Marc Gourmelon
Médecin, membre du collectif Cancer Rose (Il en a démissionné fin 2021)
Où en sommes-nous aujourd’hui en France, avec le dépistage du cancer du sein par mammographie chez les femmes âgées de 50 à 74 ans sans risque accru de cancer du sein ?
La mammographie (radio des seins) est un examen radiologique de diagnostic de toutes anomalies détectées dans le sein. Il est devenu de pratique courante à la fin des années 1960 avec l’apparition du premier mammographe en 1965. [1] [2]
Deux expériences de dépistage randomisées sont censées avoir prouvé l’efficacité de la mammographie sur la réduction de mortalité.
Il s’agit de l’essai HIP de New York (1963) et l’étude des deux comtés de Suède (1985, 1997).
Les résultats publiés furent identiques : baisse de la mortalité de 30 % dans le groupe dépisté par rapport au groupe témoin chez les femmes de plus de 50 ans. De là un formidable enthousiasme conduisit plusieurs pays (États-Unis, Suède, Finlande, Royaume Uni, Pays-Bas et autres) à la décision de lancer des campagnes de dépistage systématique par mammographie.
En France un dépistage systématique du cancer du sein par mammographie est lancé tout d’abord dans dix départements pilotes en 1989.
Grâce à ce dépistage, pense-t-on, on ne devrait plus mourir d’un cancer du sein et la maladie devait être vaincue sur la base d’un concept a priori intuitif : plus un cancer est pris petit ou « à temps », plus cela signifie qu’il est peu grave et que son extraction la plus rapide possible évitera aux femmes les formes les plus avancées des cancers.
À partir des années quatre-vingt-dix, de plus en plus de médecins proposent cette technique d’imagerie pour dépister le cancer du sein et de nombreuses études sont réalisées parallèlement sur le sujet.
Un rapport de l’Agence nationale française d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) datant de mars 1999 évalue la pertinence en population générale. Il recommande le dépistage du cancer du sein pour toutes les femmes âgées de 50 à 69 ans, dépistage à réaliser tous les deux ans. [3]
C’est à partir de cette recommandation, que le plan cancer 2003-2007 dans sa mesure 21, écrit : « Respecter l’engagement de généralisation du dépistage organisé du cancer du sein d’ici fin 2003 ». [4] Le dépistage organisé (DO) du cancer du sein par mammographie, sous l’impulsion du Président Chirac, va alors être généralisé en France en 2004.
Pourtant, des voix de scientifiques nationaux et internationaux s’élèvent, déjà dès 1987 pour inciter à la prudence, mais inaudibles dans le climat d’euphorie générale. [5]
En 2001, le collectif indépendant nordique Cochrane fait paraître une méta-analyse, plusieurs fois réactualisée [6], qui remet en cause les bénéfices de ce dépistage.
Malgré tout la Haute Autorité de Santé (HAS), qui évalue début 2002 cette étude, refuse de remettre en question la pertinence du dépistage organisé du cancer du sein. [7]
Malgré l’accumulation d’études et d’évaluations ces dernières années, aujourd’hui encore le DO du cancer du sein par mammographie reste recommandé par les autorités sanitaires (Haute autorité de santé, Institut national du cancer) sur les bases de 2004.
L’objectif est même de l’intensifier car les objectifs de participation des femmes éligibles (50 à 74 ans) fixés à 70 ou 80 % ne sont toujours pas atteints.
En effet, la participation au DO ne représente qu’à peine plus de 50 % des femmes.
Parallèlement, le parc des mammographes ne cesse de s’étendre et la technologie de pointe, comme la tomosynthèse, sorte d’imagerie en 3D, est à l’étude pour traquer de plus en plus les petites lésions, contribuant à l’envolée de l’incidence des cancers sans que pour autant on assiste à une réduction drastique de la mortalité (toujours 12 000 décès/cancer du sein/an).
Les adeptes de l’EBM (concept de la médecine basée sur le trépied études scientifiques, expérience professionnelle du médecin et préférences et choix des malades) prônent une information éclairée et une prise de décision partagée avec la patiente, qui doit être informée des incertitudes du dépistage. Ce concept est défendu en France par la revue indépendante Prescrire. Au Royaume Uni ou au Canada des brochures très étayées sont délivrées aux patientes, ce qui n’est pas le cas en France.
L’efficacité d’un dépistage de cancers se définit par :
- une diminution drastique et significative de la mortalité par la maladie,
- une réduction de l’incidence des cancers avancés,
- un allègement des traitements.
