer la concurrence de petits sélectionneurs et surtout des sélectionneurs ‘publics’... »
Bref, au même moment, à 10 000 kilomètres de là, ce même cartel faisait tout pour empêcher le gouvernement sud-africain d’adopter une loi autorisant la fabrication et l’importation de médicaments génériques anti-sida dont le coût représentait une fraction - quelques pour cents - du prix pratiqué par le cartel. De 1997 à 2001, sa guérilla légale en a empêché l’adoption et 400 000 malades sont morts sans soin. [6]
Un peu plus tard, en mars 1998, le ministère américain de l’agriculture (la recherche « publique » !) et une firme privée déposaient le brevet "Contrôle de l’expression des gènes », alias Terminator, de stérilisation des plantes.
En juillet 1998, les parlementaires votent la directive 98/44 malgré une opposition venue surtout des Verts. Ils ignorent tout de ce qui se trame en Afrique du Sud. Et ceux qui ont entendu parler du « contrôle de l’expression des gènes » sont loin d’en saisir les implications. Ce vote a donc été arraché aux parlementaires européens par les pressions « sans précédent » (selon Paul Lannoye, à l’époque président du groupe des Verts) des industriels, de la Commission, des officines de relations publiques, agissant en accord avec les gouvernements, par la propagande sur les « biotechnologies-qui-vont-nourrir-le-monde,-protéger-l’environnement,-et-éliminer-la-maladie », et par le chantage à la compassion.
Le brevet du vivant n’est pas « pour la vie ». Il est criminel. Dans les deux domaines jumeaux de la biologie appliquée, l’agriculture et la santé.
La directive européenne 98/44 et l’agriculture
Personne ne niera que tant que le grain récolté est aussi la semence de l’année suivante, le semencier ne peut vendre de "semences". Le semencier doit donc se débarrasser, par un moyen quelconque, de la concurrence déloyale des plantes et des animaux qui se reproduisent dans le champ du paysan. [7]
« la production reste entre les mains de l’agriculteur, mais la reproduction devient le monopole, le privilège du semencier-obtenteur »
Terminator, cette technique transgénique de stérilisation n’est donc pas le fruit de l’égarement d’un quelconque Dr Folamour, et encore moins une technique visant à protéger l’environnement de pollutions transgéniques inévitables comme la propagande cherche à le faire accroire, [8] mais le plus grand triomphe technique de la biologie appliquée à l’agriculture depuis 150 ans. La production reste entre les mains de l’agriculteur, mais la reproduction devient le monopole, le privilège du semencier-obtenteur - maintenant un cartel de transnationales agrochimiques et pharmaceutiques autoproclamées « des sciences de la vie ». [9] La loi du profit triomphe enfin de celle de la Vie.
Triomphe technique. Mais faute politique immense que les officines de relations publiques et leurs spécialistes en désinformation (les « spin doctors » ) n’arrivent pas à rattraper. Car Terminator révéle le secret le mieux gardé des sélectionneurs et généticiens, la contradiction entre la loi de la vie et celle du profit (Encart). Il ruine vingt ans de propagande philanthropique du complexe génético-industriel au moment où il parvient légalement à ses fins avec la directive européenne 98/44 dite de « brevetabilité des inventions biotechnologiques ».
L’opinion publique a compris que les soi disant Organismes Génétiquement Modifiés (Ogm), [10] loin de « nourrir la planète et protéger l’environnement », permettent d’en finir avec l’injustice des êtres vivants à l’encontre des investisseurs et renforcent encore leur emprise sur notre existence, dans l’Occident riche et dans le Tiers Monde. [11]. Ni les Etats du Tiers Monde ni les transnationales de « sciences de la vie » n’ont les moyens légaux ou policiers d’interdire aux paysans de semer le grain récolté.
Car tout ce qui est transgénique est brevetable. Si l’article 4, alinéa 1a, de la directive déclare que « les variétés végétales et les races animales ne sont pas brevetables », l’alinéa 2 fait le contraire : « Les inventions portant sur des végétaux ou des animaux dont l’application n’est pas techniquement limitée à une variété végétale ou à une race animale sont brevetables. »
La directive organise donc une discrimination légale en faveur des Ogm, inutiles et dangereux, [12] aux dépens de la sélection de clones protégés par le certificat d’obtention végétale (COV). Dans sa version originale (1961), ce dernier défend l’intérêt général puisqu’il protège l’obtenteur du pillage de ses variétés par ses concurrents, l’agriculteur d’un marché souvent malhonnête et laisse le matériel variétal à la disposition de tous pour en poursuivre l’amélioration. Cette discrimination légale s’oppose à la doctrine libérale européenne selon laquelle le marché doit décider des choix techniques.