La méta-analyse du collectif Cochrane que nous venons d’évoquer ci-dessus alerte sur un invité au départ inattendu du dépistage, à savoir le surdiagnostic. Il s’agit de la découverte de lésions cancéreuses et pré-cancéreuses qui, non détectées, n’auraient pas mis en danger la santé ou la vie de la femme, mais qui seront traitées toutes avec la même détermination. Avec les fausses alertes, c’est-à-dire des suspicions de cancers qui ne se vérifient pas après d’autres examens infligés aux patientes, la balance bénéfice-risques du dépistage n’apparaît pas favorable.
Pour la Cochrane, sur 2 000 femmes dépistées sur 10 années, pour une vie sauvée il y aura 10 femmes surdiagnostiquées et surtraitées, et 200 fausses alertes.
Durant les années qui ont suivi cette publication, les études internationales et nationales sur le bénéfice/risque du dépistage du cancer du sein par mammographie se sont multipliées avec la mise en évidence d’une problématique importante : un surdiagnostic croissant de lésions de petite taille (<2 cm) et de lésions précancéreuses responsables de surtraitement, et une réduction de mortalité parallèlement très minime, peu ou pas perceptible. [8] [9] [10]
En effet, lorsqu’on compare des populations de femmes soumises à des intensités de dépistage différentes, on s’aperçoit que chez les femmes dépistées il y a davantage de cancers retrouvés pour une survie identique dans les deux groupes. [11]
Le surtraitement est la matérialisation du surdiagnostic pour les femmes, et il a des effets destructeurs,
Les femmes en sont doublement victimes, dans leur chair, et dans leurs illusions, persuadées d’avoir été « sauvées » alors qu’elles subissent le stress d’une existence gâchée et les effets indésirables potentiellement majeurs des traitements.
Les traitements reposent tout d’abord sur la chirurgie, avec une augmentation des mastectomies totales et partielles depuis qu’on dépiste, contestant le mythe répandu d’un allègement thérapeutique grâce au dépistage. [12]
Les femmes subissent aussi des radiothérapies inutiles avec risques cardiaques et augmentation du risque d’hémopathie. [13] [14]
La qualité de leur vie est diminuée ; les femmes souffrent, après diagnostic de cancer, de syndromes anxio-dépressifs, certaines perdent parfois leur emploi, s’appauvrissent. Leur sexualité et leur image de soi sont altérées, conduisant parfois au suicide. [15]
Ainsi le surdiagnostic aboutit à un certain nombre de décès qu’on ne mesure pas de façon fiable mais qui, mis bout à bout, pourraient bien être majeurs comme le suggère une étude britannique. [16]
Ce problème de surdiagnostic a mis bien du temps à être admis par les autorités sanitaires en charge du DO.
Aujourd’hui, c’est chose faite, mais cette problématique pourtant capitale à prendre en compte dans l’évaluation de la balance bénéfice risques du dépistage est grandement minimisée. Ainsi dans le document de la HAS de 2015 [17], le surdiagnostic est bien mentionné, mais, n’occupant que quelques lignes parmi près de cent pages du rapport, il est complètement noyé dans des explications sur l’intérêt du dépistage ; il passe ainsi inaperçu.
De plus, on note dans ce document de la HAS, lorsqu’il s’agit d’études scientifiques indépendantes mettant en doute l’intérêt du dépistage, que les termes de « controverse » et « polémique » sont employés, ce qui discrédite de façon peu coûteuse le débat sur le sujet.
Le document fait toujours autorité aujourd’hui, il est très pauvre en termes de bibliographie appuyant l’intérêt de la poursuite du DO.
Cela en fait un document très partial, à l’encontre de ce qu’on doit attendre d’une agence d’état.
L’INCa (Institut national du cancer) a lui aussi poursuivi tout au long de ces années les mêmes travers dans les informations fournies aux femmes sur le sujet.
Nous venons de voir que pour les autorités sanitaires, pour les politiques qui décident des plans cancer successifs, la question de l’efficacité du dépistage du cancer du sein par mammographie ne se pose pas.
Ils ne s’interrogent pas sur l’efficacité de ce dépistage et visent à l’intensifier, alors même que des méta-analyses indépendantes, des études internationales et les données épidémiologiques des pays où on dépiste tendent à démontrer que les objectifs d’efficacité du dépistage ne sont pas atteints :
- Non seulement le dépistage augmente de façon significative l’incidence des cancers sans diminuer de façon significative le risque de mourir d’un cancer du sein,
- mais en plus ne permet pas de soigner de manière moins agressive, ni de faire chuter les formes de cancers avancées qui restent désespérément à un taux inchangé, dans tous les pays où le dépistage est effectif.
Plusieurs constats amènent alors en 2015 la ministre de la Santé de l’époque, Mme Marisol Touraine, à initier une concertation scientifique et citoyenne sur le dépistage du cancer du sein, qui sont :
• La stagnation du taux de participation des femmes, qui ne dépasse pas 50 % au lieu des 70 % d’objectif initial.
• La variabilité de la participation selon les territoires et les groupes socio-économiques.
• L’ampleur croissante du débat sur l’intérêt et les risques liés au dépistage, à la fois dans les sphères scientifiques, médicales et grand public, régulièrement médiatisée.
Le collectif Cancer Rose, dont je suis membre, a été auditionné lors de deux tables rondes, l’une avec des citoyennes, et l’autre avec des professionnels de santé.
Notre collectif, composé de médecins et d’une toxicologue, s’est rassemblé autour d’un objectif, celui d’apporter aux femmes et aux professionnels de santé toutes les informations scientifiques indépendantes et récentes disponibles.
Ainsi, nous avons élaboré et mis en ligne un site Internet soucieux de véhiculer des informations permettant surtout aux femmes de prendre une décision éclairée sur les enjeux du dépistage, de façon objective sans être influencées par les médias et les promoteurs de la campagne rose.
Cette collaboration a déjà permis d’élaborer une brochure d’information ainsi que divers supports informatifs et pédagogiques.
Le rapport de la concertation scientifique et citoyenne fut publié fin 2016. [18]
La conclusion en est très claire : arrêt du DO et cela suivant les deux scénarios proposés (voir page 132 du rapport [19]) :
Scénario 1 : arrêt du programme de DO, la pertinence d’une mammographie étant appréciée dans le cadre d’une relation médicale individualisée.
Scénario 2 : Arrêt du DO tel qu’il existe aujourd’hui et mise en place d’un nouveau DO, profondément modifié.
À la suite de la parution de ce rapport, l’INCa envoie une missive à Madame la ministre Marisol Touraine, datant du 16 septembre, alors que nous avons eu publiquement connaissance du rapport seulement le 2 octobre. M. le professeur Ifrah, président de l’INCa, qualifie dans cette lettre le scénario 1 de « cas d’école » et l’écarte d’emblée, reléguant ainsi la moitié du travail à quantité négligeable. [20]
Des voix se sont fait entendre, scandalisées par une telle négation de démocratie sanitaire. [21]
Un plan d’action est publié ensuite par Mme Marisol Touraine qui confie la rénovation du dépistage à... l’INCa, l’institut même dont l’indigence en matière d’information des femmes a été lourdement fustigée tout au long du rapport de concertation.
Aujourd’hui, en 2020, la demande des citoyennes de 2015 d’arrêt du dépistage actuel n’est toujours pas entendue, les campagnes roses vont bon train, et ce dispositif de santé publique se poursuit donc suivant le schéma de 2004.
La mise en place d’un « nouveau DO, profondément modifié » basé sur le risque individuel est en cours avec le lancement de l’étude MyPeBS [22].
Il s’agit d’une étude randomisée dite de non-infériorité comparant des femmes réparties de façon aléatoire dans deux groupes. L’un des deux groupes sera composé de femmes suivant un dépistage habituel selon les recommandations officielles en vigueur, l’autre groupe comprendra des femmes qui suivront un dépistage individualisé, basé sur une évaluation de leur risque personnel d’avoir un cancer invasif durant leur existence.
Cette étude pose de nombreux problèmes, éthiques (formulaire de consentement donné aux femmes omettant le surtraitement et minimisant le surdiagnostic), et méthodologiques (absence de bras de l’étude « sans dépistage », recrutement des femmes jeunes de 40 ans avec mammographies annuelles pour les groupes à risque sans information sur la radiotoxicité), logiciel de calcul du risque individuel sans validation scientifique...
Il ne s’est rien passé, à part la continuité dans la promotion du DO.
Le dépistage du cancer du sein fait encore partie des items de la Rémunération sur les objectifs de santé publique (ROSP), mais il faut reconnaître que l’objectif demandé au médecin traitant (entre 60 et 70 % de participation de sa patientèle) est bien difficile à obtenir pour toucher le maximum de cette rétribution.
Chaque année voit le mois d’octobre se colorer en rose avec de multiples incitations vis-à-vis des femmes pour se faire dépister. 2020 n’a pas fait exception à la règle.