A terme, cette directive permettra comme le montre l’exemple américain qu’elle imite servilement, d’interdire la pratique fondatrice de l’agriculture, semer le grain récolté. Car c’est bien là l’enjeu véritable. Le Parlement européen n’a-t-il pas repoussé la proposition des députés verts d’élargir le droit de réensemencement ? Mais pour la Commission et les gouvernements, le cartel des agrotoxiques qui a pris le contrôle de la sélection dans le monde subit une concurrence intolérable. Une vieille histoire.
« les inventions portant sur des végétaux ou des animaux dont l’application n’est pas techniquement limitée à une variété végétale ou à une race animale sont brevetables »
En 1845, les « Fabricants de Chandelles, Bougies, Lampes, Chandeliers, Réverbères, Mouchettes, Eteignoirs, et des producteurs de Suif, Huile, Résines, Alcool et généralement de tout ce qui concerne l’éclairage » adressaient à « MM. les Membres de la Chambre des Députés » une pétition pour leur demander de « faire une loi qui ordonne la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, abat-jour, contre-vents, volets, rideaux, vasistas, œil-de-bœufs , stores, en un mot de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquelles la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons, au préjudice des belles industries dont nous nous flattons d’avoir doté le pays, qui ne saurait sans ingratitude nous abandonner aujourd’hui à une lutte si inégale. » [13]
Qu’au nom du libéralisme, les autorités européennes et les gouvernements volent au secours de la « belle industrie » des agrotoxiques, responsable de 220 000 morts par an, surtout dans le tiers monde, [14] témoigne avec éclat de l’imposture néo-libérale.
Et comme un privilège engendre la triche de ceux qu’il exclut, il faut mettre en place une société de délation. Ce que fait Monsanto aux Etats-Unis avec sa police génétique chargée de débusquer les “pirates”. Monsanto met à la disposition des agriculteurs des lignes téléphoniques gratuites pour qu’ils dénoncent leurs voisins “pirates”. Curieusement, la directive 98/44 ne dit rien de cette police génétique. Sera-t-elle privée ou publique ? A quand une directive sur la « protection policière du privilège des investisseurs sur la reproduction des plantes et des animaux » ? Et l’amour et la sexualité humains ne portent-ils pas aussi préjudice à la rentabilité des techniques de reproduction des investisseurs ?
« l’Amérique du nord est dénuée de ressources génétiques »
Cette directive nous fait sortir de l’ère de l’échange libre des ressources génétiques, du partage des connaissances, de la coopération internationale entre chercheurs publics, bref d’une mondialisation non marchande qui a permis le quintuplement du rendement des principales cultures dans les pays industriels depuis la guerre et son augmentation considérable dans nombre de pays du tiers monde. [15] Son objectif est de remplacer cette mondialisation non marchande par la cartellisation marchande de ces ressources génétiques et leur pillage, par la privatisation des connaissances biologiques et la “guerre économique”. Une recette sûre pour les futures famines.
« la mondialisation non marchande...a permis le quintuplement du rendement des principales cultures dans les pays industriels depuis la guerre... »
Un dernier point. L’Amérique du nord est dénuée de ressources génétiques. L’agriculture s’y est construite grâce aux importations de plantes et d’animaux. Au XVIIIè siècle, Thomas Jefferson risque la peine de mort pour sortir en fraude des semences de riz du nord de l’Italie. Benjamin Franklin envoie régulièrement des semences d’Europe à ses correspondants de Philadelphie. En 1839, le Congrès charge le Patent Office (le bureau des brevets – déjà !) d’introduire et de distribuer gratuitement les semences aux agriculteurs et jardiniers. [16] La seule plante d’importance agronomique (mineure) originaire d’Amérique du Nord est le tournesol. Le seul animal de ferme qu’elle nous a apporté est la dinde. Personne ne regretterait que les Etats-Unis en gardent l’exclusivité. Et pourtant, ils brevètent maintenant les ressources génétiques qu’ils ont pillées dans le monde entier ! Et l’Europe qui doit tant à ce même pillage en fait autant. Le vieil impérialisme est toujours aussi vivant.
« la cartellisation marchande des ressources génétiques et leur pillage, par la privatisation... une recette sûre pour les futures famines »
En résumé, la directive organise une discrimination légale en faveur de « solutions » transgéniques inutiles ; elle crée un privilège pour un cartel de transnationales agrotoxiques et conduit à une société de délation. Elle remplace une mondialisation non-marchande par la cartellisation marchande des ressources génétiques et leur pillage, et la coopération internationale par la guerre économique. Elle donne le coup de grâce à une biodiversité à l’agonie. Elle prépare les futures famines en prétendant les prévenir – à l’instar du brevet du médicament qui, au nom du progrès médical, tue les malades non solvables.
l La directive européenne et la santé
Avec le procès des transnationales pharmaceutiques contre l’Afrique du Sud, [17] l’opinion publique a pris connaissance du caractère criminel du brevet des médicaments. Le cartel vend les médicaments brevetés 10 à 40 fois le prix auquel des fabricants de produits génériques les fournissent. [18] La recherche coûte cher, proclament-elles. Il faut en protéger les résultats pour que le progrès médical se poursuive.
« la recherche des laboratoires est en réalité le sous-produit de leur politique commerciale destinée à transformer le médecin en prescripteur »
Le 9 mai 2001, le journal financier Les Echos levait un coin du voile. Novartis “ n’a jamais eu autant de nouveaux produits à lancer : dix sur les trois prochaines années... Cette vague conduit Novartis à dépenser 1 milliard de francs suisses supplémentaires en marketing cette année, ce qui porte ce budget au ratio inhabituel de plus de 32% du chiffre d’affaire. Un investissement qui coûtera au groupe de 1 à 2 points de marge opérationnelle en 2001.”
Le chiffre d’affaire étant de 36 milliards de francs suisses, Novartis dépense donc 12 milliards de francs suisses en marketing, soient une dizaine de milliards d’euros – de quoi assurer l’approvisionnement de l’Afrique en médicaments de base et leur distribution. Les concurrents-partenaires de Novartis en font autant, sinon plus. La recherche des laboratoires est en réalité le sous-produit de leur politique commerciale destinée à transformer le médecin en prescripteur. Car, l’abri du brevet permet au laboratoire de pratiquer des prix faramineux de monopole sans rapport avec les coûts de production pour des produits que les malades (et les médecins) jugent, à tort ou à raison, vitaux.
Maximiser les profits implique de maximiser sa part de marché aussi rapidement que possible pour une pathologie donnée, et donc de contrôler le prescripteur et, par extension, le système médical lui-même, de la formation des médecins à la recherche. Etendre le marché d’un médicament à des pathologies voisines ou différentes est l’étape suivante, même si les conséquences s’avèrent in fine désastreuses pour le patient. Ce qui conduit à ces dépenses socialement aberrantes de promotion, à une surconsommation dangereuse de médicaments, une recherche médicale biaisée et sous influence.
« la recherche des laboratoires est stérile... faute de trouver de nouveaux médicaments, les laboratoires inventent des nouvelles maladies »
L’effet incitateur à l’innovation du brevet consiste ici à décliner la même molécule sous différentes formes, à verrouiller les molécules voisines, à en étendre le marché à d’autres pathologies, à prolonger la durée du brevet par différents artifices. De fait, la recherche des laboratoires est stérile – thérapeutiquement parlant. [19] Financièrement, elle est immensément profitable. [20] Faute de trouver de nouveaux médicaments, les laboratoires inventent des nouvelles maladies comme le Syndrome de l’Anxiété Sociale promu avec succès par SmithKline Beecham pour vendre son tranquilisant Paxil. [21]
Ces dépenses contribuent-elles à l’amélioration des soins aux malades et au progrès médical ? ou aux profits des actionnaires - et au déficit de la sécurité sociale ?