Des émissions grand public (Stars à nues) font une promotion débridée et incontrôlée des dépistages sans qu’aucune autorité ne s’en émeuve, ni non plus le CSA que nous avions alerté.
Il a été décidé par les autorités de mettre en place en 2004 le dépistage organisé du cancer du sein par mammographie alors que déjà des lanceurs d’alerte manifestaient leurs doutes.
Quinze ans plus tard, la connaissance sur le sujet s’est affinée. De très nombreuses études ont été publiées qui sont cohérentes sur une absence perceptible de bénéfice du dépistage du cancer du sein par mammographie, et sur la présence de risques dont la réalité est tangible et comptable. Selon les études toutes récentes, le surdiagnostic concernerait maintenant un tiers à la moitié des cancers détectés par mammographie [23].
Selon la revue Prescrire, pour 1 000 femmes au-dessus de 50 ans participant pendant 20 ans, il y aurait en France environ 1 000 fausses alertes conduisant à 150 à 200 biopsies, parfois plusieurs chez la même femme au cours de ses dépistages successifs [24].
Alors, en quoi est-ce important pour les autorités françaises de continuer ce dépistage alors que les femmes qui s’y soumettent n’en tirent aucun bénéfice probant ?
Plusieurs pistes peuvent être évoquées.
- Après avoir littéralement conjuré les femmes, durant trois décennies, à se faire dépister, à coups de slogans et de campagnes médiatiques, il apparaît difficile pour les autorités sanitaires et les leaders d’opinion promoteurs de se dédire.
- Des conflits d’intérêts de certains acteurs du dépistage ne peuvent être niés et pèsent lourd sur l’omerta qui règne à propos du débat scientifique en France [25] [26].
- Les croyances basées sur des concepts intuitifs sont souvent plus faciles à ancrer (« plus tôt c’est, mieux c’est », « trouver plus tôt sauve des vies ») que des explications sur l’histoire naturelle des cancers bien plus complexe dans la vraie vie. Cela nécessite une pédagogie et un développement explicatif plus long, pour faire comprendre pourquoi certains cancers restent indolents toute une vie, pourquoi les personnes peuvent décéder avec leur cancer mais pas à cause de lui, pourquoi d’autres sont véloces et tuent leur hôte quoi qu’on fasse, dépistés ou pas.
- Une paresse évidente à s’attaquer à la vraie prévention contribue au ronron persistant des campagnes roses bien rodées.
- La prévention primaire reste le parent pauvre de la santé publique en France. Le tabagisme, l’alcool, mais aussi l’obésité et la sédentarité font partie des facteurs de risque des cancers en général.
De plus de nombreux autres facteurs sociaux, comme la pauvreté, le travail de nuit, certaines ambiances professionnelles sont bien connus comme facteurs de risque de développer des cancers du sein et autres.
Mais peu de moyens sont investis dans des campagnes massives pour lutter contre, tabagisme, alcoolisme, obésité et ces facteurs socioprofessionnels. Elles seraient certainement plus pertinentes que des campagnes d’Octobre Rose ou des shows de santé-kermesses qu’on inflige aux femmes avec messages coercitifs et effrayants.
À ce propos, le dernier plan cancer 2021/2025 annoncé par le président Macron le 4 février 2021 est symptomatique : même s’il parle de tabac et d’alcool, il fait largement l’amalgame entre prévention et dépistage, donnant clairement l’avantage à ce dernier au détriment de politiques de prévention dignes de ce nom [27].
Il est particulièrement difficile pour le public, devant des avis opposés, devant un débat très technique, de se faire une idée précise des réalités en présence.
Le domaine de la santé a vu en cette année 2020, lors de la crise du coronavirus, des « empoignades » médicales avec des avis diamétralement opposés.
Comment s’en sortir en tant que profane qui ne possède pas d’expertise sur le sujet ?
C’est exactement la problématique que rencontre chaque femme sollicitée pour se faire dépister.
Cela lui est d’autant plus difficile que les autorités sont « Aveugles » vis-à-vis des connaissances scientifiques acquises, et « Sourdes » à toutes les interpellations sur le sujet.
C’est la raison pour laquelle il faut, je pense, que toutes les femmes aient connaissance de cette infographie simple, réalisée à partir de l’évaluation de la synthèse Cochrane, concordante avec d’autres évaluations auditées, dont les résultats pour l’instant n’ont jamais été contestés par la communauté scientifique internationale [28].
Ce visuel simple, résumant tout l’enjeu du dépistage, doit être donné aux femmes, et ce AVANT de se soumettre au DO du cancer du sein.