La recherche coûte cher ? Au cours de l’année 2000, un distributeur ghanéen de médicaments, Healthcare, avait acheté un lot de Duovir (la version générique du Combivir de Glaxo Welcome, le premier laboratoire mondial), à Cipla, une entreprise indienne spécialisée dans la production de génériques. Le médicament de Cipla coûte 1,74 dollar par jour, soient 600 dollars par an, quelques pour cents du prix pratiqué par Glaxo. Pour Glaxo, ces importations transgressent son brevet. Devant la menace de procès, Cipla interrompt ses livraisons. Les médicaments livrés restent en stock. Les malades meurent. Pourtant, le brevet de Glaxo n’est pas valable au Ghana. [22]
Le Combivir combine deux molécules, l’AZT et le 3TC. Les ventes totales de ces deux molécules sont de 1,1 milliard de dollars. [23]
« dans le tiers monde, le brevet tue... chez nous, il permet, en plus, de dévaliser en toute légalité la sécurité sociale »
L’AZT, découvert par le National Cancer Institute – la recherche publique – au début des années 60 s’était révélé peu efficace contre le cancer. En 1987, avec la montée de l’épidémie de sida, Glaxo s’intéresse à l’AZT. Il le fait tester en même temps que d’autres molécules par le NCI qui a mis au point les méthodes d’étude des médicaments anti-viraux. Glaxo dépose en même temps un brevet sur l’AZT comme médicament anti-sida. Et lorsque les tests du NCI se révèlent prometteurs, il devient « l’inventeur » du premier médicament anti-sida. [24] Brevet aidant, il en fait l’un des médicaments les plus coûteux jamais vendu.
Ainsi, de bons avocats valent-ils mieux que de bons chercheurs. De bons vendeurs aussi. Depuis ce coup d’éclat, la fusion de Glaxo-Wellcome et Smithkline-Beecham (17 janvier 2000), a créé le premier laboratoire mondial. L’atout du nouveau groupe : « une force de vente de 40 000 personnes » - sur un total de 105 000 ! Aux seuls Etats-Unis, 7 600 visiteurs médicaux transforment les médecins en « prescripteurs ». [25]
Ce n’est donc pas la recherche scientifique qui coûte cher, mais celle du profit.
Cette directive crée en réalité un privilège sur la découverte de gènes (article 5-2), « même si la structure de cet élément est semblable à celle d’un élément naturel ». Une forfaiture couronne ainsi un forfait : pour qu’il y ait brevet, il faut qu’il y ait invention, et non découverte ; le brevet de gènes (c’est-à-dire sur le moyen de produire les médicaments futurs) s’ajoute au brevet du médicament. La maladie devient monopole. C’est déjà le cas avec les brevets de Myriad Genetics sur les « gènes de prédisposition » au cancer du sein. [26] En somme, les investisseurs possèdent la maladie mais ne l’ont pas, les malades l’ont mais ne la possèdent pas.
Enfin, la directive européenne a pour objectif, dit-on, de renforcer la compétitivité européenne. Or les Etats-Unis, ou plus précisément les firmes transnationales, américaines essentiellement, brevètent à tout va depuis l’arrêt Chakrabarty de la Cour Suprême en 1980. [27] Il s’agit donc d’aller faire la « guerre économique » sur le terrain soigneusement préparé de l’adversaire et de ses grands cabinets d’avocasserie. C’est aller à la déroute.
En résumé, dans le tiers monde, le brevet tue. Chez nous, il permet, en plus, de dévaliser en toute légalité la sécurité sociale - qui, à terme, sera ruinée. La directive 98/44 prépare la tiers-mondialisation du système de santé dans les pays industriels eux-mêmes : seuls les riches pourront se soigner. A cet égard, les Etats-Unis, en tête pour le pourcentage des dépenses de santé par rapport au PIB et au 22ème rang mondial selon l’index de qualité des soins de l’OMS montrent où conduit la mise en coupe réglée du système de santé par le complexe génético-industriel.
Ce n’est pas tout.
l Confisquer la santé
Le brevet sur le vivant est inséparable d’une nouvelle conception, prétendument scientifique, de la maladie : les maladies seraient génétiques. Les chercheurs découvrent les gènes de l’obésité, du cancer, de la schizophrénie, du sport, de l’intelligence, de l’alcoolisme, de la fidélité, de l’homosexualité, de l’autisme, de la vieillesse, etc. Soigner requiert de breveter les gènes.
Ce déterminisme génétique strict existe dans certains cas de maladies très rares - qui n’intéressent pas le complexe génético-industriel puisque le marché en est minuscule. Mais ce dernier est en train de le généraliser au marché immense des maladies dites « de civilisation » - cancers, obésité, maladies mentales, allergies, et pourquoi pas ?, à celui de vieilles maladies, en plein renouveau comme la tuberculose. Ainsi, des « spécialistes londoniens ont fait la démonstration en Gambie (que) les hommes ne sont pas génétiquement égaux face au risque de l’infection tuberculeuse ... Comme on vient de l’établir pour la contamination par le virus du sida, certaines personnes sont, du fait de leur patrimoine héréditaire, plus que d’autres exposées à la maladie ». [28] Belle démonstration ! Nous sommes tous différents. Ces différences sont même ce qui caractérise les êtres vivants. Est-il surprenant que nous réagissions différemment à la tuberculose ou au Sida ? Le travail des spécialistes londoniens débouche sur une tautologie qui introduit subrepticement une causalité génétique dans une maladie que l’on disait jusqu’ici provoquée par le bacille de Koch.
« une nouvelle conception, prétendument scientifique, de la maladie : les maladies seraient génétiques »
Pourtant, la tuberculose n’est pas plus causée par le bacille de Koch que l’obésité par le gène découvert en mars 1997 (ou le cancer par les oncogènes ou telle endémie par tel gène). L’incidence de la tuberculose dans les pays industriels avait diminué dans des proportions considérables en 1914, avant même que la première molécule active contre le bacille de Koch ne soit disponible. En une cinquantaine d’années, les luttes ouvrières avaient réussi à arracher la diminution du temps de travail, l’amélioration des conditions de travail, la suppression du travail des enfants, des augmentations de salaires, de meilleures conditions d’hygiène et de vie, etc. On peut donc lutter contre la tuberculose en luttant contre le bacille de Koch ou en s’attaquant aux conditions sociales et politiques qui lui permettent de faire des ravages.
Le choix de la méthode relève du politique. Le choix néo-libéral ne fait aucun doute. Et à l’heure actuelle, la lutte contre la tuberculose (qui connaît un renaissance foudroyante y compris dans les pays industriels) n’impliquerait-elle pas d’abord d’en combattre la cause, le démantèlement des droits qui avaient été conquis depuis cinquante ans ?
« ce déterminisme génétique strict existe dans certains cas de maladies très rares - qui n’intéressent pas le complexe génético-industriel puisque le marché en est minuscule »
Le paradigme de la maladie génétique introduit un élément nouveau par rapport à celui de la maladie microbienne. Cette dernière laisse la porte ouverte à la compréhension des causes sociales et politiques de la maladie, bref à son écologie politique et, par conséquent, à la mise en ?uvre d’une politique de santé publique, s’attaquant à ces causes, plutôt qu’à son agent, le bacille de Koch. Mais avec la maladie génétique, la maladie devient propre à l’individu. Cette idéologie médicale nouvelle traduit dans le domaine de la santé la dynamique d’individuation et de rupture des liens sociaux caractéristiques du capitalisme. Réduite à ses gènes, la personne est abolie. Ne restent que gènes défaillants que soignent les transnationales « thérapeutiques ».
Soit dit en passant, on trouvera presque toujours des gènes « responsables » (dans cette conception scientifique étriquée de la causalité) d’une pathologie quelconque puisque les gènes interviennent dans la fabrication des protéines et que ces dernières jouent un rôle dans toutes les fonctions de la vie. Quel est l’enjeu véritable de « découvertes » qui, à l’examen, sont autant de tautologies ?
« pour les docteurs Knock transnationaux... une personne en bonne santé porte préjudice à la rentabilité du capital »
Pour les transnationales semencières, il n’y a pas de plus grande injustice que la faculté des plantes et des animaux de se reproduire dans le champ du paysan. Tout a été fait, nous l’avons vu, pour s’en débarrasser. Pour celles de la pharmacie, une personne en bonne santé porte préjudice à la rentabilité du capital. Tout sera donc fait pour l’en débarrasser. Ne faut-il pas comprendre la théorie génétique de la maladie, le battage médiatique à propos de la « Doctrine de l’ADN » [29] , le chantage au brevet qui « en-protégeant-l’investissement-permettra-de-nous-débarrasser-de-la-maladie » dans ce cadre de l’économie politique ?
Nous sommes tous porteurs de maladies « génétiques » - en jargon de « susceptibilités aux maladies génétiques » - une cinquantaine au moins, dit-on. Pour les Dr Knock transnationaux, toute personne bien portante est donc un malade qui s’ignore. La maladie génétique et la médecine « prédictive » font de tout être humain (et ce, avant même sa naissance), un malade potentiel de la naissance à la mort. Le marché de la maladie s’élargit à toute personne en bonne santé - exactement comme Terminator, le brevet et autres moyens biologiques, administratifs, légaux de stérilisation des plantes et des animaux dans le domaine agricole étendent le marché des « semences » à la totalité de la superficie cultivée de la planète. Bis repetita...
« c’est le glas de tout système de sécurité sociale »
En somme, pour nous débarrasser de la maladie, le complexe génético-industriel fait de chacun de nous un malade potentiel ! C’est le glas de tout système de sécurité sociale.
Terminator et le procès du complexe génético-industriel à l’Afrique du Sud ont fait tomber le masque philanthropique et écologique du néo-libéralisme. Tout ce qui précède est connu ou peut l’être sans peine. Le brevet est criminel, pour ne pas dire génocidaire. En finir avec le brevet-monopole néo-libéral en séparant la recherche de molécules nouvelles confiée à des organismes publics (de fait, c’est déjà le cas !) de leur production qui peut rester privée est techniquement facile et politiquement possible car les opinions publiques des Etats-Unis à l’Europe en passant par les pays du Tiers-Monde sont exaspérées par les ravages de l’industrie pharmaceutique. Comment et pourquoi les « responsables » l’ignorent-ils ? Pourquoi ont-ils perdu cette faculté de juger, question qui taraudait H. Arendt et qui devrait nous hanter après les horreurs du XXè siècle ? Pourquoi avons-nous perdu la faculté de juger alors que nous savons.
« la raison d’être des dirigeants du complexe génético-industriel est, elle, de produire des profits, pas de soigner les malades ni de nourrir les peuples »
Un entreprise doit produire des profits réinvestis pour produire encore plus de profits ou disparaître. La production de biens pour satisfaire des besoins n’est qu’un moyen de cette fin. Cette dynamique infernale de l’inversion de la fin et des moyens s’étend maintenant à tous les domaines de notre existence, même à ceux où elle avait été quelque peu contenue. Ainsi, la raison d’être des dirigeants du complexe génético-industriel est-elle de produire des profits, pas de soigner les malades ni de nourrir les peuples.
Leurs juristes créent les « droits de propriété intellectuelle » de l’Organisation Mondiale du Commerce. Les experts approuvent. Les Etats entérinent. Les parlements ratifient. La Commission européenne se réjouit de cette avancée marchande qui sert le « Progrès ». Les officines de relations publiques en organisent la propagande, comme cette manifestation d’handicapés devant le Parlement Européen. Les économistes justifient ces « droits ». Les médias répercutent. Les bureaucrates de la recherche, y compris de la recherche agronomique se disant au service du tiers-monde, acquiescent, plan de carrière oblige. Les chercheurs résignés négocient leurs contrats industriels, les enthousiastes cultivent leurs ‘jeunes pousses’. Les comités d’éthique jugent que ce n’est pas de leur ressort. Les Académies rappellent qu’il ne faut pas breveter les « gènes humains », c’est-à-dire que tout est brevetable, sauf les gènes de notre humanité – ceux de la justice, de la morale, de la responsabilité. Bref, chacun collabore rationnellement dans sa sphère étroite à un système implacable qui génère des crimes de masse.
L’historiographie des atrocités du XXè siècle [30] insiste sur la modernité qui en est le terreau : la division bureaucratique des tâches que chacun doit accomplir avec zèle en ignorant leurs fins, la rationalité instrumentale et technique incarnée par la technocratie, l’irresponsabilité personnelle dans la fonction, le simplisme consistant ici à réduire l’animé à l’inanimé et la vie à la seule dimension de réactions chimiques, le racisme scientiste des conquêtes coloniales, la mystification du progrès technoscientifique dont le moteur est la cupidité et le pouvoir déguisés en philanthropie et objectivité, la puissance de l’Etat chargé de supprimer les obstacles à la société rationnelle, c’est-à-dire totalitaire marchande.
« la modernité...chacun collabore rationnellement, dans sa sphère étroite, à un système implacable »
Plus que jamais, nous baignons dans cette modernité.
Encart Une science sous influence : la génétique agricole et son grand secret
Une « variété » moderne de blé, de soja, de maïs, d’arbres fruitiers etc., est constituée de plantes génétiquement identiques ou presque. Il s’agit donc d’un clone, le contraire d’une variété. La technique de sélection consistant à remplacer une variété de plantes par la meilleure plante extraite de la variété et clonée est inventée au début du XIXème siècle par les gentilshommes agriculteurs anglais – les fermiers ricardiens - qui étendent au vivant les principes de la Révolution industrielle, la recherche de l’homogénéité et de stabilité de la production industrielle. De plus, tout clone peut être décrit de façon suffisamment minutieuse pour être distingué d’un autre clone.
La Distinction, l’Homogénéité, la Stabilité (DHS) deviennent en France, au cours des années 1920, les critères du premier système de protection du vivant, pour aboutir en 1961 au Certificat d’Obtention Végétale (en réalité : clonale) de l’Union pour la Protection des Obtentions Végétales. Il est ironique de constater que les négociateurs du traité de l’UPOV renoncent à définir la variété, c’est-à-dire l’objet même qu’ils entendent protéger. La raison est facile à expliquer : la DHS définit un clone, le contraire d’une variété !
En résumé, la sélection consiste depuis deux siècles à remplacer les variétés qui, parce qu’elles sont hétérogènes et instables, ne peuvent faire l’objet d’un droit de propriété, par des clones appropriables - des morts-vivants du point de vue biologique. Dolly ne fait qu’étendre cette technique aux mammifères. Son seul intérêt est de rendre évidente la destruction de la biodiversité que cette dévotion bi-séculaire au clonage implique.
Observons que la technique d’amélioration que proposent les gentilshommes agriculteurs anglais, remplacer une variété par la meilleure plante tirée de la variété, est logiquement imparable. Il en résulte que ce principe d’amélioration vaut quel que soit le système reproductif de la plante ou d’un organisme quelconque. Bio-logiquement, c’est une autre affaire, mais ce n’est que récemment que des biologistes et des agronomes ont redécouverrt l’importance de la biodiversité.
Au début du XXème siècle, la redécouverte des lois de Mendel permet d’étendre le clonage des espèces autogames (homozygotes) au maïs, une plante allogame (à fécondation croisée) et donc naturellement hétérozygote. Un clone hétérozygote perd, selon la loi de la ségrégation, la moitié de son hétérozygotie dans le champ du paysan. En d’autres temes, il ne s’y reproduit pas. Le paysan doit renouveler ses semences chaque année. Un clone hétérozygote est donc la propriété exclusive du sélectionneur, il est captif. Au XXème siècle, les sélectionneurs se sont donc efforcés de faire de tels clones hétérozygotes, que les espèces soient allogames ou autogames.
Tel est le secret des soi disant « variétés hybrides » de maïs inventées au cours de la première moitié du XXème siècle. Il s’agit de remplacer des variétés libres (que l’agriculteur peut resemer) par des clones captifs. C’est le premier Terminator, mais les généticiens ont pris le plus grand soin de mystifier cette stérilisation du maïs en amélioration.
Le vocabulaire a joué un rôle décisif puisque les « variétés hybrides » de maïs sont des clones (le contraire d’une variété) et que leur caractère « hybride » n’a aucune pertinence. Ces clones extraits des variétés de maïs ne sont ni plus ni moins « hybrides » que n’importe quelle plante de la variété. Mais l’adjectif « hybride » a permis au Généticien de croire et de faire croire au sélectionneur et à tous qu’il s’agit d’utiliser les vertus inexpliquées et inexplicables de l’hybridité du maïs, de « l’hétérosis », pour l’améliorer alors que cette hybridité clonale, en quelque sorte, le stérilise.
L’inversion sémantique de la réalité atteint ici une perfection orwellienne.
Photos extraites
1/ Du film réalisé par Pirenifoto, à l’occasion de la conférence prononcée par JP Berlan à l’invitation d’ Euskal Herriko Laborantza Ganbara : http://www.nafarroa-beherea.pirenifoto.info/ogm-berlan.html, avec leur aimable autorisation
2/ du film de Jean Druon, distribué par Voir&Agir, association de bénévoles, http://www.voiretagir.org/spip.php?rubrique1, avec leur aimable autorisation